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Publié le 30 Novembre 2020

France - Ce que la France se racontait au sortir de la deuxième guerre mondiale

Deux livres : « Pleurons-les », de Simon Perego et « Français, on ne vous a rien caché », de François Azouvi – réévaluent la manière dont la mémoire de Vichy, de la Résistance et de la Shoah s’est construite après-guerre.

Publié le 29 novembre dans Le Monde

  • « Pleurons-les. Les Juifs de Paris et la commémoration de la Shoah (1944-1967) », de Simon Perego, Champ-Vallon, « Epoques », 392 p., 26 €, numérique 18 €.

  • « Français, on ne vous a rien caché. La Résistance, Vichy, notre mémoire », de François Azouvi, Gallimard, « NRF Essais », 608 p., 24 €, numérique 17 €.

Il est courant de voir dans les années 1970 un basculement du rapport ­mémoriel aux « années noires ». Avec le film documentaire de Marcel Ophüls Le Chagrin et la Pitié (1971) et le ­livre de l’historien américain Robert ­Paxton La France de Vichy (Seuil, 1973), un voile trompeur sur la période aurait été déchiré, les Français accédant enfin à une représentation réaliste du passé, sans héroïsation excessive de la Résistance, sans édulcoration des ­méfaits de l’Etat français, sans minimisation du sort des juifs.

Foisonnante activité commémorative

Deux livres récents viennent nuancer l’importance de cette césure temporelle, en cherchant à restituer les discours et les actes par lesquels, dès la fin de la guerre, des formes intenses et précises du souvenir furent éprouvées. Nulle ignorance, nul silence, en effet, dans le monde juif parisien après 1945. ­Pleurons-les, l’ouvrage que lui consacre Simon Perego, tiré d’une thèse admirablement documentée, le démontre avec force : dès le lendemain du conflit, la mémoire des persécutions et du génocide y suscite une foisonnante activité commémorative, qui culmine en 1956 avec l’inauguration du Mémorial du ­martyr juif inconnu.

L’auteur propose d’autres renouvellements. Il montre que, derrière l’apparente unité du deuil, cette première ­mémoire juive est travaillée par les ­clivages et les tensions de l’époque, ­entre différents groupes dont les identités ne se superposent pas entièrement : laïques et religieux, sionistes et com­munistes… Ponctuée de beaux témoignages, l’étude prouve tout l’intérêt d’une histoire sociale de la ­mémoire, ­attentive à repérer, auprès ­d’acteurs ­concrets mis en contexte, la ­diversité des rapports à ce passé douloureux, dès les années 1950.

La même période est au cœur du nouveau livre de François Azouvi, Français, on ne vous a rien caché, second volet d’une ample enquête consacrée aux représentations collectives de la seconde guerre mondiale. Après le mythe du silence des rescapés juifs du génocide et de leurs ­contemporains (Le Mythe du grand ­silence, Fayard, 2012), c’est désormais celui de Français trompés sur leur passé par une « vulgate » exonérant ­Vichy et glorifiant la Résistance que le philosophe vise à ­contredire, en recourant à une masse impressionnante de publications d’après-guerre. Erudite, souvent subtile, la démarche manque toutefois en partie sa cible.

Prisme artistique et littéraire

En effet, là où l’auteur excellait à ­démontrer l’inexistence d’un silence autour des déportés, son approche pose ici davantage de problèmes méthodologiques. Le rapport des Français à l’occupation est envisagé avant tout au prisme artistique et littéraire, à travers les écrits de Mauriac, Camus ou Paulhan, et le cinéma de l’époque, sans que les questions ­complexes touchant à la réception plus large de ces œuvres soient clairement ­posées.

"Si beaucoup mesuraient mal l’ampleur des compromissions vichystes, ce n’est pas tant qu’elles étaient volontairement dissimulées mais que des archives restaient inexploitées"

Plus profondément, le livre est tiraillé entre deux fils conducteurs assez différents. Le premier contredit efficacement l’idée d’une survalorisation de la Résistance par le gaullisme : l’unanimité de l’hommage n’implique pas qu’on ait cru le pays unanime ; si les résistants offraient des modèles admirables, c’est justement parce qu’on savait qu’ils avaient été peu nombreux.

Le second argumentaire, moins ­convaincant, concerne la vision qu’on se faisait de Vichy, présentée comme déjà très négative après-guerre : « On avait tout su, et tout de suite. » Mais il n’est pas sûr que la question se pose ainsi. Si beaucoup mesuraient mal l’ampleur des compromissions vichystes, ce n’est pas tant qu’elles étaient volontairement dissimulées, mais que des archives restaient inexploitées, et que, dans le même temps, des ouvrages lénifiants diffusaient une vision ­apologétique du régime, comme l’Histoire de Vichy de ­Robert Aron (Fayard, 1954). Or ce texte ­influent n’est pas cité une seule fois dans ces pages, ce qui fragilise le propos.

On le voit : malgré le ton définitif adopté par l’ouvrage, la lecture à la fois très fine et très personnelle des sources qu’il opère ­suscitera des discussions. Des ­débats nécessaires, tant il est dif­ficile de cerner historiquement la ­mémoire ­collective. On mesure d’autant mieux la valeur de ces deux livres, qui brassent tant de matériaux pour dessiner les ­contours de cette réalité impalpable.

 

Lire un extrait de « Français, on ne vous a rien caché » sur le site des éditions Gallimard.


Signalons également le numéro d’octobre de la « Revue d’histoire de la Shoah », « Vichy, les Français et la Shoah », 344 p., 35 €.