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Publié le 25 Mai 2020

France/Culture - L'écrivain Albert Memmi, humaniste et penseur de la judéité, est mort à 99 ans

Grand écrivain et sociologue français d'origine juive tunisienne, il était l'auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels "La Statue de sel".

Publié le 25 mai dans France Info

Albert Memmi est mort le 22 mai à Paris à l'âge de 99 ans, a-t-on appris dimanche soir. L'illustre écrivain et sociologue français d'origine juive tunisienne s'était fait connaître pour ses romans humanistes parmi lesquels La Statue de sel et ses ouvrages sur la "judéité", la colonisation ou le racisme.

"Il est mort extrêmement sereinement, dans la nuit de jeudi à vendredi", a déclaré à l'AFP Guy Dugas, professeur émerite à l'université de Montpellier-3, qui collaborait avec cet "écrivain de la déchirure" depuis plusieurs décennies et avait publié plusieurs ouvrages sur sa vie et son œuvre, dont des fragments de son journal intime.

Albert Memmi est né le 15 décembre 1920 dans la Tunisie coloniale, au sein d'une famille juive arabophone très modeste. Son talent a été reconnu très tôt par Albert Camus et Jean-Paul Sartre qui avaient préfacé ses premiers ouvrages, notamment son roman La Statue de sel (1953) où il s'émerveillait et souffrait à la fois d'avoir plusieurs identités, à l'image de son personnage principal, Alexandre Mordekhaï Benillouche.

Héritier d'une triple culture, il forge le concept de "judéité"

Écrivain et chercheur reconnu, héritier d'une triple culture juive, tunisienne et française, Albert Memmi n'a jamais cessé de chercher à bâtir des ponts entre l'Orient et l'Occident, l'Europe et le Maghreb, les cultures juive et arabe, et il aura contribué par ses écrits à développer la pensée humaniste, notamment par ses essais autour de la "judéité" - un concept qu'il avait forgé dans les années 1970 -, du colonialisme et du racisme.

Dans le Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur, essai publié en 1957, Memmi exprimait l'interdépendance existant entre le colonisateur et le colonisé. Nadine Gordimer, lauréate du prix Nobel de littérature, en avait préfacé la traduction anglaise. Léopold Sedar Senghor se disait "enthousiasmé" par cet ouvrage et le décrivait comme "un document auquel les historiens de la colonisation [auraient] à se référer".

Un parcours romanesque entre exils et engagements

Deuxième enfant d'une fratrie de treize, dans une famille juive arabophone, Albert Memmi fréquente tout jeune l'école rabbinique puis l'école primaire de l'Alliance israélite où il apprend le français. Élève brillant, il reçoit alors une bourse qui lui permet d'intégrer le lycée français de Tunis.

Pendant la deuxième guerre mondiale, juste après le débarquement allié en Algérie en 1943, les Allemands envahissent la Tunisie et il est envoyé dans un camp de travail forcé. À la fin des hostilités, il part pour Alger étudier la philosophie, études qu'il poursuivra à la Sorbonne à Paris. Il se marie avec une Française et s'installe avec elle à Tunis où il anime un laboratoire de psycho-sociologie, enseigne la philosophie et dirige les pages culturelles de l'hebdomadaire L'Action, le futur Jeune Afrique.

Mais après l'indépendance de la Tunisie en 1956, et bien qu'il ait soutenu le mouvement d'émancipation de son pays, Memmi ne parvient plus à trouver sa place dans ce nouvel État devenu musulman.

Il part à Paris où il devient professeur de psychiatrie sociale à l'École Pratique des Hautes Études et attaché de recherches au CNRS. Là, écartelé entre ses différentes cultures, il ne trouvera pas non plus totalement sa place, lui, l'enfant pauvre, le Maghrébin méprisé. Il décrit cet "entre-deux" douloureux dans un passage de La Statue de sel : alors qu'il passe l'agrégation de philo, son ventre crie famine et il se sent mal à l'aise, démuni, exclu, parmi tous ces fils de bourgeois nantis qui devisent sur un ton pédant de questions abstraites... Il comprend alors qu'il sera "chez eux" mais jamais "un des leurs".

Son essai sur le colonialisme lui vaut une reconnaissance internationale

Il jouit d'une reconnaissance internationale quand il publie son Portrait du colonisé en 1957, au lendemain de l'indépendance de la Tunisie. Mais la France est alors en pleine guerre d'Algérie et il rencontre de graves difficultés avec le gouvernement qui lui reproche son engagement auprès des "colonisés" et lui refuse la naturalisation française. Il ne l'obtiendra qu'en 1973 grâce à l'aide d'Edgar Pisani, lui aussi né à Tunis.

Chez l'éditeur Maspéro, il dirige la collection "Domaine maghrébin". Memmi publiera aussi à partir de 1965 une Anthologie des littératures maghrébines. Au début des années 1970, il réfléchit sur ses origines juives et fonde alors le concept de "judéité" comme base de son travail d'exploration, un concept qui sera ensuite utilisé par de nombreux intellectuels. Il fonde aussi le concept d'"hétérophobie" qu'il développe ainsi dans son livre Le Racisme (1982) comme "le refus d'autrui au nom de n'importe quelle différence". Il publie aussi de très nombreux essais : Portrait d'un Juif, La libération du Juif, L'homme dominé, Juifs et arabes, La dépendance.

Plus récemment, Albert Memmi n'avait pas partagé l'enthousiasme de beaucoup de ses contemporains sur l'émergence des "printemps arabes" en 2011. "Si les arabo-musulmans ne veulent pas la laïcité, et le problème n'est jamais abordé, ce ne sera pas sérieux (...) et si on ne s'attaque pas à la corruption, ce sera du bavardage", disait-il dans une interview à la télévision, se moquant alors de "l'espèce de délire qui s'est emparé des intellectuels et des journalistes".

L'hommage d'Olivier Poivre d'Arvor, ambassadeur à Tunis

L'ambassadeur de France en Tunisie, Olivier Poivre d'Arvor, a également annoncé dimanche la nouvelle de son décès sur son compte Facebook. "Il est parti loin de Tunis où il était né (...). Loin de cette Tunisie qui l'a tant façonné et a fait éclore une œuvre unique, magnifique, puissante, complexe et parfois incomprise, tant l'arrachement à la terre natale et la marque de sa judéité y sont forts", a-t-il salué sur le réseau social.

"C'est une grande conscience intellectuelle, un anti colonalisaliste qui en même temps sait très bien que dans une Tunisie indépendante il n'aura plus sa place", a confié l'ambassadeur, joint par l'AFP. Pour lui, "c'est un grand écrivain d'Afrique du Nord, considéré par Sartre et Camus comme un grand écrivain maghrébin. Mais les Maghrébins ne lui reconnaissent pas ce statut, le voient comme un écrivain français 'd'origine juive', et "c'est plein de malentendus et de déchirures qui produisent cette oeuvre interessante", ayant marqué le XXe siècle.

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