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Publié le 7 Mai 2019

Europe/Extrémisme - L’extrémisme, un défi à la vérité

La Fondation du camp des Milles, en partenariat avec « Le Monde » , organise la conférence-débat « La pensée libre au défi des extrémismes en Europe », lundi 6 mai, à l’Assemblée nationale. À cette occasion « Le Monde » publie un dossier spécial consacré à l'extrémisme. Voici deux articles publiés par le quotidien au sein de ce dossier.

Publié le 6 mai dans Le Monde

L'extrémisme, un défi à la verité

La montée des populismes, favorisée notamment par l’infox, déstabilise les démocraties libérales. Dans nombre de pays, l’expression même de la liberté qu’est l’art de la nuance, est menacée.

Définition possible, parmi d’autres, de l’extrémisme : la négation de la nuance. Nous y sommes. Nous vivons en des temps bouleversés. L’écosystème de valeurs des Européens tangue. Les ratages de la mondialisation économique libérale, notamment, déstabilisent la démocratie libérale tout court – dont le capitalisme peut fort bien se passer, hélas. Au passage, la liberté d’expression en prend un coup, elle régresse ici et là au sein même de l’Union européenne (UE). Raison pour laquelle la Fondation du camp des Milles, en partenariat avec Le Monde, organise la conférencedébat « La pensée libre au défi des extrémismes en Europe », lundi 6 mai, à 19 heures, à l’Assemblée nationale. Ce mouvement de recul prend plusieurs formes qui, toutes, malmènent cet élément-clé du débat politique, l’expression même de la liberté, qu’est l’art de la nuance.

L’un des ponts qui relient l’élection de Donald Trump, le Brexit et la montée de ce qu’on appelle les démocraties « illibérales » – à Moscou, à Ankara mais aussi à Budapest ou à Varsovie dans l’UE –, c’est la propension à « globaliser ». On impose comme acteurs bien précis et identifiables une série d’entités à l’existence pourtant douteuse. Il y a l’ennemi, « les élites », cette caste uniforme, monopolisant privilèges matériels et capital culturel, qu’il s’agit naturellement d’abattre – sans qu’on sache pour autant la définir avec précision.

La bataille contre les « élites » est menée au nom du « peuple », dont les partisans de la sortie du Royaume-Uni se revendiquent puisque la majorité des votants a, après tout, emporté le référendum du 23 juin 2016 (51,9 %). Le « peuple » a tranché : il faut sortir de l’UE, même si personne ne sait trop ce que cela veut dire. Les délégations de pouvoir consenties à Bruxelles doivent être rendues à la Chambre des communes, seule dépositaire de l’expression de la souveraineté du royaume, mais ladite Chambre, élue elle aussi par « le peuple », est en total désaccord sur le niveau de Brexit qu’il faut réaliser ! Sur une telle question, il eût fallu « nuancer », ce que ne permet pas la procédure du référendum…

« Le peuple » – dont se réclament brexiters, « gilets jaunes », Trump et nombre de pouvoirs autoritaires en Europe – n’est pas moins facile à cerner. Rassemble-t-il tous les citoyens d’un pays ou seulement ceux en dessous d’un certain niveau de revenu ? D’éducation ? De biens matériels ? Mais alors, on en sortirait, du « peuple », quand on arrive à mieux gagner sa vie ou à décrocher des diplômes, et l’on y retournerait en cas de méchante grosse faillite… ? Pas sérieux.

Réseaux sociaux

Guère moins pertinente ou tout aussi floue est cette autre entité qu’on mal-nomme ainsi : « les médias ». Le Financial Times rangé dans le même sac que les sensationnalistes chaînes d’information en flux continu ? Le torrent d’images, de sons, de mots des réseaux sociaux classé dans la même famille que les publications animées par des professionnels du journalisme ? Les « médias », en tant que groupe d’activité singulier, pratiquant le même métier, cela n’existe pas.

Les hackeurs extrémistes ont pignon sur rue et ajustent leurs cibles, tout comme les partis nationalistes.

Ce qui est ici en cause, c’est un glissement continu vers l’effacement de la frontière entre le vrai et le faux, le fait et la fiction, la propagande et l’information. Or, la vérité et la liberté sont liées, elles vont ensemble, l’une conditionne la possibilité de l’autre. Quoi de commun encore entre la campagne électorale de Trump, celle du Brexit au printemps 2016, la rhétorique émanant des pouvoirs de Viktor Orban en Hongrie ou du parti Droit et justice de Jaroslaw Kaczynski en Pologne ? Le maniement de la « fake news », de la grosse « fake news ».

En politique, il y a toujours des mensonges, des demi-vérités. Mais on a dit aux Britanniques qu’ils auraient à la fois le Brexit et tous les bénéfices de l’UE, aux Américains qu’ils reviendraient aux « belles » années 1950, aux Hongrois que Bruxelles voulait submerger leur pays sous des hordes de réfugiés venus du Moyen-Orient, aux Polonais que l’idéal européen était d’en finir avec la sainte Pologne, etc.

Au service de cette façon de manipuler la réalité, il y a maintenant la machine surpuissante des réseaux sociaux en mesure d’imposer et de propager ainsi une métavérité ou post-vérité ouvrant la porte à toutes sortes de théories du complot. Les hackeurs extrémistes ont pignon sur rue et ajustent leurs cibles, tout comme les partis nationalistes.

Boucs émissaires les plus fréquents : l’immigration musulmane et les juifs ; les démocrates américains prêts à transformer les Etats-Unis en pays socialiste ; la presse éternellement occupée à tromper « le peuple » ; « Bruxelles » et le milliardaire américain d’origine hongroise George Soros complotant contre la Hongrie ; l’Europe occidentale voulant imposer à la Pologne le mariage pour tous. « On nous cache tout », « Je l’ai lu sur Internet », « Ne soyez pas naïfs ». Dans l’hebdomadaire Le Point, le grand essayiste allemand Peter Sloterdijk s’interroge sur ce phénomène : « Les réseaux sociaux ou la destruction des nuances ».

Une fois au pouvoir, les protestataires de droite ou de gauche – ceux que l’on appelle les « populistes » – installent cette forme abâtardie de la démocratie qu’est la « démocratie illibérale ». Les élections sont libres, mais celui qui les gagne devient propriétaire de l’Etat. Le jeu des pouvoirs et contrepouvoirs est neutralisé, celui de la séparation des pouvoirs aussi : contrôle de la justice, de l’audiovisuel public, des programmes scolaires et universitaires ; par copinage capitalistique ou autres, mainmise sur la presse privée.

La démocratie libérale est ainsi attaquée de l’intérieur. Elle qui aime le gris, le compromis, la réforme, résiste mal à la fin des nuances. En cette période de grand chambardement, l’extrémisme s’insinue dans l’espace laissé par les ratages de l’économie libérale globalisée. Mais ce que l’extrémisme remet en cause, c’est la démocratie libérale. Interrogé sur les « valeurs » auxquelles il tenait le plus, le philosophe Raymond Aron répondait : « Vérité et liberté, les deux notions étant pour moi indissociées [car] pour pouvoir exprimer la vérité il faut être libre. »

 

Publié le 6 mai dans Le Monde

La Fondation du camp des Milles redoute la montée des extrêmes

L’établissement s’inquiète de la prise en tenailles des libertés d’expression et des médias par l’islamisme radical et le nationalisme.

En avril, la Fondation du camp des Milles a réédité son Petit manuel de survie démocratique. « Une réédition imposée par le contexte sociétal et les menaces contre la démocratie », annonce-t-elle dans son avantpropos. Dans cet ouvrage publié en 2015, elle y démontre, graphiques à l’appui, qu’une démocratie se transforme en un régime autoritaire lorsque la minorité agissante, qui accède au pouvoir par la force ou par les urnes, s’appuie sur la perte de repères pour attaquer les institutions, les élites et les médias. Si la France n’a pas basculé, la fondation s’inquiète. « Aujourd’hui, ces libertés sont prises en tenailles par deux extrémismes majeurs, islamiste d’une part et nationaliste de l’autre, qui s’alimentent l’un l’autre. Les islamistes radicaux prennent prétexte du nationalisme agressif qui stigmatise les musulmans pour séduire et s’autojustifier, et les nationalistes se servent des attentats et de la dimension conquérante du djihad pour en faire autant », explique son président, Alain Chouraqui, directeur de recherche émérite au CNRS.

Son analyse s’appuie notamment sur l’indice d’analyse et d’alerte républicaine et démocratique (AARD) que la fondation calcule à partir de huit indicateurs : chômage des jeunes ; bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA) ; intolérance ; votes extrémistes ; actes racistes ; atteintes aux personnes ; crimes et délits ; thématiques identitaire et sécuritaire dans les débats parlementaires. « La version 2019 de l’indice AARD montre une progression et rejoint un niveau où le risque pour la démocratie est plus de quatre fois supérieur à ce qu’il était en 1990, indique M. Chouraqui. L’année 2018 voit ainsi un développement de la thématique sécuritaire et une augmentation massive, en nombre et en gravité, des actes antisémites, qui tire vers le haut le total des actes racistes. La tendance lourde de l’indice réapparaît ainsi en 2018, après deux années de baisse, que l’on peut expliquer par les réactions fermes des pouvoirs publics après les attentats de 2015 et par la résilience des Français, qui ont évité les amalgames dangereux entre terroristes et musulmans. »

Cet exemple d’« un pouvoir politique qui montre le chemin » incite M. Chouraqui à penser que « la démocratie française n’est pas impuissante pour faire face aux attaques contre les médias et les journalistes ». Selon lui, il revient également aux citoyens d’agir. « Nous mettons toujours l’accent sur les résistances individuelles, collectives mais aussi institutionnelles qui ont marqué l’histoire. Dans une démocratie, les citoyens peuvent réagir : c’est le cas des jeunes face au réchauffement climatique qui ont compris que tout ne se joue pas au niveau politique. »

« Petits démons » contemporains

Son analyse sur le niveau de vigilance des médias vis-à-vis des discours extrémistes est moins sévère que celle d’autres observateurs tel Daniel Schneidermann, qui, dans Berlin 1933. La presse internationale face à Hitler (Seuil, 2018), démontre l’aveuglement des journalistes d’hier face au nazisme, pour mieux mettre en garde ceux d’aujourd’hui, impuissants face aux « petits démons » contemporains. « La situation me semble contrastée, observe Alain Chouraqui. Il y a d’une part une plus grande conscience du danger et une plus grande attention aux leçons du passé. Il y a en particulier un vrai travail à saluer de la part des médias contre les “fake news”, mortifères pour la démocratie. Cependant, malgré certains efforts, il y a une tendance à valoriser l’immédiateté, l’émotionnel et les provocations qui peuvent être décisives quand l’histoire hésite comme aujourd’hui. Il y a surtout une accoutumance aux propos extrémistes. Le débat, depuis quelques années – crise des “gilets jaunes” exclue –, a été dominé par la dimension identitaire – et notamment par les questions d’immigration –, un sujet légitime, mais sa prégnance a été historiquement le moteur de l’engrenage qui mène au pire. Une dérive que les médias ont fini par accompagner. »

La situation en Hongrie et en Pologne est autrement préoccupante. « Dans plusieurs pays européens, on observe que les médias sont menacés par l’extrémisme offensif, puis manipulés par l’extrémisme au pouvoir, affirme Alain Chouraqui. Chaque pays a son cheminement propre, mais les atteintes à l’indépendance des médias par le pouvoir politique signent l’évolution vers un régime autoritaire, la promotion de valeurs nationalistes ou religieuses radicales et l’affaiblissement systématique des contre-pouvoirs. » 

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