Lu dans la presse
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Publié le 23 Février 2021

France - Entretien avec Pierre-André Taguieff, 3ème partie : "les censeurs jouent les censurés"

Les déclarations de Frédérique Vidal sur l'« islamo-gauchisme » à l'université ont créé la polémique. À travers un entretien en trois parties, « Marianne » donne la parole à Pierre-André Taguieff qui a travaillé à forger le terme au début des années 2000. Dans cette troisième partie, le philosophe et politologue analyse l'utilisation du terme par des personnalités politiques et réagit aux inquiétudes grandissantes concernant la précarité et la liberté académique des chercheurs.

Publié le 21 février dans Marianne

Ces derniers jours le mot est sur toutes les lèvres, pour défendre sa pertinence, ou au contraire le vilipender. Frédérique Vidal s’inquiète de la montée de l'« islamo-gauchisme » à l'université. Marianne se propose de revenir aux sources de ce débat à travers un entretien fleuve avec Pierre-André Taguieff. Au début des années 2000, alors que la deuxième Intifada éclatait, le philosophe s'est attelé à conceptualiser l'« islamo-gauchisme. » Dans cette troisième partie, après avoir défini le terme et décrit son implantation à l’université, il analyse l’usage que les politiques font de la notion d’« islamo-gauchisme » dans un contexte d’inquiétudes concernant la précarité de l’université et la liberté académique des chercheurs.

Marianne : Dans la bouche des politiques et notamment du gouvernement dont certains membres l’emploient désormais régulièrement, le terme d’« islamo-gauchisme » ne manque-t-il pas de rigueur ?

Pierre-André Taguieff : Dans le mot composé « islamo-gauchisme » – qui, je le souligne, n’est nullement un « concept venu de l’extrême droite », comme l’ânonnent les ignorants, les imbéciles et les gens de mauvaise foi –, le terme « gauchisme » renvoie indistinctement à tous les courants situés à l’extrême gauche ou à la « gauche de la gauche », bref, à la gauche qui se veut révolutionnaire et se distingue en cela de la gauche dite réformiste ou libérale, ou, si l’on préfère, de la social-démocratie. En France, dans l’espace politique, le NPA et La France Insoumise, sur la base des déclarations de leurs dirigeants et de leur participation à des manifestations islamistes (telle celle du 10 novembre 2019), peuvent être considérés globalement comme des partis islamo-gauchistes – même s’il faut pointer des résistances internes (tel Adrien Quatennens au sein de LFI). Durant quelques années, le couple Plenel-Ramadan a incarné l’islamo-gauchisme.

« Le NPA et la France Insoumise (...) peuvent être considérés globalement comme des partis islamo-gauchistes »

Tels qu’ils sont aujourd’hui observables, les « islamo-gauchistes » sont des gauchistes qui s’avèrent islamophiles pour diverses raisons : l’islam serait à leurs yeux  « la religion des pauvres » ou des « exclus » susceptibles de former un nouveau prolétariat, les musulmans seraient les victimes d’un « racisme d’État » ou d’une « islamophobie d’État », de « discriminations systémiques », l’islamisme serait porteur d’un « potentiel révolutionnaire » justifiant qu’on puisse passer des alliances avec certains activistes islamistes, etc. Dans ce dernier cas, les « islamo-gauchistes » doivent être qualifiés d’« islamismophiles ». Ils sont les compagnons de route des islamistes.

La fortune politique et médiatique d’un terme entraîne inévitablement une perte de sens de ce dernier. C’est un fait regrettable mais inévitable qu’en raison de son succès médiatique au cours de la dernière décennie, l’expression « islamo-gauchisme » a été mise à toutes les sauces. Mais c’est ce qui est arrivé tout autant à « populisme » ou à « complotisme », ou encore, auparavant, à « fascisme » et « racisme ». Faut-il éviter d’employer le mot « racisme » parce qu’il est un mot « plastique », dont la signification est floue et varie avec les situations d’emploi et les chercheurs ou les militants ?

Pour conserver une valeur conceptuelle et ne pas se réduire à des insultes ou des étiquettes polémiques servant simplement de modes de délégitimation, ces mots en  « isme » devraient être définis précisément dans chaque situation d’emploi et en référence à des champs d’objets bien définis, ce qui n’est possible que dans des articles de revue ou dans des livres. Dans les échanges ordinaires, notamment sur les réseaux sociaux, ces termes ne peuvent avoir qu’une signification floue et servent avant tout d’armes symboliques pour disqualifier des adversaires politiques. C’est le cas du mot « islamophobie ».

« L’expression « islamo-gauchisme » a été mise à toutes les sauces. »

Mais l’important est ailleurs. Les usages polémiques discutables de l’expression « islamo-gauchisme » ne doivent pas nous empêcher de reconnaître qu’elle désigne un véritable problème : comment expliquer et comprendre le dynamisme, depuis une trentaine d’années, des différentes formes prises par l’alliance ou la collusion entre des groupes d’extrême gauche se réclamant souvent du marxisme (ou plutôt d’un marxisme) ou du décolonialisme et des mouvances islamistes de diverses orientations (Frères musulmans, salafistes, jihadistes) ? Pourquoi cette imprégnation islamiste des mobilisations « révolutionnaires », qui affecte particulièrement les jeunes issus de l’immigration ?

Peut-être faut-il supposer, outre une « préférence pour l’extrémisme » bien partagée, une certaine communauté de perception de la réalité sociale jugée intolérable et d’aspiration à un monde juste, pour ainsi dire purifié, sans discriminations – substitut de la « société sans classes » –, ainsi qu’une même propension à idéaliser le sacrifice de soi pour une grande cause, qui nourrit l’admiration pour l’héroïsme révolutionnaire projeté sur la mort en « martyr » du jihadiste. C’est ce qui expliquerait le transfert des passions révolutionnaires du communisme au communautarisme, le sujet révolutionnaire passant du prolétariat à l’oumma.

La question de la dénomination reste bien sûr discutable. En 2002, dans La Nouvelle Judéophobie, j’employais aussi par exemple l’expression « islamo-tiers-mondisme ». La même année, je faisais référence à la « configuration islamo-progressiste ». L’année suivante, j’évoquais une « mouvance islamo-gauchiste » en cours de formation, qu’il fallait décrire et analyser, ce que j’ai fait en 2004 dans Prêcheurs de haine. Dans La Judéophobie des Modernes en 2008, je m’interrogeais encore : « Comment nommer cette nouvelle configuration idéologico-politique ? islamo-communisme, islamo-trotskisme, islamo-gauchisme ? voire islamo-altermondialisme ? »

Pour qu’elles se transforment en outils conceptuels, ces expressions concurrentes doivent être définies clairement. Je pense toujours que la moins mauvaise est « islamo-gauchisme ». Elle reste bien sûr discutable, et peut être source de mésinterprétations. Mais on ne peut éviter de nommer ce phénomène idéologico-politique qui a pris de l’ampleur et qu’il importe d’analyser avec rigueur. Telle est du moins ma position sur cette question épineuse.

« Le sujet révolutionnaire est passé du prolétariat à l’oumma. »

Le manque de moyens alloués à l’université, et notamment en sciences sociales, ne favorise-t-il pas aussi le développement de certaines recherches moins coûteuses et plus militantes ?

L’hypothèse ne peut être confirmée ou informée qu’au terme d’une enquête. Je note cependant que les soi-disant recherches sur « le racisme », « le genre » et « les discriminations » sont très généreusement financées, dès lors qu’elles sont présentées dans le jargon requis : « internationales, comparatives, innovantes, inclusives, interconnectées ». Elles bénéficient notamment de financements européens. Le militantisme académique « radical » est confortablement subventionné.

En n’abordant que la partie idéologique sans se confronter à l’aspect économique et à la précarité des chercheurs, le gouvernement n’est-il pas condamné à l’échec dans cette entreprise ?

Il faudrait en effet coupler les deux types d’interventions. Il faut stopper les dérives idéologiques dangereuses et dénoncer les impostures intellectuelles, mais aussi donner aux universités les moyens de fonctionner correctement et de mener à bien leurs missions. Et bien sûr, dans l’actuel contexte, aider efficacement les étudiants démunis, particulièrement touchés par la crise sanitaire. La précarisation engendre des frustrés et des déclassés, mus par le ressentiment et la jalousie sociale, et creuse le fossé entre les générations.

« La précarisation engendre des frustrés et des déclassés. »

L’inquiétude de certains chercheurs sur leur liberté académique vous paraît-elle légitime ?

Les « chercheurs » ou les « enseignants-chercheurs » qui disent s’inquiéter de ce projet d’enquête sur leurs pratiques et la qualité scientifique de leurs travaux sont pour beaucoup des militants décoloniaux, indigénistes et pseudo-antiracistes, pour la plupart pro-islamistes et parfois antijuifs, qui craignent que soit établie la médiocrité ou la nullité de leurs prétendus « travaux scientifiques » ainsi que dévoilées leurs actions d’endoctrinement et de propagande dans le cadre de leur enseignement ou sous couvert de colloques ou de séminaires militants (parfois fermés, « non mixtes »). Ils sont les premiers à ne pas respecter la liberté d’expression de leurs contradicteurs au sein du champ universitaire, à les diffamer (« réactionnaires », « racistes », « islamophobes », etc.) et à jeter aux orties les libertés académiques, en empêchant les conférenciers dont ils n’aiment pas les idées de les exprimer librement.

Ces censeurs, ces inquisiteurs et ces intolérants des gauches radicales installés dans l’Université sont les véritables maccarthystes de notre temps, qui ont mis en place un nouveau terrorisme intellectuel et installé un conformisme idéologique inédit. Ils prennent la posture victimaire dès qu’ils font l’objet d’une analyse critique. Leur point de vue a été parfaitement résumé sur Facebook le 18 février 2021 par ce message brillant de lucidité : « L’islamo-gauchisme n’a aucun sens. C’est comme le totalitarisme, concept inventé par l’agent Hannah Arendt sur ordre de la CIA pour nier la démocratie en URSS. » La sottise et les bouffées idéologiques vont bien ensemble.

Le paradoxe tragique de notre triste époque est dans l’inversion des accusations : les censeurs jouent les censurés, les destructeurs des libertés académiques prétendent les défendre, les vrais maccarthystes que sont les partisans du « woke » et de la « cancel culture » osent traiter de maccarthystes les défenseurs de la liberté d’expression. Bien qu’ils restent encore minoritaires, les décoloniaux ont colonisé des pans entiers de l’enseignement et de la recherche. Ils y pratiquent une impitoyable police de la pensée. On ne s’étonne pas de voir les bêtes à cornes les suivre et les applaudir.

« Les vrais maccarthystes que sont les partisans du « woke » et de la « cancel culture » osent traiter de maccarthystes les défenseurs de la liberté d’expression. »

Mais on reste sans voix devant le spectacle de certains dirigeants exécutifs des universités et des établissements de recherche donnant dans le déni de dérives pourtant observables ainsi que dans la complaisance ou la connivence vis-à-vis de ces mouvances militantes à couverture académique. Nier l’existence du phénomène et donc du problème, en voulant intimider les contradicteurs par des communiqués, cela ne fait pas disparaître les convergences observables entre islam politique et extrême gauche, qui restent à étudier selon les principes de l’éthique intellectuelle et les normes du travail scientifique.

 

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