Editorial du président
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Publié le 30 Janvier 2013

Commémoration de la Shoah : une problématique nouvelle ?

Lundi 28 janvier 2013 a eu lieu à l’UNESCO, comme dans bien d’autres endroits du monde, une cérémonie en commémoration de la Journée internationale des victimes de la Shoah (International Holocaust Remembrance Day, nous gardons l’usage français de « Shoah » au lieu de « Holocauste »). Cette année, le thème mis en exergue était le sauvetage.

Richard Prasquier

Il reste beaucoup de travail à faire pour les ouvriers de la mémoire

Proposée par le Conseil de l’Europe en 2002, cette journée commémorative a été instituée par la résolution 607 de l’Assemblée générale des Nations Unies adoptée le 21 novembre 2005, l’année du 60e anniversaire de la fin de la guerre, et donc de la fin du génocide (rappelons-nous que le terrible camp de travail de Mauthausen ne fut libéré que le 6 mai 1945).

 

Le 27 janvier 1945 fut la date de la libération du camp d’Auschwitz Birkenau par l’armée soviétique. « Libération » est  un terme partiellement impropre, car il ne restait alors dans le camp qu’un petit nombre de prisonniers, essentiellement des malades (Primo Levi était parmi eux) alors que les autres déportés mouraient alors en masse au cours des épouvantables Marches de la Mort.

 

Le Président bulgare, M. Plevneliev et le ministre de l’Éducation nationale, Vincent Peillon ont, entre autres, participé à l’émouvante cérémonie organisée à l’UNESCO. Serge Klarsfeld a décrit avec des mots simples et forts ses souvenirs personnels. À entendre les intervenants, on pouvait être sûr que le travail de mémoire sur la Shoah, laquelle, comme l’a dit la Directrice générale de l’UNESCO, Mme Bukova, interpelle dans son tréfonds l’humanité tout entière, a bien porté ses fruits.

 

Il y a des signes cependant pour penser que les obstacles à l’enseignement de la Shoah vont se multiplier, ou pour le moins que la problématique est en train de se modifier devant nos yeux.

 

1° Disparition des déportés, dont un nombre très réduit garde aujourd’hui les moyens de se déplacer à Auschwitz et de témoigner directement de ce qui s’y est passé (tout en sachant, comme l’a dit Primo Levi, qu’ils ne sont pas entrés eux-mêmes dans le « ventre de la Gorgone »).

 

Les derniers témoins seront ces dizaines de milliers d’orphelins, enfants cachés et traqués pour la plupart, dont beaucoup sont des militants admirables de la mémoire. L’empreinte est restée brûlante du drame qui a disloqué leur enfance, mais ils n’ont pas connu les lieux où l’assassinat fut une industrie.

 

2° Passage de génération: les enfants des victimes, comme ceux des coupables et des témoins prennent aujourd’hui leur retraite. Les petits-enfants, et bientôt la quatrième génération, ne poseront peut-être pas les questions angoissées qui ont taraudé leurs aînés, et où l’évocation du crime refoulait les fantasmes contre les Juifs.

 

3° Disparition de la référence temporelle et du balisage historique dans un monde de l’immédiat et du simultané où l’ancien ne fait sens que s’il se plaque à l’actuel. La culture du palimpseste est la porte ouverte aux manipulations, aux approximations et aux amalgames.

 

4° Dévalorisation des experts dans la démocratie du web où chacun peut choisir l’opinion qu’il préfère, comme on choisit n’importe quel bien de consommation.

 

5° Diffusion massive d’un antisémitisme délirant là où on n’avait pas l’habitude de le rencontrer, se propageant dans certains secteurs du monde musulman et salissant l’image de l’Islam. L’un de ses objectifs est de « tuer la Shoah », laquelle serait une arme inventée par Israël et les Juifs pour culpabiliser le monde en faisant oublier leurs propres méfaits. Rien d’étonnant à cela, ajoute-t-on, puisque l’ignominie des Juifs serait inscrite dans les Livres saints. La haine des Juifs n’est pas l’apanage d’un Mohamed Merah, de certains terroristes ou de prédicateurs salafistes marginaux. Elle a été exprimée par d’importants responsables des Frères musulmans. Elle se trouve en filigrane dans certains textes très officiels de l’administration palestinienne et nous avons vu, la semaine dernière, un organisme palestinien de défense des Droits de l’Homme très officiel minimiser la Shoah.

 

6° Fixation psychopathique envers Israël, dont témoignent en ces jours de commémoration les déclarations d’un obscur député anglais ou une caricature particulièrement abjecte du Sonday Times. Impossible de relever ici, tant elles sont nombreuses, les occurrences de la nazification d’Israël produites dans les médias par des individus qui vont ensuite jurer leurs grands dieux que nul ne peut les soupçonner, eux, d’être antisémites. Il n’importe pas qu’ils le soient ou non. Ils sont les fourriers du retour moderne du refoulé : « Les Juifs, c’est vrai qu’ils ont souffert. Ils savent d’ailleurs pleurer sur leurs malheurs. Mais pourquoi font-ils exactement la même chose, ou encore pire, aux Palestiniens ? ». Voilà le « nouvel » antisémitisme et l’appui qu’il prend sur la Shoah.

 

7° finalement, l’aspiration universaliste et ses ambiguïtés. Lorsque le président Obama en se réfère dans son communiqué  commémoratif aux six millions de victimes juives de l’Holocauste et aux millions de victimes innocentes de la guerre, il n’y a rien à lui reprocher du point de vue historique, ni du point de vue compassionnel, car une victime, quelle qu’elle soit, est une victime avec son poids de souffrance qu’il n’y a pas à soupeser ou à comparer. Mais lorsque collectivement la Shoah est rangée au rang des autres victimes de la guerre (autrement dit, celles des bombardements, etc.), le message de la Journée de commémoration de l’Holocauste est perdu. Et avec cette perte, c’est la terrible leçon pour l’humanité qui risque de disparaître dans un unanimisme égalisateur, rassurant et faussement humaniste.

 

Il reste beaucoup de travail à faire pour les ouvriers de la mémoire. Ce travail devra se renouveler en fonction de la nouvelle situation. Car la mémoire fait partie de l’avenir autant que du passé.

 

Richard Prasquier

Président du CRIF