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Publié le 17 Janvier 2020

France/Mémoire - "Les gens qui perdaient espoir disparaissaient en quelques jours" : Jacques Bloch et les fantômes de Buchenwald

Ce résistant, libérateur de la ville de Guéret, a été déporté dans le camp allemand le 5 septembre 1944. Il y a vécu huit mois d’enfer, qu’il raconte aujourd’hui sans fard.

Publié le 16 janvier dans Le Monde

Jacques Bloch raconte Buchenwald, dans son salon du 14e arrondissement, à Paris. Il chevauche à cru les souvenirs. La voix est sans émotion, pas indifférente, non, plutôt amortie par un voile de pudeur et d’années. La neutralité du ton, la blancheur des mots sont seulement réchauffées par un léger zézaiement. Traînent aussi, à 96 ans, un reste d’accent parisien et, par-ci par-là, des expressions d’argot, une déformation de jeunesse que quatre décennies passées après la guerre comme haut fonctionnaire du Sénat n’ont suffi à gommer.

Collé à son flanc droit pend un bras qu’on mettra un temps à savoir mort. Un gant en cuir et des manches longues dissimulent une prothèse là où le membre a été arraché par une rafale de mitrailleuse allemande. Séquelles physiques des combats que mena le maquisard pour la libération de Guéret, le 7 juin 1944, juste avant son arrestation et sa déportation. Sa famille avait trouvé refuge et protection au début de 1942 dans la Creuse, fuyant Paris et les lois antisémites.

Le témoin, juif et résistant, doublement exposé, doublement rescapé, n’en rajoute pas. Il use au contraire d’un art consommé, ultime, de l’euphémisme. Il dit : « J’ai payé comptant », après avoir évoqué les tortures de la Gestapo, le corps assommé par les coups, la tête immergée dans un baquet d’eau de vaisselle. Ou bien : « J’ai senti que ça n’allait pas être drôle », quand on lui demande son sentiment à son arrivée dans le camp de concentration. Humour protecteur contre la violence de la mémoire. Politesse de vieil homme contemplant sa vie. Volonté, surtout, de témoigner au plus juste, au plus sobre, au plus clinique. Des faits, rien que des faits.

Il raconte comment, ce 10 septembre 1944, après des jours d’errance, le train de marchandises s’est arrêté enfin. Les Allemands ont ouvert les portes simultanément des deux côtés du wagon, laissant enfin passer un peu d’air frais, qui a atténué l’odeur des corps macérés et de la tinette. Infime répit. Brève illusion de libération. Les chiens lâchés par les gardiens se sont rués à une entrée sur les prisonniers, qui se sont précipités vers l’autre issue. « Dans la bousculade, un gars a eu deux doigts sectionnés par un crochet. »

D’un autre wagon est sortie une femme, tenant dans ses bras un bébé nouveau-né. Que faisait-elle là, au milieu de cette cohue masculine ? « Elle avait dû être mal aiguillée. » La femme aurait dû être déportée à Ravensbrück, comme d’autres qui figuraient au départ du convoi. En ces mois de débâcle allemande sur tous les fronts, les fonctionnaires de la mort s’étaient-ils fourvoyés ? « Un officier a arraché l’enfant à sa mère, l’a envoyé en l’air et, tandis qu’il retombait, a tiré dessus au revolver. »

Méandre sombre de l’esprit humain

La colonne des prisonniers finit la route à pied au milieu des bois. La ville de Weimar et les usines de la région ont été bombardées par les Alliés quelques jours auparavant. Les installations du camp ont été touchées par erreur, tuant des déportés. « Je voyais des bras et des jambes qui pendaient dans les arbres. Ils n’avaient pas fini de décrocher les macchabées. »

Pendant des heures et plusieurs entretiens, il narre l’horreur comme ça, Jacques Bloch, à nu. Il avait tout juste 20 ans à l’époque et une bonne tête de rouquin. Il ne comprenait rien à ce monde dans lequel il venait d’être poussé à coups de crosse. Soixante-seize ans après, il ne l’appréhende guère mieux.

Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Cela fait des décennies qu’il cherche une logique, au moins une explication, à ce pandémonium. Il a dévoré des centaines de livres sur la période. « Tout ce qui était publié, je l’achetais. » Il ouvre les placards de son appartement où s’empile tout ce savoir qui ne lui a finalement apporté aucune réponse fondamentale. Il s’interroge toujours sur la notion d’obéissance qui peut pousser les hommes à commettre les pires abominations.

Les camps de la mort demeurent un méandre sombre de l’esprit humain, alors que l’Europe s’apprête à commémorer les soixante-quinze ans de leur libération. On va égrener des noms tristement célèbres, en une litanie du mal, d’Auschwitz, lieu d’extermination délivré le 27 janvier 1945, à Mauthausen, le 5 mai 1945, en passant par Buchenwald le 11 avril et les autres, tous les autres, portes ouvertes sur des visions infernales.

Ces images, Jacques Bloch en a vécu la réalité dans sa chair pendant huit mois. Il a envisagé, un temps, de coucher sur le papier son témoignage, comme une thérapie contre l’ineptie, espérant que la lumière jaillirait de l’encre. « Mais après avoir lu ce que Primo Levi avait écrit sur son expérience à Auschwitz, je me suis dit que tout était là, et transcrit bien mieux que je n’aurais pu le faire. » Et puis, ce ne furent que huit mois, quand d’autres, et des intellectuels autrement habiles avec les mots, passèrent bien plus de temps dans cet abîme de la raison.

« J’étais mal barré »

Il a enfoui tout ça, son histoire, et avec, les questions pendantes. S’il parle depuis quelques années, s’il a envoyé au Monde une sobre lettre proposant une rencontre (« Je suis donc à votre disposition pour évoquer cette période ancienne mais qui fut très difficile »), c’est qu’il en sent l’impératif. Des quelque 25 000 Français qui, selon les estimations, ont été déportés à Buchenwald, il reste moins d’une centaine de survivants. Il y a urgence à reprendre le flambeau de la mémoire. Il faut dire. Alors il dit, avec cette voix de mer étale.

Les prisonniers franchissent le monumental porche d’entrée, dont la grille est flanquée de l’inscription Jedem das seine (« A chacun selon son dû »). Les hommes passent d’abord par le bureau d’admission, où Jacques Bloch est enregistré sous son faux nom de maquisard, Jacques Binet. Il devient le numéro 85235, il le décline aujourd’hui encore en allemand.

Puis il est conduit dans un autre bâtiment. « On nous a foutus à poil. Nous avons été alignés sur des tabourets. Nous avons été rasés en haut et en bas. Nous avons ensuite été immergés entièrement dans une énorme cuve remplie de Crésyl [un désinfectant contre les poux]. Puis on nous a jeté des fringues. » Ce n’était pas une tenue de déporté, mais des vêtements civils confisqués à leur arrivée à d’autres prisonniers, dans le dos desquels avait été découpée une fenêtre et cousu du tissu rayé. Au pied, des sortes de socques en bois, « avec des fils de fer en guise de lanière ».

Les arrivants sont enfermés dans les baraques de quarantaine, qu’on appelle le « petit camp », aux conditions particulièrement dures. « Il y avait un robinet d’eau pour deux mille bonshommes. » C’est la bagarre pour s’en approcher. « Pendant huit mois, je n’ai jamais vu un morceau de savon et je n’ai jamais changé de linge de corps. Quand le tissu d’un pantalon était trop râpé et laissait voir le derrière, le chef de block nous en jetait un autre. »

Les toilettes consistent en une longue tranchée, avec des deux côtés un muret où les hommes s’assoient côte à côte, sans intimité. « Au début, j’étais mal à l’aise. Et puis, je me suis habitué. » Jacques Bloch s’est fait à ça comme au reste, principe qui l’a tenu debout. « Je me suis dit que j’étais mal barré, que j’avais peu de chance de m’en sortir, mais que je m’en sortirais quand même. Je ne peux vous l’expliquer. J’ai gardé en moi, pendant tous ces mois, un acharnement à vivre. Il le fallait. Les gens qui perdaient espoir s’effondraient et disparaissaient en quelques jours. »

Chacun pour soi

Au début de 1945, le camp prévu pour 15 000 prisonniers en compte près de 40 000 (80 000 avec les Kommandos dispersés dans les usines de la région). Les rations diminuent. « Nous avions un pain pour huit, douze ou dix-huit, ça dépendait des jours. » Les détenus se superposent tête bêche dans les étages de châlits, avec une couverture pour deux ou trois déportés. « J’ai trouvé un jour un mètre cassé dans la boue et j’ai mesuré la place dont je disposais pour dormir : 23 centimètres. » On ne peut dormir que sur le flanc, avec contre le visage et la nuque les pieds des voisins. Dans les baraques, par moins 15 degrés, la chaleur animale est plus efficace que le maigre poêle.

Le réveil se fait entre 3 h 15 et 4 heures du matin et commence par l’appel. Les journées se finissent par un autre recensement, le soir, sur l’immense place principale. « Tant que le compte n’était pas juste, il fallait recommencer et, certaines fois, cela durait jusqu’à deux ou trois heures du matin. » Ceux qui ont le malheur de s’évanouir sont achevés. La mort est rarement décrite par Jacques Bloch, mais apparaît en filigrane, comme une compagne familière, une patiente perceptrice prélevant mécaniquement sa dîme.

Le survivant garde l’arrière-goût amer d’un chacun-pour-soi. Les règlements de comptes entre détenus sont légion. Les latrines sont le lieu privilégié des représailles. Parfois, on retrouve un corps dans les excréments. « On nous avait transformés en fauves. »

Parfois, Jacques Bloch interrompt son récit. Il marmonne : « Mais vous connaissez déjà ce que je vous raconte, n’est-ce pas ? Ce n’est pas très original. » Il s’excuse même : « C’est un peu embrouillé. Vous n’allez pas vous marrer pour retranscrire tout ça ! » Il s’arrête. Devant lui, les objets qu’il a rapportés du camp et qui tiennent dans une minuscule boîte en fer : un bout de tissu avec son matricule, un autre avec le triangle rouge des déportés politiques, frappé du « F » de sa nationalité, quelques broutilles chipées aux Allemands…

Il croque un petit Lu pioché dans l’assiette que sa femme Josette a disposée sur la table et le bruit du biscuit accompagne sa méditation solitaire, comme s’il s’agissait là des rouages du souvenir qu’on entendait craquer. Puis il reprend sa petite histoire qui, séance après séance, épouse assez fidèlement les contours de la grande.

Les persécutions deviennent la norme

Jacques Bloch est né le 7 juillet 1924 à Paris. Sa mère, Germaine, née Ettinger, était Lorraine. Son père, Marc-André, était d’origine alsacienne mais, après la défaite de 1870, la famille Bloch avait fui sa région natale pour rester française. Marc-André avait combattu comme artilleur pendant les quatre années de la première guerre mondiale et était resté lieutenant de réserve. Germaine avait perdu deux frères dans les tranchées.

Agrégé de philosophie, Marc-André était devenu prof de khâgne au lycée Henri-Poincaré de Nancy. Patriote, juif farouchement républicain et laïque, il participe à une chaîne de solidarité avec les juifs allemands fuyant les premières lois antisémites d’Hitler. Celui qui ne veut se considérer que comme « un Français pur et simple » n’est pas épargné par cette haine : il est enlevé par des étudiants d’extrême droite, qui l’emmènent en voiture au milieu d’une forêt où ils l’abandonnent.

En 1937, Marc-André obtient un poste au lycée Lakanal de Sceaux (Hauts-de-Seine) ; le couple et ses trois enfants déménagent en région parisienne. Un soir de 1938, alors qu’il rentre chez lui, Jacques est empaqueté dans une couverture par des élèves de sa classe, militants de l’Action française. « Ils m’ont emmené et ont fait mine de me foutre sous un camion de la Samaritaine qui passait. Des choses comme ça entraient dans une espèce de normalité. » Les Bloch achètent une petite maison de campagne, avec l’idée qu’elle pourra éventuellement servir de refuge, à Thilouze, un village d’Indre-et-Loire.

En 1939, Marc-André est rappelé dans l’armée, fait prisonnier en juin 1940 et interné dans un camp à Lübeck. Au printemps suivant, il profite d’une mesure de clémence décrétée par les Allemands envers les anciens combattants de 14-18. Il se présente à Lakanal pour reprendre ses fonctions, mais le proviseur lui signifie sa révocation, en vertu des premières lois juives d’octobre 1940. Peu après, il est convoqué un matin à la mairie et apprend que son pavillon est réquisitionné par les occupants. « Cela devait être habitable dans l’après-midi. Nous avons eu quatre ou cinq heures pour faire nos affaires. »

Les Bloch se réfugient à Thilouze, à cinq kilomètres de la ligne de démarcation, « malheureusement du mauvais côté ». Une nuit de février 1942, le garde champêtre les réveille. « On revient vous arrêter avec les Allemands à 2 heures », prévient-il. La famille se réfugie en zone libre.

Un cultivateur dans le maquis

Marc-André appelle alors son cousin, Marc Bloch. Le grand historien, fondateur des Annales, leur prête sa maison de campagne, au Bourg-d’Hem, dans la Creuse. Le père de Jacques déniche bientôt une location non loin, à Genouillac.

La famille vit chichement de la retraite anticipée de Marc-André et de quelques cours particuliers qu’il donne aux environs, notamment à un gendarme qui prépare un concours. Le précepteur le prévient qu’il est juif. « Rien ne me gêne », lui répond simplement le pandore. Les Bloch ont des papiers d’identité frappés de la mention « juif », mais sont de fait couverts par la population locale. « Les gens du coin nous ont aidés. Deux jours après notre arrivée, des paysans nous apportaient un peu de beurre, un rang de patates. »

Jacques Bloch est en terminale, interne sous son vrai nom au lycée de Guéret et inscrit avec ce même patronyme aux Eclaireurs de France. Un jour, il découvre une étoile juive collée sur la ferraille de son lit. Il a sa petite idée sur le responsable et dessine une croix gammée sur son sommier. On en restera là. Il passe son bac en 1943, rêve de devenir médecin, mais cette profession lui est désormais interdite par les lois raciales. Il reçoit un courrier de l’université lui suggérant plutôt des études de vétérinaire, métier encore autorisé.

Marc Bloch s’est engagé dans la résistance en 1943. Jacques lui fait part de sa volonté de se battre aussi. Par cette entremise, en février 1944, le jeune homme rejoint le maquis. Avec des faux papiers au nom de Jacques Binet, 1,69 m, cultivateur, il intègre la première compagnie franche FFI de la Creuse.

Le 7 juin, à peine connu le débarquement de Normandie, les maquisards libèrent Guéret. Lors des affrontements avec la garnison locale, Jacques Bloch est gravement blessé. « Mon petit, il va falloir finir de te couper le bras », lui lance le chirurgien de l’hôpital. L’amputation est à peine achevée qu’une contre-attaque allemande, soutenue par les chars de la division SS Das Reich, s’approche de la ville. Les résistants décident de décrocher. « J’étais dans le potage, pas en état d’être transporté. L’hôpital a promis de me camoufler, mais j’ai été dénoncé par un milicien et arrêté. »

L’avant-dernier convoi

Il échappe à une exécution sommaire et est transféré sous escorte jusqu’à Montluçon, où il reste huit jours dans les griffes de la Gestapo. Il est conduit devant un médecin militaire, qui s’insurge en voyant son état. « J’ai honte d’être Allemand », lui dit l’officier, qui donne ordre aux infirmiers de le soigner. Au lieu de cela, l’estropié est reconduit dans sa cellule.

Peu après, la porte s’ouvre. Apparaît le médecin qui a voulu l’aider. « Il avait été salement tabassé. Il était pieds nus, en loques. “Regardez-vous, vous êtes deux chiens !”, a hurlé un gestapiste. Et puis, il lui a tiré une balle dans la nuque. Le corps est tombé sur moi et j’ai freiné sa chute. Puis ils l’ont tiré par les pieds pour le sortir. » Le Français cherche depuis soixante-quinze ans le nom de cet officier. « J’aimerais retrouver sa famille pour leur dire qu’il est mort comme un homme doit mourir. »

Binet est ensuite conduit à Moulins et enfermé dans le palais des ducs de Bourbon, aménagé en prison. Il y reste jusqu’à la fin août. Il utilise le fil de ses chaussettes pour rafistoler son bandage au bras. Les quelque 400 prisonniers du château suivent avec impatience l’avancée des Alliés. La ville aussi piaffe et se soulève à partir du 20 août. Le chef de la prison négocie alors la libération des résistants, par groupes d’environ 100 par jour.

Il ne reste bientôt plus que 68 détenus. « Soudain, l’ambiance a changé. Une nuit, vers 1 heure du matin, les gardiens nous ont rassemblés dans la cour. Ils nous ont conduits à la gare et enfermés dans deux wagons. » Malgré la parole donnée, les Allemands décident de se servir des derniers prisonniers comme otages dans leur retraite. Le convoi met douze jours pour se rendre de Moulins à Belfort, à travers les combats et les bombardements.

Les prisonniers restent quelques jours à Belfort. Ils pensent cette fois être libérés, comme ne cessent de leur promettre les gardiens. Mais 177 hommes et quatre femmes sont remis, le 5 septembre 1944, dans un train qui, ils s’en aperçoivent vite, s’enfonce en Allemagne. Jacques Bloch ne le sait pas, mais il est dans l’avant-dernier convoi français pour les camps (selon le mémorial de la Fondation pour la mémoire de la déportation, un ultime convoi partira, toujours de Belfort, toujours vers Buchenwald, le 3 octobre).

La hiérarchie des triangles

Là, au sortir de la quarantaine, en raison de son bras mutilé, Binet est placé dans le bloc des invalides, rempli d’estropiés et de personnes âgées. Les hommes y sont dispensés de travail. Ils ne sont donc pas tués à la tâche comme peuvent l’être ceux qui triment dans les Kommandos. Mais ce sont des bouches inutiles, et les conditions de vie y sont plus drastiques encore que dans les autres blocs.

« Il y avait un risque à y aller et un risque à ne pas y aller », résume Jacques Bloch, qui passera régulièrement du bloc des valides à celui des invalides. Le matricule 85235 est employé à des travaux d’intendance, notamment à transporter les fagots de bois vers les cuisines. L’existence se durcit encore, à mesure que s’entassent des déportés évacués d’autres camps, notamment des loques humaines venues d’Auschwitz.

Paradoxalement, Jacques Bloch a peu affaire aux Allemands. « L’administration du camp était ainsi faite que les postes étaient doublés. Une fonction était occupée par un SS, qui se reposait sur un homme de confiance. » Ces supplétifs ont longtemps été recrutés parmi les « triangles verts » (les droits communs). Mais les triangles rouges (les politiques) les ont peu à peu supplantés. Cette hiérarchie « officielle » s’est peu à peu doublée d’une autre, clandestine. Un réseau de résistance, encadré par les communistes, s’est développé au sein du camp. Un mineur originaire de Saint-Etienne devient ainsi le référent souterrain de Jacques Bloch.

Reste que le rescapé se sent comme un gamin perdu dans un univers d’adultes qui le toisent de haut. « Notre jeunesse n’intéressait pas grand monde. » Alors, il se lie d’amitié avec ceux de son âge, notamment Pierre Halbwachs, emprisonné en même temps que son père, le sociologue Maurice Halbwachs qui, comme tant d’autres, mourra d’épuisement.

Jacques Bloch fraternise surtout au bloc des invalides avec Jacques Lusseyran. Aveugle depuis ses 7 ans, le garçon est entré en résistance malgré son handicap. Grâce à cet esprit raffiné, fin lettré, il garde contact avec la beauté au milieu de l’inhumanité.

Dans la boîte en fer se trouve un carnet, fait d’une couverture de carton bouilli et de feuilles de papier soustraites à l’administration et pliées en deux. Sur une face, des consignes en allemand, sur l’autre des rimes remplies d’espoir ou de noirceur, que Jacques Bloch créait et rédigeait malhabilement de la main gauche. « Lorsque le soir en m’endormant / le ventre creux, les pieds gelés / je ferme les yeux, doucement / je pense et souris au passé. » Dans un poème, les déportés sont comparés à des points de suspension et cela ne peut sonner plus juste sur leur condition.

La traversée d’une Allemagne en déroute

Il faut tenir. Les Alliés approchent, on le sait. Début avril 1945, les libérateurs sont presque là. Les Allemands décident alors d’évacuer Buchenwald et de transférer les déportés vers d’autres camps. Une aberration de plus : alors que tout est fini, que le nazisme agonise, que le système concentrationnaire tourne à vide, ses suppôts s’acharnent à broyer l’humanité sous elle. Là encore, Jacques Bloch n’a pas d’explication.

Dominique Durand, historien, fils de rescapé et président du Comité international Buchenwald-Dora, en soumet une : « Jusqu’au bout, jusqu’à la capitulation, les cadres supérieurs SS ont cru qu’ils allaient s’en sortir et ont obéi aux ordres. » Des colonnes sont formées de milliers de détenus partent ainsi chaque jour. Jacques Bloch est sélectionné. La marche est terrible pour des corps déjà affaiblis. Le cheminement dure huit heures, suivi de huit heures de pause. Ceux qui s’effondrent sont abattus sur place, tout comme ceux qui ne peuvent se relever après le repos. Les déportés n’ont rien à manger. Ils broutent l’herbe ou des fleurs. Jacques Bloch a gardé une violette séchée dans sa boîte en fer.

Les déportés errent sur les routes, parcourant 150 kilomètres en quatre jours, en direction de la frontière tchécoslovaque, traversant une Allemagne en déroute. Les gardiens savent que tout est perdu. Certains décousent leurs insignes nazis ou désertent la nuit pour sauver leur peau. Mais la colonne avance toujours, sans autre destination que la mort.

Plusieurs de ces marches s’achèveront ainsi par le massacre des survivants, faute d’endroit où aller. « La moitié des décès dans les camps ont eu lieu lors de ces évacuations, explique Dominique Durand. Quelque 38 000 détenus ont été évacués de Buchenwald entre le 6 et le 10 avril, veille de l’arrivée des Américains ; 80 % à 90 % d’entre eux ont péri. »

Jacques Bloch pressent l’issue. Il s’évade avec un camarade. Pendant trois jours, les fugitifs vont marcher de nuit, sachant la mort certaine s’ils sont pris. Ils rejoignent finalement une avant-garde américaine à Eisenberg.

Jacques Bloch est rapatrié peu après en France. Lui qui pesait 68 kg ne fait même plus la moitié de ce poids. Ami de son père, le professeur Robert Debré lui impose un régime alimentaire qui lui permettra de récupérer physiquement en trois mois.

A son retour, Jacques retrouve sa famille, qui aura échappé aux persécutions avec la complicité des Creusois. Pendant l’épuration, Marc-André a témoigné en faveur du maire de Genouillac, à qui des résistants voulaient faire un sort. Marc Bloch, lui, a été arrêté, torturé et exécuté le 16 juin 1944. Des cousins éloignés, prospères négociants en vin à Paris, qui avaient pensé que leur fortune les protégerait du mauvais sort, ont disparu à Auschwitz.

Le déporté ne reçoit aucun soutien à son retour. Renonçant à devenir médecin, il entame des études de droit et passe un concours d’administrateur au Sénat. Il se marie en 1946, a quatre enfants, divorce en 1969 pour se remarier avec Josette. Jusqu’en 2017, il se rend chaque année dans la Creuse pour commémorer la libération de Guéret. Il n’est revenu que récemment à Buchenwald, à la demande d’une journaliste de la BBC qui avait retrouvé sa trace. De ce pèlerinage, il parle sans réelle émotion. Toujours ce refus de s’épancher sur son parcours. Il n’en tire qu’une morale : « J’ai essayé, essayé d’être juste. »

 

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