Lu dans la presse
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Publié le 16 Avril 2021

France - Au cœur de l'histoire: La libération des camps (partie 2)

La libération des camps de concentration, il y a 76 ans​, a révélé l’horreur de “la solution finale” nazie. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l’Histoire", Jean des Cars raconte l'expérience terrifiante de Lili Keller-Rosenberg, l'une des dernières survivantes de l'Holocauste.

Publié le 14 avril sur Europe 1

On sait qu’à partir de la conférence de Wannsee du 20 janvier 1942, toute personne arrêtée en Allemagne ou dans les territoires occupés parce qu’elle est juive ou parce qu’elle est dans la Résistance est envoyée vers les camps de concentration. Ce qui revient à la condamner à mort à plus ou moins brève échéance. Les revers militaires en Russie et les attaques de la Résistance dans les pays occupés exacerbent alors le zèle du nazisme.

L’arrestation

Dans son livre, Lili Keller-Rosenberg raconte les circonstances de son arrestation et de celle de sa famille à leur domicile de Roubaix. Pour cette fillette, rien ne laissait présager ce qui allait leur arriver. Des enfants aimés, une famille chaleureuse. Lili fréquente une école laïque et le fait qu’elle porte l’étoile jaune n’étonne personne alors. Cela ne change rien pour elle ni pour ses camarades de classe. Dès 1940, son père a en fait obéi aux injonctions allemandes qui dès le début de l’Occupation exigent le recensement des Juifs. A posteriori, on s'est interrogé sur la raison pour laquelle de très nombreux Juifs comme ce père de famille ont accepté de se faire recenser sans protester. Mais à l’époque, il risquait des représailles s’il ne le faisait pas et leur seul nom les désignait à de graves ennuis...

La famille de Lili est hongroise d’origine, ils ont fui la Hongrie dans les années 20, à cause du régime antisémite du régent Horthy. En France, le père travaille dans une teinturerie industrielle et la mère est couturière à domicile. Tout le monde l’appelle"Mamika" à la hongroise et elle cuisine pour ses enfants des délicieuses et inoubliables pâtisseries. La famille est parfaitement intégrée à Roubaix, cette ville du Nord qui subit, depuis 1940, une occupation visible et omniprésente. La seule note dissonante, ou prémonitoire, est la proposition faite par le curé de leur paroisse, l’abbé Fripo, de cacher les enfants chez des membres de sa propre famille pour les protéger. Les parents acceptent aussitôt. Ils recommandent alors à leurs enfants de ne jamais dire, quoi qu’il arrive, qu’ils sont Juifs. Lili, la fille aînée, part chez le frère de l’abbé. Son cadet Robert s’installe chez les parents de l’homme d’Eglise et le petit André chez sa soeur. Cela dure toute l’année scolaire 1943 et encore l’été suivant. Les enfants acceptent sans comprendre, ils ne sont pas malheureux. Mais bien entendu, leurs parents leur manquent...

Alors pourquoi les parents récupèrent-ils leurs trois enfants à la fin de l’été 1943 ? C’est encore une question qui reste sans réponse pour Lili. L'éloignement est-il trop dur à vivre ou ont-ils peur des éventuelles représailles que risquent désormais l’abbé Fripo et ses proches si les enfants sont découverts ? Toujours est-il que la famille est au complet lorsqu’à 3 heures du matin, le 27 octobre 1943, des soldats allemands bottés, casqués, armés, tambourinent à la porte et envahissent l’appartement. C’est la scène horrible et redoutée par tous. Il faut vite ramasser quelques affaires. Mais lesquelles ? On ne sait pas… avant de quitter la maison et d’être poussés sans ménagement dans un camion militaire, garé non loin de là.

De Roubaix à Ravensbrück

Dans un premier temps, tous sont incarcérés dans la prison de Loos, près de Lille, la mère et les trois enfants dans une cellule, le père dans une autre. Trois jours sans savoir ce qui les attend… Mais ils ne peuvent que supposer que cela va être pire. Un autre camion les conduit ensuite dans une autre prison, cette fois celle de Saint-Gilles, à Bruxelles. Les Nazis ont une organisation redoutable, les déportés du Nord et du Pas-de-Calais passent par Bruxelles car ils dépendent du Commandement militaire allemand de la capitale de la Belgique. Lili raconte: "Cette fois, on nous enferme dans une cellule très étroite, un réduit sans ouverture, sans air, situé dans les caves de la prison. Elle est déjà pleine de femmes apeurées, entassées les unes sur les autres. Dans un coin, un grand seau, qu’on appelle une tinette, fait office de w.c et dégage une odeur infecte. Une mère gît au sol, elle est tuberculeuse et tousse énormément".

Encore trois jours et la famille gagne, toujours en camion, le camp de rassemblement de Malines, entre Bruxelles et Anvers. Une immense caserne où les parents et leurs trois enfants vivent l’angoisse d’une nouvelle attente. Lili observe que leurs compagnons d’infortune sont en majorité des Juifs mais il y a aussi des Tziganes et des résistants belges, français et néerlandais. Ils sont mal nourris, menacés. Cette attente va durer un mois et demi…

Le 13 décembre 1943, des SS débarquent brutalement. Une fouille humiliante avant de gagner des wagons à bestiaux qui les attendent sur la voie ferrée longeant la caserne. Plus tard, Lilli a appris que sur les 25.482 Juifs et 352 Tziganes qui ont transité par le camp de Malines entre 1942 et 1943, presque tous étaient déportés directement à Auschwitz Birkenau et gazés dès leur arrivée. Cela n’a pas été le cas de la famille de Lili, peut-être en raison de leurs origines hongroises. La Hongrie n’ayant rejoint l’Axe qu’en 1940, c’est peut-être à cela qu’ils ont dû un sursis... Leur convoi, le Z 1 transporte leur père vers le camp de Buchenwald, la mère et les enfants vers Ravensbruck, le camp des femmes. Lili ne sait plus précisément à quel moment ils ont été séparés de leur père : "Je revois juste la confusion totale, la cohue sur le quai de la gare, les gens qui courent dans tous les sens, j’entends les cris des SS qui gueulent et les aboiements des chiens. On se cramponne à Maman et, dans l’effroi total, nous ne nous rendons même pas compte que Papa n’est plus avec nous".

Et puis, un voyage de quatre à cinq jours, on ne sait plus, dans le noir, le froid, des odeurs épouvantables, la promiscuité permanente. L’arrivée à l’aube, les cadenas qu’on déverrouille, les portes qui s’ouvrent, les cris des SS "Los, Schnell!". Les chiens qui aboient, les enfants qui pleurent, la bousculade et puis le camp dont on aperçoit les hauts murs surmontés de barbelés électrifiés"

Ravensbrück

Tout va très vite dans les camps. Les cheveux coupés, les crânes rasés, la fouille humiliante à nouveau, les douches, la distribution des robes rayées gris et bleu et des numéros de matricules inscrits sur un morceau de tissu qui sera cousu à la robe. Des galoches et une ceinture en ficelle pour tenir la robe.

La famille est ballottée de bloc en bloc jusqu’au bloc 31 où elle va passer quatorze mois. A l’intérieur, il y a deux grands dortoirs séparés par une salle où se trouvent les douches, les latrines et la chambre de la Stuvowa. C’est la gardienne, recrutée parmi les déportées. Souvent, ce sont des Polonaises ou des Tchèques. Elles sont responsables de l’ordre et de la bonne tenue du bloc. Elles ne peuvent pas refuser. Certaines font du zèle, d’autres font preuve d’un peu plus d’humanité. Les déportés dorment sur des couchettes étroites et  inconfortables, des châlits, dotés d’une paillasse. Il y a trois étages pour chaque châlit. La mère de Lili dort avec son plus jeune fils, André. Lili dort avec Robert, son autre frère, sur le châlit d’à côté. La famille est entourée de Françaises qui sont toutes là pour des faits de Résistance : Martha  Desrumaux, Jeanne Tetard, toutes deux communistes. Il y aussi Geneviève de Gaulle, nièce du Général, et Jacqueline d’Alincourt. Tout le monde est logé à la même enseigne : réveil à 3 heures 30, douche glacée, ersatz de café, petit morceau de pain noir et puis l’horrible appel à l’extérieur, en colonne, cinq par cinq.

Les femmes partent ensuite travailler, douze heures par jour, pour déglacer les routes à coups de pioches ou nettoyer les fosses d’aisance. Des travaux humiliants, épuisants et souvent inutiles. Le but est de réduire la personne à l’esclavage et d’anéantir toute idée de résistance. Pendant ce temps, les enfants restent seuls et attendent, avec angoisse, le retour de leur mère. Dans le bloc de Lili, ils sont une dizaine. "Les heures sont interminables. On ne nous nourrit que de rutabagas au goût insipide et en quantité infime. Nous avons constamment faim. Notre seule occupation est de nous ôter les poux qui s’incrustent sous nos peaux et nous donnent des boutons, forment des croûtes purulentes… Nous vivons comme des ombres…Nous ne pleurons même plus".

Les mois passent. Le printemps puis l’été arrivent, la dysenterie aussi. Les déportés, surtout les enfants, souffrent de malnutrition. La nourriture, déjà peu abondante, est si rare qu’il arrive qu’on se batte pour un morceau de pain. Avec le printemps, une nouvelle Stubowa s’installe, une Tchèque blonde, gentille avec les enfants. Dès que les SS s’éloignent, elle les occupe en les faisant chanter. Les adultes aussi chantent parfois le soir en détournant  la chanson de Charles Trénet" Je chante", transformée en"On souffre, on souffre soir et matin, on souffre et on meurt de faim".

Pendant ces quelques mois, la mère de Lili n’a reçu que deux lettres de son mari, écrites de Buchenwald. Le simple fait de le savoir en vie les soulage. Et puis, un matin de février 1945, après l’appel, un certain nombre de femmes et d’enfants sont sélectionnés et regroupés. Lili et sa famille en font partie, on les destine à un autre camp.

Bergen-Belsen

Nouveau transfert dans des wagons à bestiaux et des conditions épouvantables mais cette fois sous les bombardements. Ce que ne savent pas les femmes et les enfants déplacés précipitamment de Ravensbrück à Bergen-Belsen, c’est qu’à cette période, l’Allemagne est déjà envahie à l’Est par l’Armée rouge et à l’Ouest par les armées alliées. Sans doute ignorent-ils aussi que le Débarquement a eu lieu en Normandie en juin 1944. Dans leur affolement, les Allemands évacuent les camps les plus proches du front. Bergen-Belsen qui, en juillet 1943, comprenait 7.300 prisonniers, en a 60.000 en avril 1945.

C’est donc dans un camp surpeuplé que les déportées de Ravensbrück et leurs enfants arrivent. Le bloc désigné pour Lili et sa famille est déjà plein à craquer. Des Polonaises les menacent et hurlent qu’il n’y a pas de places pour elles et encore moins de rutabagas ! Lili raconte encore : "Je regarde autour de moi : il n’y a même plus de chalit. Tout le monde est couché à même le sol, autour du grand bloc rectangulaire. Il y a des morts et des grands malades qui gisent dans une puanteur extrême. Ils n’ont plus la force de se lever pour faire leurs besoins à l’extérieur, ils se soulagent sous eux. Les sols sont souillés d’excréments. Je suis horrifiée !"

Bergen-Belsen, c’est l’enfer pour des prisonniers qui étaient déjà en enfer. Il n’y a plus de travail obligatoire, la désorganisation est totale. On s’arrache violemment le peu de nourriture qui leur est alloué. La mère de Lili tentent de les protéger, de faire rempart. C’est tout ce qu’elle peut faire. Puis un nouveau fléau s’abat sur le camp : le typhus ! Le mère va l’attraper. Lili est désespérée. Elle a 12 ans. Elle est anéantie... C’est alors que les Britanniques libèrent le camp de Bergen-Belsen le 15 avril 1945.

La libération des camps s’est faite au fur et à mesure des avancées des diverses armées. Le premier est découvert et  libéré par les Soviétiques en Pologne, près de Lublin, c’est le camp de Majdnanek. C’est aussi l’Armée rouge qui est entrée la première dans Auschwitz le 25 janvier 1945. Le 11 avril, Buchenwald est libéré par les troupes américaines. Le 30 avril 1945, c’est encore l’Armée rouge qui libère Ravensbrück. Les Américains libèrent le dernier camp, Dachau, le 29 avril 1945.

Mais "libération" est un drôle de mot. C’est plutôt la découverte d’un univers apocalyptique et inimaginable qui a frappé et tétanisé tous ceux qui ont participé à ces opérations de secours. Lili et ses deux frères se serrent les uns contre les autres, leur mère est très malade. Des infirmières arrivent, l’enveloppent dans des couvertures, la placent sur une civière et l'emmènent à l'hôpital. Les trois enfants restent seuls. Lili a 12 ans, Robert 11, André 5. Ce dernier souffre de dysenterie et a le ventre terriblement gonflé. Les deux aînés prennent en charge le petit pour le conduire à pied jusqu’au train qui va les éloigner de l’enfer. Encore des wagons à bestiaux, malheureusement on n’a rien de mieux à leur offrir… Cinq jours de voyage. Bruxelles et enfin Paris. Ils sont conduits au Lutetia. Ils y entrent à travers une haie de Parisiens venus les acclamer. Certaines familles se retrouvent dans le bonheur. Mais les trois enfants sont seuls. Ils ne savent pas ce qu’est devenu leur père ni où on a emmené leur mère. Ils ne savent pas si l’un et l’autre sont vivants. Une assistante sociale les prend en pitié et appelle son propre frère, dentiste à Neuilly, qui les accueille chez lui. Les trois enfants, qui ont besoin de soins, sont murés, prostrés. La sœur de leur mère, leur tante Clara, finit par venir les chercher. Elle habite Niort. Ils sont acclamés à leur arrivée. Tout le monde veut voir les trois petits enfants rentrés seuls des camps de la mort. On les envoie alors dans un préventorium à Hendaye, le "nid marin", au bord de l’océan. Pas beaucoup de chaleur, une discipline de fer, ils ont le moral à zéro quand le miracle se produit : leur mère vient les chercher. Certes, elle ne pèse que 27 kilos mais elle est vivante ! Leur mère qui les a protégés, soutenus sans faille pendant ces mois horribles, leur mère, l’incarnation du courage et de l’énergie. En revanche, ils apprendront  peu après que leur père est mort, mitraillé avec un groupe de Juifs, trois jours avant la libération de Buchenwald.

Un difficile retour  la vie

Pour tous ceux qui sont revenus de l’enfer, il a fallu du temps pour se reconstruire et tenter de vivre une vie normale malgré leurs corps brisés et affaiblis et leurs souvenirs atroces. Chacun l’a fait à sa façon et pour la plupart, il a été longtemps impossible d’en parler. Peut-être d’abord parce que dans les premiers temps, personne n’avait pas envie de savoir. Ensuite, parce qu’il leur semblait que personne ne pourrait comprendre sinon ceux qui avaient aussi vécu ce cauchemar.

Mais peu à peu, la parole est revenue. Et pour certains, le besoin de transmettre pour que plus jamais cela ne se reproduise. C’est le cas de Lili qui à partir des années quatre-vingt  a commencé à témoigner dans des écoles, des collèges, des lycées et même aux "Dossiers de l'Écran", l’émission d’Armand Jammot. Elle dit que son témoignage est toujours bien accueilli et qu’elle reçoit des centaines de lettres qui la confortent dans l’idée que ce qu’elle fait n’est pas inutile. Elle a raison. Son livre, bouleversant, parfois même terrible, mais qui sonne toujours juste et vrai, sera lui aussi utile. Chaque lectrice et lecteur y découvrira une leçon de vie, de courage et d’espoir.

 

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