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Publié le 28 Janvier 2020

75 ans - « On voit et on entend des choses qu’on n’aurait jamais imaginées avant » : en Allemagne, la mémoire des camps malmenée

Soixante-quinze ans après la libération du camp d’Auschwitz, les responsables des lieux de mémoire liés à la seconde guerre mondiale et à la Shoah s’alarment de l’attitude d’une partie des visiteurs, séduits par la rhétorique de l’extrême droite.

Publié le 27 janvier dans Le Monde

Jens-Christian Wagner est inquiet. Début janvier, le directeur, depuis 2014, des mémoriaux du Land de Basse-Saxe, dans le nord de l’Allemagne, a décidé de sonner l’alarme pour dénoncer l’augmentation du nombre de « provocations » perpétrées lors des visites de l’ancien camp de Bergen-Belsen, un des lieux de mémoire dont il a la responsabilité. A l’approche des commémorations du 27 janvier, date du 75ème anniversaire de la libération d’Auschwitz et Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de la Shoah, ses propos ont eu un retentissement considérable en Allemagne, bien au-delà de la presse locale qui, la première, les a relayés.

Il faut dire que le tableau brossé par M. Wagner est sombre. Dans son bureau de la ville de Celle, situé dans une petite maison du XVIIIe siècle qui fut le siège local de la SS sous le IIIe Reich, à une vingtaine de kilomètres de Bergen-Belsen, cet historien de 53 ans cite quelques-uns des incidents survenus dans l’ancien camp au cours de l’année 2019. Parmi eux, la venue d’un youtubeur très connu dans les milieux négationnistes, qui a pris à partie des employés du mémorial en mettant en doute les injections mortelles de phénol administrées aux déportés dans l’infirmerie du camp. Quelques jours plus tard, le même homme s’était fait remarquer dans l’ancien camp de Dachau (Bavière), en demandant à l’accompagnatrice d’un groupe scolaire si elle était juive.

Autre exemple : la visite houleuse d’une classe de lycée, au cours de laquelle une poignée d’élèves a tenté de déstabiliser la guide, en soutenant que le nombre élevé de morts à Bergen-Belsen, en particulier dans les derniers mois de la guerre, était moins lié à la volonté criminelle des nazis qu’aux difficultés d’approvisionnement causées par les bombardements alliés. Ou encore en affirmant que la situation des déportés à Bergen-Belsen – connu notamment à travers la figure d’Anne Frank, morte du typhus en mars 1945, à l’âge de 15 ans – n’était pas plus dramatique que celle des soldats allemands internés dans les Rheinwiesenlager, ces camps installés par les Américains, près du Rhin, au moment de la chute du IIIe Reich.



La tombe d’Anne Frank et de sa mère, au Mémorial de Bergen-Belsen (Allemagne).

La tombe d’Anne Frank et de sa mère, au Mémorial de Bergen-Belsen (Allemagne). IRVING VILLEGAS POUR « LE MONDE »

« Virage à 180 degrés »

Ces arguments n’ont rien de neuf. « C’est le discours révisionniste classique, qui s’est fixé dès la fin des années 1940 et n’a pas changé depuis », rappelle M. Wagner. La nouveauté, en revanche, c’est le cadre dans lequel ils sont désormais proférés et le profil des propagateurs de tels discours. « Les néonazis au crâne rasé prêts à faire de la provoc dans les camps, il y en a toujours eu, confie M. Wagner. Mais, aujourd’hui, c’est plus raffiné. Le youtubeur auquel nous avons eu affaire est propre sur lui, parle bien et se présente comme un “éducateur du peuple” soucieux de rétablir la “vérité” face à l’histoire officielle. Quant aux élèves, ils sont la preuve qu’il y a maintenant des profs qui les briefent très précisément avant leur visite. » Depuis, les responsables du mémorial ont appris que l’enseignante qui accompagnait ce groupe de lycéens avait remplacé son collègue à l’origine de la visite, déclaré malade à la dernière minute. Un homme connu, d’après M. Wagner, pour sa proximité avec le parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD).

« On voit et on entend des choses qu’on n’aurait jamais imaginées avant. » Volkhard Knigge, directeur du Mémorial de Buchenwald (Thuringe) depuis 1994, partage le constat de son collègue de Bergen-Belsen. A ses yeux, le problème n’est pas tant le nombre des incidents, lequel n’aurait pas augmenté de façon spectaculaire, que leur nature, profondément nouvelle : « Autrefois, ceux qui voulaient provoquer faisaient un salut nazi ou dessinaient une croix gammée. Maintenant, il peut arriver qu’un individu profère des propos révisionnistes devant un groupe de visiteurs dans l’ancien crématorium. Ce qui restait plus ou moins discret se fait désormais au grand jour. »

Un groupe d’étudiants visite le Mémorial de Bergen-Belsen, le 23 janvier.

Un groupe d’étudiants visite le Mémorial de Bergen-Belsen, le 23 janvier. IRVING VILLEGAS POUR « LE MONDE »

De Bergen-Belsen à Buchenwald, les deux directeurs avancent la même analyse. Selon eux, tout a changé avec la montée de l’AfD, et en particulier depuis que les dirigeants de ce parti, créé en 2013 pour réclamer la fin de l’euro et le retour du deutschemark, ont décidé d’en faire un mouvement d’extrême droite nationaliste et xénophobe défendant une lecture « alternative » de l’histoire allemande. Début 2017, Björn Höcke, leader de l’aile radicale de l’AfD et chef de file du parti en Thuringe, a ainsi qualifié de « monument de la honte » le Mémorial aux juifs assassinés d’Europe, à Berlin, réclamant « un virage à 180 degrés de la politique mémorielle de l’Allemagne » et considérant comme « un grand problème » qu’Hitler soit dépeint comme « l’incarnation du mal absolu ».

En juin 2018, le président du parti, Alexander Gauland, a déclaré qu’« Hitler et les nazis ne sont qu’une fiente d’oiseau à l’échelle de plus de mille ans d’histoire glorieuse ». Quelques mois plus tôt, cet ancien membre de l’Union chrétienne-démocrate (CDU), auteur d’essais sur la pensée conservatrice, la famille Windsor et la monarchie prussienne, avait affirmé : « Si les Français ont le droit d’être fiers de Napoléon et les Anglais de Churchill, il n’y a pas de raison que nous ne puissions pas être fiers des performances des soldats allemands durant la seconde guerre mondiale. »

Libération de la parole

Pour le directeur des mémoriaux de Basse-Saxe, l’entrée de l’AfD dans les Parlements régionaux, à partir de 2014, et plus encore au Bundestag, en 2017, a complètement modifié la donne : « Quand un parti comptant près de cent députés au niveau fédéral martèle un discours ouvertement révisionniste, ça rend d’emblée celui-ci beaucoup plus acceptable. Du coup, la parole se libère à tous les niveaux, y compris dans les lieux de mémoire. »

Dès lors, quelle attitude adopter vis-à-vis de l’AfD ? Le sujet est tout sauf théorique pour les actuels responsables de mémoriaux. A Buchenwald, la question s’est vite posée. Après son élection au Bundestag, Stephan Brandner, élu AfD de Thuringe, a demandé officiellement à visiter l’ancien camp. En raison des propos tenus par les dirigeants de sa formation politique sur le nazisme, le directeur du mémorial a souhaité s’entretenir préalablement avec le nouvel élu pour lui demander de préciser ses propres opinions. « Il est venu ici, autour de cette table. Il n’a rien dit qui pouvait nous laisser entendre qu’il était en désaccord avec les propos révisionnistes de ses collègues. Ça a duré une petite heure et nous en sommes restés là », se souvient M. Knigge, dont le bureau est situé dans un bâtiment jadis occupé par les SS, à quelques dizaines de mètres de la tristement célèbre grille d’entrée où figure l’inscription « Jedem das Seine » (« à chacun son dû »). Depuis, le mémorial a décidé de ne pas inviter les élus AfD aux cérémonies organisées à Buchenwald.

Un autre ancien camp a eu affaire, ces dernières années, au parti d’extrême droite : Oranienburg-Sachsenhausen (Land de Brandebourg), à une trentaine de kilomètres au nord de Berlin. C’était le 10 juillet 2018. Ce jour-là, une visite de groupe organisée à la demande d’Alice Weidel, coprésidente du groupe AfD au Bundestag, tourne mal. Un des dix-sept participants, originaire du Bade-Wurtemberg, déclare notamment que les chambres à gaz, pendant la seconde guerre mondiale, n’ont existé qu’aux Etats-Unis. Au bout d’une heure, les guides interrompent la visite. Une enquête a été ouverte contre l’auteur des provocations. Son procès, prévu en octobre 2019, a été reporté, l’homme ne s’étant pas présenté à l’audience.

Le camp de Bergen-Belsen, le 23 janvier.

Le camp de Bergen-Belsen, le 23 janvier. IRVING VILLEGAS POUR « LE MONDE »




Pour Axel Drecoll, directeur de la Fondation des mémoriaux du Brandebourg, cet incident reste « une exception » au regard des quelque 700 000 visiteurs annuels de l’ancien camp de Oranienburg-Sachsenhausen. S’il refuse tout « alarmisme », cet historien de 45 ans n’en constate pas moins, comme ses collègues, que la « culture mémorielle » du pays est à un « tournant » majeur « Ce qui semblait acquis il y a dix ans ne l’est plus, estime M. Drecoll. Face à la poussée des forces antidémocratiques, des mémoriaux comme les nôtres ne sont plus seulement des lieux de souvenir, mais des lieux de vigilance. » « La place du nazisme dans la culture mémorielle des Allemands est devenue tellement grande qu’il s’est installé une forme de routinisation, poursuit Martin Sabrow, directeur de l’Institut de recherches en histoire contemporaine de Potsdam (Brandebourg). Cela a sans doute conduit à se dire, à tort, que le combat était gagné une fois pour toutes. Mais je ne pense pas qu’il faille non plus surréagir à toutes les provocations de l’extrême droite, car cela risque de leur donner trop d’importance. »

La fabrique des bourreaux

Alors que l’AfD a décidé de rompre avec la « culture de la honte », notamment en organisant des manifestations dans des lieux censés mettre en lumière une histoire glorieuse de l’Allemagne, comme le monument de Kyffhäuser en hommage à Frédéric Barberousse, inauguré sous l’empereur Guillaume II à la fin du XIXe siècle, à soixante kilomètres du futur camp de Buchenwald, les responsables des mémoriaux situés dans les anciens camps de la mort ont plus que jamais le sentiment de devoir mener « une bataille culturelle et politique », selon la formule de M. Knigge.

Reste à savoir avec quelles armes. Sur ce plan, les idées ne manquent pas, même si personne ne prétend détenir la solution miracle. Certains lieux de mémoire, même parmi ceux épargnés par les incidents, ont ainsi repensé de fond en comble leur muséographie. C’est le cas de la Maison de la conférence de Wannsee, près de Berlin. Inaugurée le 19 janvier, la nouvelle exposition permanente tranche avec l’austérité de la précédente et s’intéresse plus précisément aux parcours des quinze responsables nazis ayant participé à cette rencontre du 20 janvier 1942, au cours de laquelle fut précisée la planification de la « solution finale ». Comme l’explique Hans-Christian Jasch, le directeur, l’objectif est de « comprendre au plus près comment des juristes ou des hauts fonctionnaires, qui n’étaient pas forcément des idéologues fanatisés, ont pu participer à une telle entreprise ».

Cet intérêt pour les mécanismes sociologiques et psychologiques susceptibles de conduire des hommes ordinaires à basculer dans la barbarie, que l’on retrouve par exemple en France dans l’exposition du Site-Mémorial du camp des Milles (Bouches-du-Rhône), est aujourd’hui considéré par certains comme une priorité absolue. C’est le cas de Jens-Christian Wagner, l’homme de Bergen-Belsen. L’historien estime que l’on est allé « trop loin » dans la place accordée aux victimes, ces dernières années, dans les lieux du souvenir. « Il est évidemment essentiel de leur rendre hommage, précise-t-il, mais il est plus facile de pleurer les victimes que de s’interroger sur la fabrique des bourreaux. Or, c’est seulement si l’on provoque cette réflexion chez nos visiteurs qu’on a peut-être une chance d’être efficace. » Lui-même reconnaît toutefois que de tels projets sont des entreprises de longue haleine. A Bergen-Belsen, la future exposition permanente, davantage centrée sur les bourreaux que l’actuelle, inaugurée en 2007, ne devrait pas être prête avant 2026.

A gauche : un enfant devant des cadavres de prisonniers à Bergen-Belsen, le 20 avril 1945. A droite, au même endroit, le 23 janvier.

A gauche : un enfant devant des cadavres de prisonniers à Bergen-Belsen, le 20 avril 1945. A droite, au même endroit, le 23 janvier. GEORGE RODGER / LIFE-GETTY IMAGES ET IRVING VILLEGAS POUR « LE MONDE »