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Publié le 27 Mai 2021

France - Sarah Halimi : "Une autre décision aurait été possible"

Alors que le Sénat a adopté une proposition de loi pour réformer l'irresponsabilité pénale, le magistrat Alain Alçufrom revient sur les limites de l'arrêt de la Cour de cassation qui, selon lui, aurait pu atteindre des conclusions différentes.

Une Tribune d'Alain Alçufrom, vice-président au tribunal judiciaire de Paris, publiée le 26 mai 2021 dans Le Figaro

Alors que le Sénat a adopté une proposition de loi pour réformer l'irresponsabilité pénale, il semble utile avec un peu de recul et à titre individuel de revenir sur «l'arrêt Halimi» du 14 avril 2021 (1).

En un mot, la Cour estime que l'irresponsabilité pénale ne peut être écartée en raison d'une faute antérieure due à la prise de toxiques.

Dura Lex ?

Elle explique en effet que le juge ne peut opérer de distinction quant à la cause du trouble, car la loi ne le fait pas. Elle se fonde sur deux principes directeurs du droit pénal: l'intentionnalité (nul ne peut être déclaré responsable d'un crime s'il n'avait l'intention de le commettre) et l'interprétation stricte du droit pénal. Les réquisitions de l'avocate générale, suivies par la Cour, considèrent qu'il ne pouvait y avoir d'autre décision.

Cependant, cette analyse aurait sans doute été différente si l'auteur avait consommé du cannabis avec l'intention de se donner du courage pour commettre une infraction ou d'échapper à sa responsabilité. Dans ce cas en effet, l'intention criminelle de l'auteur aurait été antérieure à sa prise de toxiques.

Le présent arrêt mentionne que selon la chambre de l'instruction, «aucun élément du dossier d'information n'indique que la consommation de cannabis par l'intéressé ait été effectuée avec la conscience que cet usage de stupéfiants puisse entraîner une telle manifestation» (de troubles psychiques). Il laisse donc supposer que si l'intéressé avait simplement consommé du cannabis en sachant que cela pouvait entraîner une bouffée délirante, pas nécessairement la commission d'une infraction, son discernement n'aurait peut-être pas été considéré comme aboli.

De plus, la Chambre criminelle, le 12 février 2002 (2) a considéré que l'état d'ivresse n'était pas une cause exonératoire de responsabilité, rejetant un pourvoi qui reprochait à la Cour d'appel de ne pas avoir tiré les conséquences de l'abolition du discernement de l'auteur des faits de rébellion commis en état d'ivresse, alors que la rébellion exige une intention délibérée. La Cour a conclu dans le même sens dans un arrêt du 2 septembre 2014 (3) concernant des faits de violences commis en état d'ivresse. La Cour d'appel avait relevé que «l'ivresse manifeste ne constitue pas une cause d'irresponsabilité pénale ou d'atténuation de responsabilité pénale mais au contraire une circonstance aggravante».

Dans un arrêt du 13 février 2018 (4), la chambre criminelle de la Cour de cassation, pour rejeter le pourvoi formé par le prévenu renvoyé devant la Cour d'assises pour tentative d'assassinat sur sa compagne, a repris la formulation de la chambre de l'instruction: «les juges évoquent (...) la consommation importante de stupéfiants, qui ne doit pas s'analyser comme une cause d'abolition du discernement mais au contraire comme une circonstance aggravante ».

Ces arrêts semblent donc estimer que le juge peut valablement restreindre le champ d'action de la loi, alors que la loi ne le fait pas. Cela n'a pas été le sens de la décision retenue dans le présent arrêt. Ni celle a minima, en repoussant certes les murs de la jurisprudence classique, d'envisager la requalification de ces faits de crime en fait d'homicide involontaire sur la base d'une infraction «praeter -intentionnelle», c’est-à-dire d'une infraction où le résultat dépasse le but recherché. À cet égard, la Cour, dans un arrêt en date du 22 juin 2016 (5), a validé la décision de la Cour d'appel de Montpellier, disant n'y avoir lieu à requalification des faits d'homicide involontaire aggravé par l'état d'ivresse, en violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner, alors que l'auteur était en état «d'inconscience comateuse» du fait de son alcoolémie.

Enfin, s'appuyant sur la jurisprudence de l'arrêt du 14 avril 2021, l'auteur d'un viol pourrait invoquer avec expertise à l'appui l'altération de son discernement consécutif à son état d'ivresse, et prétendre à une peine moindre. Or l'état d'ivresse est justement une circonstance aggravante en cas de viol, qui justifie d'une peine plus sévère. N'est ce pas contradictoire?

Un éléphant dans le prétoire

Ce commentaire, venant d'un magistrat de première instance, n'a pas pour vocation d'exposer un éclairage de technique juridique plus savant que celui retenu par la Cour. L'adéquation entre la responsabilité pénale et le principe de l'intentionnalité est délicat et le présent arrêt applique parfaitement le droit. La lettre mensuelle de la Chambre criminelle de la Cour de cassation invite avec renfort de pédagogie ses lecteurs à abonder dans le sens de la décision du 14 avril, présentée comme incontournable. Cependant en conscience, je ne peux y souscrire car les éléments précités laissent penser qu'une autre décision était possible.

Il existe en anglais une expression «An elephant in the room» qui désigne un sujet important et évident. Elle est généralement associée à un problème délicat ou à un risque, dont tout un chacun peut constater l'existence, mais que personne ne mentionne. Chacun sait en effet que l'état d'ivresse ou la consommation de produits stupéfiants sont de nature à modifier le comportement. C'est même en général pour cela qu'ils sont consommés. Leur prise volontaire, donc hors le cas où le discernement de l'intéressé a été préalablement aboli, inclut le risque de commettre une infraction dans un état de conscience modifié et caractérise une action délibérée. Il est donc difficilement acceptable que ces toxiques soient générateurs d'une dé-responsabilisation pénale totale lorsqu'ils engendrent une abolition du discernement. De fait, il est paradoxal en cas d'intoxication volontaire de retenir la responsabilité pénale pour des faits de conduite en état d'ivresse ou sous l'emprise de produits stupéfiants et de l'écarter pour les faits les plus graves tels le meurtre ou l'assassinat.

L'avocate générale a écarté de facto toute responsabilité de la Cour quant aux conséquences humaines de la décision pour la famille de la victime, estimant qu'il «n'appartient qu'au législateur de poser un principe d'exclusion systématique de l'irresponsabilité pénale lorsque l'abolition du discernement a pour cause une consommation volontaire de toxiques.»

Cet arrêt a suscité nombre de réactions émues car il soulève certes la question de l'irresponsabilité pénale en cas de consommation de toxiques, mais également et peut-être surtout parce qu'il privilégie une interprétation de la loi au détriment de son impact potentiellement lourd sur les victimes. Or la vertu d'une bonne décision est d'être comprise par les personnes de bonne foi. C'est pourquoi, par respect pour les opinions contraires et pour les valeurs de l'institution judiciaire, j'ai tenu à faire entendre cette autre voix.