Lu dans la presse
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Publié le 5 Novembre 2020

Europe - Liliana Segre, témoin à vie

Surnommée «la Simone Veil italienne», cette ancienne déportée a sillonné, trente ans durant, son pays pour raconter aux jeunes ce qu’elle a vécu.

Publié le 4 novembre dans Le Figaro

Ce 9 octobre, Liliana Segre est venue raconter son histoire pour la dernière fois devant des jeunes d’Arezzo, en Toscane, et à près de huit millions d’élèves italiens qui l’ont écoutée en direct. Élégante et droite, mettant toute sa force dans l’évocation, elle est venue mettre fin à trente années de témoignage pour la mémoire, contre l’indifférence et la haine. Trente années qui ont amené le président de la République Sergio Mattarella à la nommer, en janvier 2018, sénatrice à vie, pour en faire l’incarnation italienne de la mémoire. Un acte politique de poids dans un pays qui n’a jamais mené jusqu’au bout son examen de conscience sur la guerre. Mais à tout juste 90 ans, elle est fatiguée et, dit-elle, «je ne veux plus me souvenir, je ne veux plus souffrir».

Liliana Segre, c’est la Simone Veil italienne, dont elle a aussi le fort caractère et la grâce, le goût de vivre et l’intelligence, ces qualités qui ont été si décisives dans leur destin commun. De retour d’Auschwitz, où elle a passé un an, elle s’est mariée jeune pour se jeter dans la vie. Mais devant l’indicible, elle aussi a choisi le silence, pendant quarante-cinq ans. Jusqu’en 1990 où, avec la naissance de son premier petit-fils, le besoin et le devoir de témoigner ont été les plus forts.

C’est à l’âge de 8 ans que son enfance s’arrête. Quand elle apprend de son père, en septembre 1938, qu’en vertu des nouvelles lois raciales elle est expulsée de l’école publique. «De ce jour, je suis devenue une autre, et invisible pour mes camarades», dit-elle.

"Alors que je m’éloignais, je cherchais à faire des signes à mon père. Puis je ne le vis plus. Plus jamais" Liliana Segre

À partir de l’invasion allemande le 8 septembre 1943, Liliana sent «l’escalade de la peur dans la famille». Alors que des amis fuient pour l’étranger, son père, entrepreneur dans le textile, reste convaincu qu’il ne pourra rien leur arriver en Italie. De peur de laisser ses vieux parents, il tarde à se décider à partir. Puis, le 7 décembre, ils partent ensemble à pied, à travers les montagnes enneigées de Varese, vers la Suisse, «pays de la liberté». Mais à peine ont-ils passé la frontière qu’ils se font arrêter, sont raccompagnés en Italie où ils sont capturés par des chemises noires.

Après quarante jours à la prison San Vittore de Milan, ils sont embarqués, avec six cents autres personnes, depuis le «quai 21», au sous-sol de la gare centrale de Milan, dans un wagon à bestiaux, pour une «destination inconnue». Une semaine dans les pleurs, les prières, puis le silence. «Car, dit Liliana, lorsque l’on approche de la mort, il n’y a plus que le silence.» Jusqu’à l’arrivée à Auschwitz, et la descente du train dans les cris, la stupéfaction, l’incrédulité devant les SS, et «ces êtres en costume à raies et la tête rasée qui divisaient les familles». «J’étais une jeune fille, et je fus choisie avec une trentaine d’autres jeunes femmes. Mais toutes les autres, avec enfants et bébés, partirent à la chambre à gaz. Alors que je m’éloignais, je cherchais à faire des signes à mon père. Puis je ne le vis plus. Plus jamais».

La sélection du docteur Mengele

Liliana raconte l’arrivée au baraquement, le tatouage du matricule 75190, qu’elle doit «apprendre en allemand pour répondre vite aux ordres». Et, au fond de l’allée, la cheminée qui fume. Elle se souvient aussi des Françaises qui disent aux «nouvelles»: «Ceux que vous avez laissés à la gare sont déjà passés par la cheminée.» «Mais dans quel sens?» demande Liliana. «Ici, ceux qui ne travaillent pas vont à la chambre à gaz puis sont brûlés dans les fours.» «Elles sont dingues», se disent les Italiennes tout juste arrivées. Au Lager, Liliana ne se fera pas d’amie, parce que «la peur de mourir pour un regard ou un ordre mal compris fait que l’on devient totalement égoïste et déshumanisée».

Sa chance, dit-elle, a été le travail forcé à l’usine de munitions Union. «En partant le matin à pied, on laissait derrière nous la terreur du Lager et la cheminée fumante, et, dans ce travail d’esclave, je trouvais une raison de passer la journée.» Elle y rencontre des hommes et leur demande: «Où est mon papa?» Mais face à leur silence, elle ne leur posera plus de questions.

"J’ai compris que jamais je ne pourrais être comme nos assassins. Et à partir de cet instant, je suis devenue cette femme libre avec laquelle j’ai vécu jusqu’à aujourd’hui" Liliana Segre

Trois fois, elle passe la sélection du docteur Mengele. «On nous regardait de devant, derrière, dans la bouche, pour voir si on pouvait encore travailler. Puis, il avait ce geste (elle lève le menton) qui signifiait que l’on pouvait encore travailler.» Elle s’écrie, la tête dans les mains: «Quel moment magnifique, merveilleux! Un anniversaire, une naissance, un cadeau… Comme c’était bon, qu’il me laisse encore vivre!» Mais lorsque celle qui la suit, Janine, son amie française qui s’est coupé deux doigts dans une machine, est sélectionnée pour la chambre à gaz, Liliane ne se retourne même pas pour lui envoyer un signe d’amitié. «Je ne supportais plus les séparations. Depuis, pas un jour ne passe sans que j’y pense. Le fait qu’elle n’ait pas pu vieillir, devenir une mère et une grand-mère est au cœur de ma perte de dignité. Je n’étais plus qu’une prisonnière qui s’était sauvée, et pour qui rien d’autre ne comptait.»

Le 28 janvier 1945, Liliana est embarquée avec les autres pour «la marche de la mort». Squelettiques et méconnaissables, elles arrivent au camp de Malchow, au nord. C’est là qu’elle et ses compagnes de malheur apprennent de la bouche de prisonniers français la fin imminente de la guerre. Alors qu’elles doivent encore repartir, le commandant allemand du camp chasse son chien, enlève son uniforme et jette son pistolet à terre. «J’ai pensé une seconde le prendre pour lui tirer dessus, dit-elle. Mais j’ai compris que jamais je ne pourrais être comme nos assassins. Et à partir de cet instant, je suis devenue cette femme libre avec laquelle j’ai vécu jusqu’à aujourd’hui.»

 

Bio express

1930 Naissance à Milan (Italie).

1944 Est déportée à Auschwitz-Birkenau.

1990 Premier témoignage sur la Shoah.

2018 Devient sénatrice à vie.

2020 Reçoit, le 3 décembre, l’insigne de chevalier de la Légion d’honneur remis par l’ambassadeur de France.