Lu dans la presse
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Publié le 5 Octobre 2020

France - Marc Weitzmann : "Une certaine narration antisémite fait son chemin"

Avant janvier 2015, les clichés et actes antijuifs spontanés ont esquissé un alphabet de la haine auquel la propagande islamiste a donné forme, analyse, dans une tribune au « Monde », l’écrivain, qui s’inquiète des dérives actuelles dans le milieu du rap.

Publié le 4 octobre dans Le Monde

Fin décembre 2014 – une semaine avant les attaques des 7, 8, et 9 janvier 2015, signant le début d’une vague de terreur –, le nombre d’incidents antisémites en France s’élevait à près de 800 pour l’année écoulée, soit plus de deux par jour, selon les chiffres du ministère de l’intérieur.

Le coup d’envoi pour ainsi dire officiel de cette dynamique antijuive remontait à la manifestation de droite dure oubliée aujourd’hui, « Jour de colère », qui se tint le 26 janvier 2014. Son organisateur, le Printemps français, regroupait trois mouvements identitaires, dont le plus notable, Civitas, s’était distingué un an et demi plus tôt par son opposition au mariage gay. Chauffés à blanc par la crise entre Dieudonné et Manuel Valls qui avait alimenté l’actualité tout l’hiver précédent, des manifestants pro-Dieudonné et pro-Soral invités par Civitas s’étaient joints au cortège avec force « quenelles » et saluts nazis, aux cris de : « Juif, la France n’est pas à toi ! »


Dans les semaines qui suivirent, les incidents antisémites dans les banlieues se multiplièrent, tandis que la « quenelle » popularisée par Dieudonné prenait des proportions épidémiques. On vit des anonymes infiltrer le public d’émissions de divertissement pour faire le geste en direct, des jeunes hilares poster sur Facebook des selfies de quenelle à Oradour-sur-Glane (Haute-Vienne), un homme sourire aux lèvres (qui s’avéra plus tard d’extrême droite) faire le même geste à Toulouse, devant le portail de l’école Ozar-Hatorah ciblée par Mohammed Merah deux ans plus tôt, etc.

Impulsivité et bizarrerie

En parallèle, le nombre d’incidents antisémites, qui n’avait cessé d’augmenter depuis le début des années 2000, connut une hausse brutale. Plus que le nombre, cependant, c’est l’impulsivité et la bizarrerie de ces actes qui frappait.

Quelques exemples : le 31 janvier, sur la ligne Liège-Bruxelles, en Belgique, un signal d’alarme immobilisa le train et une voix tombant des haut-parleurs invita les voyageurs juifs à changer de train pour Auschwitz. Le mois suivant, à Villeurbanne (Rhône), un homme armé dans une main d’un marteau et dans l’autre d’une barre de fer chargea sa voisine et la fille de celle-ci jusque dans leur jardin aux cris de « Sale juive, retourne dans ton pays ». Le même mois, à Thiais (Val-de-Marne), un jeune homme se fit voler son téléphone par deux hommes qui le rouèrent de coups en hurlant : « Sale juif, on n’aime pas les juifs, ici on n’est pas en Israël, on est en Palestine. »

Le 20 mai, à Bruxelles, deux semaines après une manifestation organisée par Soral et Dieudonné et interdite pour antisémitisme, l’attaque au Musée juif de Bruxelles perpétrée par le Français Mehdi Nemmouche fit quatre morts – les avocats bruxellois de Nemmouche, Sébastien Courtoy et Henri Laquay, se révélèrent tous deux d’extrême droite, et titulaires de « la quenelle d’or ». En juin, à Nice, une jeune femme et sa mère furent giflées en pleine rue par un inconnu criant : « Sales juifs, sales Français, on va tout faire sauter, les synagogues vont sauter sales putes ! » Une semaine plus tard, à Grenoble, un homme fut roué de coups par trois types aux cris de « Juif ! Juif ! Yehudi ! » Et, dans la même ville, à la même période, une femme se retrouva plaquée contre le mur de son immeuble par l’un de ses voisins qui lui jeta au visage : « Vous, les juifs, vous allez brûler en enfer, on va vous prendre votre argent, on va vous cramer. » Etc.

Palier initiatique

Comment imaginer un lien de causalité entre la violence pulsionnelle et spontanée de ces faits divers visant une communauté précise et des attaques planifiées, idéologiquement motivées, visant d’abord un journal, puis le pays tout entier ? Mais aussi : comment ne pas faire ce lien, comment admettre qu’il n’y a là que coïncidence ?

Telle est l’une des grandes bizarreries de l’actuel procès des attentats de janvier 2015. Tout le monde semble trouver normal qu’un attentat concernant la liberté d’expression et un autre visant les juifs aillent de pair.

Mais qu’est-ce qui les lie, au-delà de la propagande d’un Dieudonné qui n’a eu de cesse, entre 2007 et 2015, de « judéifier » Charlie Hebdo en soulignant « le deux poids, deux mesures » – d’un côté, le droit de se moquer de l’islam, de l’autre, l’interdiction de rire de la Shoah – « prouvant » que le journal était contrôlé par « les sionistes » ?

« L’indifférence de l’opinion française à la montée des agressions antijuives entre les années 2000 et 2015 aura contribué à préparer la suite »

Une réponse possible : copiés et répétés en nombre, clichés et actes antijuifs spontanés dessinèrent dans ces années-là une sorte d’alphabet balbutiant de la haine. Dans un second temps, la propagande islamiste vint donner forme à cet alphabet, rationalisant l’énergie pour tuer, l’étendant de manière à ce qu’elle puisse viser n’importe qui – la validation de la violence par le meurtre de juifs restant opérante même après que ceux-ci ont cessé d’en être les cibles exclusives.

N’est-ce pas là le sens de la phrase cryptique : « C’est la faute des juifs », prononcée par Chérif Kouachi à l’intention de son otage Michel Catalano, dans l’imprimerie duquel les deux frères se réfugièrent après la tuerie à Charlie Hebdo, celui des multiples réflexions d’Amedy Coulibaly à ses otages dans l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes ? Si ce constat est juste, si la violence contre « les juifs » est bel et bien le palier initiatique au-delà duquel tout devient possible, cela signifie que l’indifférence de l’opinion française à la montée des agressions antijuives entre les années 2000 et 2015 aura contribué à préparer la suite.

Deux mondes étanches

Et aujourd’hui ? Sans même aborder la question des menaces dont sont victimes les membres de l’équipe de Charlie Hebdo en plein procès, la distance abyssale entre la couverture des audiences par la grande presse et ce qui se passe sur les réseaux sociaux donne une idée du problème. La polémique autour de l’album du rappeur Freeze Corleone, LMF [La Menace fantôme], intentionnellement sorti le 11 septembre, en est une indication.

Liberté d’expression, religion, antisémitisme : les mêmes sujets sont abordés par deux mondes étanches qui se font face sans se connaître. D’un côté, Charlie Hebdo, involontairement passé de l’irrévérence à la défense de la démocratie ; de l’autre, les obsessions complotistes et antijuives assumées du rappeur [avec des phrases comme « R.A.F. de la Shoah » (pour rien à foutre) ou « J’arrive déterminé comme Adolf dans les années 30 »], ses références à Ben Laden, son succès croissant chez des fans qui prétendent ne voir là qu’attitude et codes artistiques : un nouvel underground, héritier de Dieudonné, qui le soutient. Loin des débats articulés, chez une génération éduquée sur le Net, une certaine narration fait son chemin. Elle parle de « respect » et elle enseigne la peur.


 

Marc Weitzmann est écrivain et journaliste. Il produit sur France Culture l’émission « Signes des temps » et a publié un essai intitulé « Un temps pour haïr » (Grasset, 2018).