Lu dans la presse
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Publié le 12 Février 2019

France/Antisémitisme - En France, les différents visages d’une haine antijuive insidieuse et banalisée

"Nous assistons à une détabouïsation totale, s’inquiète Marc Knobel, directeur des Etudes au Crif. Les gens les plus décidés et les plus motivés à mener la guerre contre les juifs se retrouvent entre eux sur tous ces sites et s’auto-alimentent. Ce qui compte, c’est leur détermination à faire de l’antisémitisme une courroie de mobilisation."

Publié le 12 février dans Le Monde

L’un a été entièrement coupé, l’autre partiellement scié. Deux jours avant une cérémonie d’hommage à Ilan Halimi, jeune homme séquestré et torturé à mort par le « gang des barbares » en février 2006, les deux arbres plantés à sa mémoire à l’endroit où il avait été retrouvé agonisant, à Sainte-Geneviève-des-Bois (Essonne), ont été découverts vandalisés, lundi 11 février. Ilan Halimi était juif, ses ravisseurs réclamaient une rançon, ils le présupposaient riche.

« L’antisémitisme se répand comme un poison, comme un fiel. Il attaque, il pourrit les esprits, il assassine », a déclaré, lundi, le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, qui s’est rendu sur place. A cette occasion, il a dévoilé qu’après deux années de baisse, les actes antisémites (insultes, menaces, dégradations de biens, agressions, homicides…) avaient bondi de 74 % en 2018 : en un an, ils sont passés de 311 à 541.

« Depuis janvier 2018 s’installe un climat anxiogène inquiétant, commente Frédéric Potier, délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah). Au-delà de l’antisémitisme islamiste, nous assistons à la résurgence d’une extrême droite identitaire virulente qui n’hésite plus à passer à l’acte. »

Ce week-end, deux portraits de Simone Veil, dessinés par l’artiste C215 sur deux boîtes aux lettres situées sur la façade de la mairie du 13e arrondissement de Paris, ont été recouverts de croix gammées. Les gérants d’un restaurant Bagelstein, dans le centre de la capitale, sur l’île Saint-Louis, ont découvert leur vitrine taguée du mot Juden (« juifs » en allemand). Et dans le 1er arrondissement, l’inscription « Macron’s jews’bitch » (« Macron pute à juifs ») a été inscrite sur une porte de garage. « Le vocabulaire de la fachosphère se retrouve sur les murs ! », a tweeté Frédéric Potier. Selon lui : « Le mouvement des “gilets jaunes” contribue à une hausse des chiffres sur les dernières semaines de l’année. »

Surenchère décomplexée de commentaires haineux

Sur la Toile, c’est toute la nébuleuse conspirationniste qui s’est mise en ordre de bataille pour rallier un maximum de manifestants à un discours antisystème émaillé de saillies antisémites, générant une surenchère décomplexée de commentaires haineux. Des milliers de vidéos aux faux airs de documentaires pullulent sur le Net.

Dans l’une d’elles, une voix off explique que « la France n’a pas de président de la République » et que « la personne qui tient la barre » est un « banquier » du nom de « Rothschild » qui n’a qu’un objectif : « amener notre navire qu’est la France, et nous avec, à s’échouer sur les terres d’un nouveau continent se nommant “nouvel ordre mondial” ». Ce processus de destruction, qui passe par « le vol de toutes vos richesses », s’est accéléré depuis l’élection de Macron : « Considérez que toutes ses décisions sont la parole de ses maîtres » (les Rothschild donc). Cette vidéo d’une trentaine de minutes a été vue plus de 1,5 million de fois en deux mois sur la plate-forme YouTube.

Un succès que partagent bien d’autres « productions » du même type, tout comme les « conférences » en ligne d’apprentis complotistes d’extrême droite et des vedettes de l’antisémitisme, telles que Boris Le Lay, blogueur ultranationaliste breton maintes fois condamné, et Alain Soral, figure de la fachosphère antisémite, lui aussi bien connu de la justice. Tous alimentent une haine antijuive qui traverse les âges et les catégories sociales.

Il y a Edouard (tous les prénoms ont été modifiés), jeune cadre BCBG des Yvelines, qui ne cache pas sa sympathie pour les thèses de Soral dans les dîners en ville. Hamza, 32 ans, un habitant d’une cité du nord des Hauts-de-Seine qui ne jure que par le polémiste Dieudonné et confie ne pas passer une journée sans consommer ce type de « docus » complotistes qui « atterrissent » sur son mur Facebook.

Aubaine de la crise sociale

Il y a cet homme portant un gilet jaune aussi. Anonyme, on le devine quinquagénaire. Dans une vidéo, il reprend presque mot pour mot les paroles de Le Lay. Bien sûr, les activistes antisémites sont une petite minorité, mais leur nombre se multiplie. Ils profitent de l’aubaine de la crise sociale, en jouant des plus vieux ressorts : juifs = argent = pouvoir.

Dans leurs vidéos, les uns glissent des images du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) dès qu’ils évoquent le « vrai pouvoir », les autres désignent le « lobby juif » comme étant le grand responsable de la détresse sociale. Certains s’en prennent au B’nai B’rith, une organisation juive née aux Etats-Unis au XIXe siècle qu’ils qualifient de « secte juive suprémaciste qui dirige la franc-maçonnerie mondiale ».

Quelques-uns traitent les artistes, jugés trop en retrait par rapport au mouvement, de « putes du système juif » ou encore de « putes de salon » inféodées à « la haute finance », comme le formule Dieudionné dans l’une de ses vidéos.

La plupart parlent d’Emmanuel Macron comme d’un « pantin » ou d’une « marionnette » à la solde de son ancien employeur, la banque Rothschild, ou d’un « traître enjuivé ». Un discours repris sur certaines banderoles et tags lors des manifestations de « gilets jaunes » : « Macron pute à juifs », « Macron pourriture de juif » ou encore « Macron = Sion », en référence aux Protocoles des sages de Sion, ouvrage d’un faussaire russe du XIXe qui théorise le mythe du complot juif et franc-maçon visant à conquérir le monde.

Présupposés moyenâgeux

« Aujourd’hui, il suffit d’associer Macron à Rothschild et la puissance des stéréotypes fait son œuvre », constate l’historien Marc Knobel, directeur des études au CRIF. Le dernier rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, publié en mars 2018, en donne un aperçu : 38 % des personnes interrogées partagent ainsi l’idée que « les juifs ont un rapport particulier à l’argent ». Entre 18 % et 37 % d’entre elles pensent également que les juifs auraient un pouvoir excessif.

La survivance et la prégnance de ces clichés alimentent une ambivalence que le docteur C., généraliste dans un quartier populaire d’une ville du Sud-Ouest, vit au quotidien. « Avoir un médecin juif est très recherché, comme avoir un avocat juif, témoigne-t-il. Mes patients me supposent intelligent, puissant, bien instruit, bien placé, ils imaginent que j’ai du pouvoir et qu’en cas de besoin, j’aurais les bons réseaux pour leur venir en aide. »

Ces présupposés moyenâgeux nourrissent tous les fantasmes sur la fortune présumée du juif, quelle que soit la réalité de sa condition sociale. « Alors même qu’ils sont dans la même galère sociale et qu’ils sont voisins, des petites bandes de délinquants ciblent les juifs car ils sont persuadés qu’ils ont malgré tout de l’argent et qu’ils trouveront à coup sûr le dernier iPhone sur eux, raconte Raoul Benaccoun, 74 ans, ancien chargé de mission à la sécurité (entre 1995 et 2015) à la mairie de Sarcelles, dans le Val-d’Oise. Aujourd’hui, ces préjugés antisémites sont dans la mentalité du petit voyou, qu’il soit blanc, noir ou arabe. »

« Ce sont ces mêmes croyances qui font des juifs les éternels boucs émissaires en temps de crise », rappelle la politologue Nonna Mayer, directrice de recherche au CNRS. Sur le réseau social russe VKontakte (VK), où Soral, Dieudonné et Le Lay ont migré après la fermeture de certains comptes ou le déréférencement de leurs sites, les insultes et les caricatures les plus virulentes, inspirées des années 1930, s’expriment sans interdits. « Ici, aucun compte juif, c’est chez nous », se félicite l’un des internautes.

« Dérives » à l’ultragauche

« Nous assistons à une détabouïsation totale, s’inquiète Marc Knobel. Les gens les plus décidés et les plus motivés à mener la guerre contre les juifs se retrouvent entre eux sur tous ces sites et s’auto-alimentent. Ce qui compte, c’est leur détermination à faire de l’antisémitisme une courroie de mobilisation. »

Calqué sur le modèle de Facebook, VK permet de publier en toute impunité des contenus qui risqueraient d’être prohibés sur d’autres plates-formes, où certains emploient parfois des mots ou expressions « paravents » pour désigner les juifs sans les nommer afin d’éviter « la censure de l’empire », disent-ils. Ainsi de « 88 » (la huitième lettre de l’alphabet, H, pour Heil Hitler) et de plus en plus fréquemment « sioniste ».

Car l’antisémitisme, certes florissant à l’extrême droite, n’est cependant pas son apanage. Elsa, 21 ans, étudiante dans une université parisienne, souligne ainsi des « dérives » à « l’ultragauche », sur fond d’opposition à la politique israélienne. « Il est devenu impossible de manifester mon attachement viscéral à l’Etat hébreu, qui n’a par ailleurs rien d’un soutien inconditionnel à la politique de son gouvernement, sans me faire insulter ou sans recevoir des messages haineux sur les réseaux », raconte la jeune femme, qui évoque les tags sur les tables de la fac où il est inscrit « Mort à Israël » ou encore « Israël, assassins ! »

En filigrane se joue aussi, ici, un débat idéologique sous couvert de sémantique. L’antisionisme revendiqué est-il un antisémitisme ? Lors de la commémoration du 75e anniversaire de la rafle du Vél’d’Hiv à Paris, en juillet 2017, en présence du premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, Emmanuel Macron a fait un parallèle auquel aucun président ne s’était risqué avant lui : « Nous ne céderons rien à l’antisionisme car il est LA forme réinventée de l’antisémitisme. »

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