Discours de Francis Kalifat, Président du Crif, lors de la Commémoration de la rafle du Vél d'Hiv

"Voir les défis tels qu'ils sont, pour apporter les réponses les plus justes".
 
 
En cette période de deuil national, je ne saurais ouvrir cette allocution autrement qu'en exprimant à la fois notre solidarité et notre tristesse à tous ceux qui ont été touchés par l'attentat ignoble qui a frappé Nice en ce soir du 14Juillet.
 
Que reste-t-il d'humanité chez un homme dont le but ultime est de massacrer autant d'hommes de femmes et d'enfants au nom d'une idéologie ? Cette question qui taraude aujourd'hui toutes les  démocraties fait bien entendu écho à notre cérémonie ce matin.
 
Au nom du Crif, je tiens à présenter mes condoléances aux familles des victimes de la barbarie islamiste et exprimer mes vœux de guérison aux nombreux blessés.
 
Prendre la parole ce jour et en ce lieu, 74 ans jour pour jour après la rafle du Vel d'Hiv,    est un moment dont je peux mesurer l'importance au moins symbolique.
 
Il ne fait aucun doute pour moi que les Français juifs vivent la situation la plus fragile de leur histoire depuis la tragédie dont nous commémorons un des moments cruciaux, et dont je me sens pleinement dépositaire.
 
C'est l'inlassable détermination des survivants de la déportation et la volonté politique qui ont rendu au Vel  d'Hiv une histoire, puis une mémoire.
Comment concevoir, demain, la mémoire de la Shoah sans témoins vivants? Comment faire alors pour que la Mémoire ne se réduise pas simplement à l’Histoire, dans une inscription aseptisée et lointaine ?
 
C’est cet immense défi auquel nous renvoient les disparitions progressives des derniers rescapés. Ainsi, depuis la commémoration du 73ème anniversaire, nombreux sont ces si précieux témoins à nous avoir quittés. 
 
Je pense bien sûr à Elie Wiesel, ,mais aussi à Charles Palant le 26 février dernier et à Samuel Pisar le 27 juillet 2015, auxquels je voudrais également rendre hommage ici.
 
Le Conseil représentatif des institutions juives de France s’est toujours donné pour mission d'accompagner la prise de parole des témoins, en travaillant, à ce que la société française soit simplement, prête à les entendre et à les écouter.
 
 Ce travail, le CRIF l’a réalisé aux côtés des principales associations de mémoire qui le composent : les Fils et filles des déportés juifs de France, le Mémorial de la Shoah ou  l’Union des Déportés d’Auschwitz.
 
C’est cette démarche collective, renforcée de l’indispensable mobilisation militante et du minutieux travail des historiens, qui a peu à peu ouvert les portes des écoles de France, des médias et des universités. 
 
C’est cette démarche collective qui a ouvert la porte des consciences de nos compatriotes, aux anciens déportés, pour faire connaître leur témoignage.
 Il nous faudra ensemble demain, mais en fait dès aujourd’hui, définir les modalités de cette Mémoire sans témoins.
 
Récemment Elie Wiesel confiait à un journaliste « Je sais dorénavant que cette tragédie est la plus documentée de l’Histoire. 
 
En revanche j’ai peur de la banalisation de cette mémoire, car la profusion des informations, ne préserve de rien si la connaissance est stockée dans des machines et plus dans l’humain ».
 
Ce qui s’est passé tout près d'ici les 16 et 17 juillet 1942,  a constitué un tournant dans la responsabilité de Vichy et de la France.
 
13 152 hommes femmes et enfants sont arrêtés à leur domicile à Paris ou en banlieue par la police française. Les familles sont entassées au Vel d’Hiv, les couples sans enfants et les célibataires sont internés à Drancy. 
 
Ils sont tous juifs, ils ont tous été arrêtés pour cette unique raison.
 
Pour la même raison, ils sont déportés à Auschwitz, les uns depuis les camps du Loiret, Pithiviers et Beaune la Rolande les autres depuis Drancy. Entre le 22 juillet et le 31 août leur sort est scellé ; la mort, les attend en Haute Silésie, aux confins de l’Europe.
 
Le Paris de 1942 ne diffère pas beaucoup de celui d’aujourd’hui : les mêmes rues, les mêmes cours, les mêmes écoles. Il faut faire l’effort d’imaginer un tel crime se dérouler en plein Paris, sous les yeux des parisiens.
 
Je pense à nouveau  à d’Elie Wiesel qui disait : « L’opposé de l’amour n’est pas la haine mais l’indifférence, l’opposé de la vie ce n’est pas la mort mais l’indifférence à la vie et à la mort ».
 
En quoi la rafle du Vel d’Hiv est-elle différente des autres ? 
 
Pourquoi est-ce celle-ci que nous commémorons ? 
 
Il y en eut une autre avant, le 14 mai 1941, et tant d’autres après.
 
Cette rafle est  vertigineuse par sa dimension,  par son organisation et par son objectif.
 
Sa dimension, nous l’avons rappelé, est massive.
 
Son organisation est minutieuse ; Bousquet en accord avec Pétain et Laval a mis à disposition toutes les forces de police qu’il contrôle. 
 
Le fichier Tulard a été la matrice qui a permis la rafle, toutes les identités et les adresses étaient scrupuleusement recensées.
 
Son objectif enfin : remettre entre les mains nazies la vie des Juifs de France.
 
Cette rafle est aussi d’une cruauté particulière, notamment par le sort que vont connaître les enfants. 
 
Raflés avec leurs parents, ils ont pourtant été déportés seuls, noyés au milieu d’inconnus dans des wagons à bestiaux, puis envoyés directement à la chambre à gaz. 
 
Qu’ont-ils compris de ce qui leur arrivait ? Comment se souvenir que ces enfants ont été assassinés pour rien, dans le noir et avec au cœur le malheur d’avoir été séparés de leurs parents. 
 
A l’initiative de  Serge Klarsfeld, dont je salue la force de l’engagement et à qui je veux rendre hommage, un jardin mémorial dédié à ces enfants, situé sur l’emplacement du Vel d’Hiv, rue Nélaton, devrait être inauguré l’an prochain.
 
Je veux aussi rappeler le souvenir et rendre hommage aux Justes de France, Justes parmi les Nations. 
 
Femmes et hommes de tous milieux,  ils ont eu au risque de leurs vies, le courage exceptionnel de cacher, de nourrir, et de sauver des camps de la mort une partie de ceux dont le seul crime fut d'être juif. 
 
Je veux retenir cette étincelle d’humanité dans la nuit nazie.
 
On rappelle souvent qu’en France, « seul un quart de la population juive a été déporté » or c’est tout simplement énorme : 76 000 juifs déportés dont 11 000 enfants, à peine 2500 survivants, parmi eux aucun enfant.
 
Les enfants, les jeunes constituent l’espoir d’une Nation. Que se passe t-il aujourd'hui en France pour que les enfants juifs quittent l’école publique ? Ou qu’ils quittent leur quartier et parfois même leur pays ? 
 
Si nous croyons toujours aux vertus de l’enseignement et de l’éducation, les mots de la haine ne sont pas sans conséquence... 
 
Je crois indispensable de voir les défis tels qu'ils sont, pour apporter les réponses les plus justes, en s'appuyant notamment sur l'éducation face à la haine et à l'obscurantisme.
 
L’école doit remplir pleinement son rôle dans l’éducation contre l’antisémitisme, le racisme et la xénophobie et veiller scrupuleusement aux contenus pédagogiques et aux manuels scolaires.
 
 Il est essentiel que les jeunes soient mieux protégés des contenus antisémites sur Internet et sur les réseaux sociaux et qu’ils produisent leurs propres anticorps pour rejeter eux-mêmes ces contenus.
 
L’histoire de la Shoah doit faire l'objet d’un enseignement réfléchi et ancré dans la réalité.
 
Les dérives récurrentes prennent souvent racine dans l’ignorance et il est inconcevable de s’y résoudre.
 
La République nous protège et les pouvoirs publics sont mobilisés. Je veux rendre ici hommage à l’armée et la Police nationale qui assurent au quotidien la sécurité des lieux et des évènements qui font la vie du judaïsme français.
 
Nous savons que les moyens ne sont pas illimités comme nous savons que nous ne pouvons pas vraiment vivre sereinement tant que notre sécurité est  menacée.
 
Le seul remède contre la haine doit être la tolérance zéro.
 
Tolérance zéro en ce qui concerne les violences verbales sur internet.
 
Tolérance zéro pour les agressions du quotidien et tout ce qui participe à ce type de difficultés que rencontrent les Français juifs. 
 
Tolérance zéro aussi, sur ce nouvel antisémitisme, l’antisionisme poussé dans sa radicalité – celui qui dépasse la critique du gouvernement israélien et qui veut délégitimer l’existence d’Israël.
 
Tolérance zéro sur tout ce qui est à la source de cette détestation d’Israël, de cette haine des juifs et en particulier sur toutes ces campagnes de boycott qui veulent faire d'Israel le juif des nations.
 
Je nourris la conviction que nous ne lutterons efficacement contre l’antisémitisme que si et seulement si nous luttons aussi contre toutes les haines, toutes les discriminations.
 
Et que cette lutte ne sera efficiente que si et seulement si nous voyons et nommons les réalités telles qu’elles sont, sans excuser, ni stigmatiser. 
Nous devons à la fois nous battre et construire en continuant de prendre part à la société française.
 
Comme l'histoire ne se réécrit pas, elle doit être portée et rappelée en incluant dans ce récit une dimension éducative, pédagogique, et politique.
Ma conviction est que ce défi est d’autant plus ardent que nous sommes entrés dans une ère où la mémoire de la Shoah est menacée par les affres de la concurrence mémorielle.
 
Minimisation, banalisation, relativisation ou tout simplement négation de la Shoah : la contestation de la mémoire de la Shoah est aujourd’hui au cœur des discours de l’antisémitisme contemporain.
 
L’Iran organise un concours délirant de caricatures sur la Shoah. Dieudonné accuse la Mémoire de la Shoah d’empêcher l’affirmation de la mémoire de l’esclavage.  Des antisionistes accusent Israël de commettre un génocide pire que les nazis. Les exemples ne manquent pas où la mémoire de la Shoah est retournée contre les Juifs et Israël.
 
Je fais partie de ceux qui pensent que la Mémoire de l’Autre, quel qu’il soit, n’est pas la source d’un problème mais, au contraire, toujours le cœur de la solution.
 
Ce dialogue des Mémoires consiste à comprendre l’Autre dans ses blessures cachées et ses non-dits, dans ses douleurs interdites et ses traumatismes.
Il constitue une invitation à la vigilance face aux répétitions de l’Histoire et aux dangers de la concurrence mémorielle.
 
Mesdames, messieurs, comme vous le savez peut-être je suis né en Algérie en 1952 sur une terre qui n'a pas connu l'occupation allemande même si elle a bien-sûr été marquée par l'infamie des lois de Vichy. 
 
Face à la Shoah et à sa Mémoire, je n’ai bien entendu pas l’expérience intime de mes prédécesseurs, enfant caché comme Roger Cukierman dans un couvent à Nice, ou nés dans l’immédiat après-guerre dans des familles de rescapés comme Richard Prasquier, en Pologne, ou Henri Hajdenberg, en France.
 
Je fais donc partie de ceux, ashkénazes ou séfarades, dont l’histoire familiale les a, un temps, mais un temps seulement, tenu éloignés de la question de la Shoah et qui ont ensuite fait le choix, volontaire et réfléchi, de s’y plonger.
 
Je dis « question de la Shoah » car ma propre réflexion m’a mené à cette vérité intime sur l’être juif et la Shoah : quelle que soit son histoire familiale, on ne peut être aujourd’hui pleinement juif sans se confronter intimement au vertige abyssal du point d'interrogation de la Shoah.
 
Car la Shoah pose question : elle interroge notre éthique, sur le plan spirituel, philosophique ou politique. 
 
Je crois profondément  qu’être aujourd’hui président du Crif c'est garder en soi, cette question. 
 
C’est au fond, continuer à éclairer chacune des questions contemporaines des Juifs de France, de la lumière fragile et précieuse, de la Mémoire.