Lu dans la presse
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Publié le 27 Janvier 2021

France - Francine Christophe, témoigner toujours

Rescapée à 11 ans de Bergen-Belsen, elle a commencé à raconter son enfance en voyant le négationnisme se développer.

«L’enfant des camps», de Francine Christophe, Grasset, 120 p., 12,90 €. Grasset

Publié le 26 janvier dans Le Figaro

Elle chante. A cappella. Une grande enfant de 87 ans. «Dans ce département, il y a donc un camp/ Un camp de pauvres juifs, tous plus morts que vifs ah ah ah/ Ohé, dans le camp de Beaune-la-Rolande/ Ohé, dans le camp des pauvres juifs errants/ Tra la la la.»

Francine Christophe fredonne. Puis glisse avec humour qu’elle avait «bien du talent» pour une enfant emprisonnée en 1942 avec sa mère parce qu’elles étaient juives. Elle ajoute: «Cette chanson, je l’ai écrite sur un morceau de papier jaunâtre - un papier de guerre - qui fut ensuite remis à ma grand-mère et repose maintenant ici au Mémorial de la Shoah.»

C’est une relique, un fragment d’histoire qui dévoile, par l’intimité d’une chanson d’enfant captive, ce que fut le génocide des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Une tragédie dont cette élégante grand-mère est aujourd’hui l’un des derniers témoins. Des rafles parisiennes à la libération par les Soviétiques en passant par les camps de concentration, et peu de temps avant le 27 janvier, journée de la mémoire des génocides et de la prévention des crimes contre l’humanité, elle raconte cette enfance mutilée dans son récit, L’Enfant des camps (Grasset). Dans la salle du Mémorial des enfants, où nous la rencontrons (avec aux murs des photos de jeunes déportés - dont elle et Simone Veil), elle oscille entre émotion et humour, sans jamais céder au pathos. Digne toujours. Et quand son récit anéantit toute foi en l’homme, elle ménage son interlocuteur en lui livrant un détail cocasse sur les Allemands, les Russes ou même à propos de son époux, à côté d’elle ce jour: «Soixante-trois ans de mariage. On s’aime toujours!» Et gare à celui qui la contredit, son regard bleu - sa couleur préférée - transperce. Francine Christophe a ce regard-là. Le regard d’une enfant qui jouait entre les macchabées au lieu des bacs à sable.

«À 8 ans, mon enfance s’est achevée alors qu’elle avait à peine commencé», écrit-elle. Nous sommes en juillet 1942. Le père de Francine Christophe est fait prisonnier de guerre. Avec sa mère, elles décident de fuir les rafles en gagnant la zone libre. Elles enlèvent leur étoile jaune et partent avec de faux papiers.

Las, les deux femmes sont arrêtées près d’Angoulême. «Avoue que tu es juive petite saloperie», crient les gestapistes. «S’ils nous interrogent, nie tout, et dis que papa est prisonnier de guerre», lui avait conseillé sa mère adorée qui savait que les conventions de Genève protègent les familles de prisonnier. «J’ai tenu», sourit-elle fièrement aujourd’hui.

"Une fois de l’autre côté des barbelés, vous étiez déjà mort." Francine Christophe

Menacée d’être séparée de sa fille, sa mère cède. Elles sont alors ballottées de prisons en camps d’internement en France pendant deux années. Finalement, en mai 1944, les deux femmes sont déportées dans le camp de concentration de Bergen-Belsen, dans le nord de l’Allemagne, et non à Auschwitz, en tant que femmes et enfants de prisonniers de guerre français, juifs. «Nous étions très patriotes. Quitter notre pays, c’était dur», confie celle qui est aujourd’hui décorée de la Légion d’honneur et des palmes académiques. «La Légion d’honneur, c’était pour ma mère», souffle-t-elle.

Déshumanisation industrialisée

À Bergen-Belsen, «c’est une sorte d’enfer». Le typhus, la dysenterie, les humiliations, la faim, le froid, le travail forcé, la déshumanisation constante et industrialisée. «Le camp de concentration est un monde à part, qui transforme et mutile en profondeur, pas seulement à cause des horreurs qui s’y produisent, mais parce qu’une fois de l’autre côté des barbelés, vous étiez déjà mort», écrit-elle en repensant à la petite fille apeurée qu’elle était. Ayant vécu l’âge de raison au milieu de la déraison.

En avril 1945, leurs tortionnaires leur font quitter le camp et elles errent à bord d’un train nazi dans une Allemagne en débâcle jusqu’à être libérées par des soldats soviétiques. «Quand on a rêvé à sa liberté pendant si longtemps et qu’enfin elle arrive, on ne comprend pas», dit-elle très émue. Son cher père, fraîchement libéré, les retrouve et les ramène en France, après avoir manqué de reconnaître son épouse harassée par le typhus. «Si je continue, je pleure», coupe Francine qui revit une nouvelle fois cet épisode.

«On ne nous aurait pas crus»

Comment vivre après? À la Libération, elle se souvient avoir repris une scolarité normale, comme si de rien n’était, en apparence. «Parfois, j’avais même honte d’avoir fait de la prison. Et puis, comment raconter la folie humaine sans passer pour des fous? , dit-elle. On ne nous aurait pas crus.» L’amour passionnel de ses parents puis sa complicité avec son époux font office de remparts.«Mes parents voyaient du bon partout. Ils m’ont transmis cette joie de vivre qui est une incroyable force.» Mais Jean Ferrat avait raison, «nul ne guérit de son enfance».

C’est le négationnisme qui réveillera son passé et la fera sortir de son mutisme. Il fallait raconter et alerter. «Ce qui ne peut pas se nommer n’existe pas», prévenait Jacques Lacan. Alors, Francine Christophe témoigne dans des livres et devant les plus jeunes. «Aucun mot d’homme n’arrive à réellement décrire ces situations ; le camp, c’est un autre continent de la souffrance. Je me suis servie des mots courants, ceux de tous les jours, pour essayer d’approcher au plus près ce que fut mon enfance», écrit-elle, avant de confier de vive voix avoir eu beaucoup de mal à en parler à ses propres enfants. Retenue par un mélange de pudeur et de dégoût. «Ils ne supportent pas que cela soit arrivé à leur mère. Avec mes petits-enfants, c’est plus simple. Je peux tout leur dire. On n’expliquera jamais assez.» Le flambeau de la mémoire passe donc, finalement. Elle sourit.

Bio express

1933. Naissance à Paris.

1942. Arrêtée près d’Angoulême en essayant de rejoindre la zone libre.

1944. Déportée dans le camp de concentration de Bergen-Belsen.

1945. Libérée des nazis par l’armée soviétique, en avril.

2021. Publie L’Enfant des camps (Grasset).

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