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Publié le 29 Août 2019

Histoire - Sarajevo-Jérusalem (4/6): Les étonnantes coutumes des rabbins sarajéviens

À l’instar du dernier rabbin yougoslave, Cadik Danon, c’est toute une lignée de religieux, représentée aujourd’hui par Eliezer Papo et Igor Kozemjakin, qui prend des libertés avec les lois et traditions juives. Une vision du judaïsme proche de l’esprit de Sarajevo.

Publié le 14 août dans Le Monde 

Igor Kozemjakin ne sait pas encore s’il sera ou non le prochain rabbin de Sarajevo. Le jeune homme s’inscrit en tous les cas dans une lignée de rabbins sarajéviens uniques sur la planète et qui, s’ils ont parfois été le cauchemar du Grand Rabbinat pour les libertés qu’ils prennent avec les lois et les traditions religieuses, incarnent, soutient l’actuel rabbin Eliezer Papo, « les vraies valeurs du judaïsme ».

Igor Kozemjakin est le jeune hazzan de Sarajevo qui officie chaque vendredi pour le sabbat en l’absence d’un rabbin à résidence. Eliezer Papo vit à Jérusalem et il est le rabbin « non résident » de la capitale bosnienne. Professeur de littérature ladino (la langue des Sépharades expulsés d’Espagne en 1492) à l’université Ben-Gourion du Neguev, il tente de venir à Sarajevo pour les principales fêtes juives, une fois pour Pessah, une autre fois pour Roch Hachana et Yom Kippour. Il n’y parvient pas chaque année, et cela ne perturbe pas outre mesure sa communauté.

Réfugié à Split avec ses parents durant la guerre de Bosnie (1992-1995), Igor Kozemjakin repart seul à l’adolescence en Israël, « sioniste pur et dur », raconte-t-il, « absolument persuadé qu’Israël est le bon endroit sur Terre pour un jeune juif ». Eliezer Papo, déjà pratiquant durant son adolescence sarajévienne dans les années 1980, parlant le ladino et souhaitant apprendre l’hébreu, émigre en Israël peu avant le siège. La Fédération des communautés juives de Yougoslavie finance ses études rabbiniques. « J’étais un wahhabite juif », sourit-il en toute honnêteté.

« La prophétie du rabbin Romano s’est réalisée »

Le rabbin Papo et le hazzan Kozemjakin partagent aujourd’hui une approche du judaïsme plus proche de l’esprit de Sarajevo et s’inscrivent dans une longue lignée de rabbins sarajéviens pour le moins originaux.

Eliezer Papo adore raconter l’histoire du rabbin Menahem Romano, qui n’était pas très content de la décision des responsables de la communauté juive, après la seconde guerre mondiale, d’offrir à la ville de Sarajevo, pour y mener des activités culturelles, la Grande Synagogue. Non seulement celle-ci avait été sérieusement endommagée par les nazis, mais ils pensaient qu’après l’Holocauste et la mort de dix mille juifs sarajéviens, une synagogue de taille plus modeste suffirait à la communauté.

La veille de l’inauguration du centre culturel, la municipalité transmet au président de la communauté une photo du monument réalisé par l’architecte Zlatko Ugljen en hommage aux juifs sarajéviens. Stupeur : le monument en forme de menorah, le chandelier juif, comporte six branches au lieu de sept. Le président va alors réveiller le rabbin au milieu de la nuit et lui montre la photo. « Et alors ? », demande le rabbin. « Le chandelier n’a que six branches. Ce n’est pas une menorah ! », lui montre le président. Le rabbin, de fort mauvaise humeur à la fois à cause du don de la Grande Synagogue et du réveil en pleine nuit, lui rétorque : « Eh bien, ce sera la menorah de Sarajevo ! »

Eliezer Papo éclate de rire. Ce que le rabbin Romano ne pouvait alors pas imaginer, c’est que la Bosnie-Herzégovine devienne un jour un pays indépendant. Quand la communauté juive de Sarajevo doit prendre son autonomie de Belgrade en 1992 et créer son propre logo, elle fait dessiner la menorah d’Ugljen. « La prophétie du rabbin Romano s’est réalisée, se réjouit Papo. La menorah à six branches est devenue “la menorah de Sarajevo”. »

« Probablement le seul, ou le dernier, rabbin communiste »

Le religieux juif contemporain le plus célèbre de cet esprit de Sarajevo fut, à Belgrade, le dernier rabbin de Yougoslavie, Cadik Danon, lui aussi Sarajévien. Un original, « probablement le seul, ou en tous les cas le dernier, rabbin communiste », se souvient Ivan Ceresnjes, le président de la communauté juive de Sarajevo durant la guerre.

A l’époque du siège de Sarajevo, le rabbin Danon joue un rôle-clé dans le fait que les juifs sarajéviens évacués vers Israël emmènent avec eux des non-juifs. A chaque voyage, il va à leur rencontre à la synagogue de Budapest, d’où partent les avions pour l’Etat juif. C’est de là qu’il dirige, avec un humour et une souplesse restés gravés dans les mémoires, les conversions expresses des réfugiés de Sarajevo. Le rabbin Danon permet alors à des centaines de non-juifs d’arriver juifs en Israël. « Il confiait que c’était sa manière de rendre la politesse aux Sarajéviens qui avaient aidé des juifs à survivre durant la seconde guerre mondiale », dit Eliezer Papo.

Ceux qui ont bénéficié de l’aide de Cadik Danon préfèrent conserver l’anonymat. « Le conflit entre judaïsme et islam est si compliqué… », explique, dans un café de Jérusalem, un Sarajévien musulman, conscient des tensions qui fracturent son pays d’exil encore davantage que son pays d’origine.

« Les documents de conversion étaient prêts »

H. accepte cependant volontiers de raconter, si son nom n’est pas cité, sa rencontre avec le rabbin Danon à Budapest. « Je n’ai aucun grand-parent juif, et ma femme non plus. Le rabbin Danon nous a fait une faveur, dit-il. Après l’entretien formel sur la religion, il m’a envoyé faire des courses dans Budapest, car il devait ramener de la nourriture pour la communauté juive de Belgrade. Quand je suis revenu, les documents de conversion étaient prêts : ma femme et moi étions juifs… »

Très respectueux à la fois de sa ville natale et de sa ville d’accueil, H. craint que sa conversion et son changement de prénom soient « difficile à comprendre » pour certains amis sarajéviens non juifs, et que cela puisse « être perçu comme une insulte par des juifs israéliens pour lesquels le processus de conversion a été long et difficile », sans même parler de l’aspect illégal aux yeux du Grand Rabbinat de Jérusalem des conversions certifiées par Cadik Danon.

Un fils de H. s’est marié il y a quelques années, à Jérusalem, avec une Israélienne d’une famille religieuse pratiquante. Les deux familles se côtoient, partagent des repas de sabbat et de diverses festivités. « La femme et la belle-famille de mon fils savent que mon prénom israélien n’est pas mon prénom d’origine, et qu’en fait je suis musulman. Cela ne semble pas leur poser de problème », raconte H. En revanche, par respect pour eux, il présume qu’il ne serait pas convenable que les entourages, les collègues ou les gens de leur quartier soient au courant. Il ne veut pas mettre dans l’embarras cette famille israélienne très respectueuse des règles du judaïsme.

Pour lui, qui n’est pas religieux, cette conversion n’a « aucune signification ». Elle est la conséquence d’un exil, et d’une vision pragmatique de la vie : « Pourquoi aurais-je dû conserver une identité bosnienne, ou bosniaque, ou musulmane, qui ne m’est d’aucune utilité ici ? » En deux décennies, H. a appris à « se sentir l’un d’entre eux ». « Je ne suis pas juif, même si je le suis officiellement devenu ; en revanche, je me sens Israélien. »

Après un moment de réflexion et d’hésitation, il confie : « Non seulement je me sens Israélien, mais parfois je me sens même un peu juif… » Il sourit et compte sur la compréhension et la tolérance de son interlocuteur, soulagé que cette confidence n’entraîne pas la conversation sur des chemins trop sensibles.

H., qui se moque de ses identités successives, finit toutefois par aborder la question du conflit israélo-palestinien. Cette guerre est une ligne de fracture entre exilés sarajéviens encore davantage que dans la société israélienne. Beaucoup sont repartis d’Israël progressivement entre 1995 et 2000, certes parce que les conflits s’achevaient en ex-Yougoslavie et que le maître de Belgrade, Slobodan Milosevic, fut finalement déchu, mais aussi parce que la seconde Intifada commençait. Si la guerre israélo-palestinienne est très difficile à vivre, voire insupportable, pour des Sarajéviens juifs, on peut imaginer qu’elle l’est peut-être encore davantage pour un Sarajévien musulman converti.

« Aucune solution » au conflit israélo-palestinien

H., qui ne se sent « par nature ni extrémiste ni polémiste », explique n’avoir jamais eu « aucun problème ni avec les Israéliens ni avec les Arabes » palestiniens rencontrés dans un cadre professionnel. Il avoue, en revanche, ne comprendre ni les uns ni les autres, lui qui a quitté Sarajevo sans se retourner, à l’époque du siège, pour sauver ses enfants et trouver ailleurs une vie meilleure. Il dit ne pas comprendre les divisions nationalistes et les passions religieuses qui déchirent Jérusalem et la Terre sainte.

« Pour moi, faire la guerre pour une “terre des ancêtres” ou une “mère patrie” n’a aucun sens. Etre un “héros” et laisser sa famille dans la misère, ou ses enfants orphelins, n’a aucun sens. » H. ne voit « aucune solution au conflit ».

Cadik Danon est ainsi entré dans la légende de Sarajevo, la ville qui voue un culte à la coexistence intercommunautaire, même si ces histoires n’ont pas été racontées à l’époque de la guerre et qu’aujourd’hui encore, chacun préfère rester discret sur ces conversions illégales.

« Danon était un rabbin très séculier, avec des valeurs communistes. Il était le rabbin dont les juifs yougoslaves avaient besoin », pense Eliezer Papo, qui l’a fréquenté lors de voyages en ex-Yougoslavie. C’est Danon qui l’a peu à peu libéré de son « wahhabisme juif » et lui a appris qu’il n’y a pas de valeur supérieure à la compréhension de sa communauté, à l’humanité envers ses semblables.

Deux parcours différents en Israël

Si le rabbin Papo et le hazzan Kozemjakin partagent désormais une approche identique du judaïsme, dans la lignée du rabbin Danon, ils diffèrent en revanche par leur parcours israélien.

Eliezer Papo, rabbin d’une ville distante de 2 000 kilomètres de là où il vit, ne quitterait Jérusalem pour rien au monde. Il « adore » la Ville sainte et « la vie frénétique » israélienne. « La lenteur de Sarajevo ne me convient pas », dit-il. Son appartement est celui d’un intellectuel qui enseigne, écrit, traduit et multiplie les activités. Dans sa bibliothèque en hébreu, ladino, serbo-croate, anglais, allemand, français, il est à la fois question d’histoire juive, de littérature et, bien sûr, de religion.

Igor Kozemjakin a pour sa part été déçu par Israël. Il est revenu à Sarajevo. Pourtant, lorsqu’il retourne seul dans la Ville sainte à l’adolescence, il devient d’abord « amoureux de Jérusalem ». Sa déception est en fait politique. Le jeune homme, « enthousiasmé par le processus de paix israélo-palestinien », présent à chaque manifestation pacifiste comme à l’époque beaucoup des jeunes exilés de Sarajevo, est dégoûté par l’assassinat du premier ministre israélien Yitzhak Rabin par un extrémiste juif, puis par le déclenchement de la seconde Intifada en 2000. Il se retrouve deux ans plus tard, pendant son service militaire, dans une tranchée de Khan Younès, à Gaza. « J’ai vu le changement et les divisions dans la société israélienne, dit-il, et j’ai progressivement perdu mes convictions sionistes. »

Kozemjakin dénonce « l’occupation des territoires palestiniens » et pense que « le gouvernement Netanyahou et ces mouvements d’extrême droite, c’est du pur fascisme ». Il affirme avoir « perdu tout espoir » d’une paix au Proche-Orient.

L’esprit de Cadik Danon survit aujourd’hui

Après un détour par des études d’histoire juive en Suède, où il rencontre sa femme ukrainienne, Igor Kozemjakin rentre à Sarajevo. Il enseigne l’histoire et le judaïsme aux enfants de la communauté juive et travaille aujourd’hui pour le Conseil interreligieux, une organisation de dialogue intercommunautaire dans les Balkans.

Puis il devient le hazzan de Sarajevo, avec Eliezer Papo comme mentor. Toujours passionné par le judaïsme, il deviendrait bien rabbin mais ne veut plus vivre, même pour deux années d’apprentissage, en Israël. Les lieux d’études rabbiniques les plus proches sont le centre sépharade d’Istanbul ou le centre ashkénaze de Budapest. Sa décision n’est pas prise.

L’esprit de Cadik Danon, qui a permis à tant de Sarajéviens de suivre les sentiers difficiles de l’exil d’une terre fracturée à une autre, d’une ville assiégée à une ville divisée, survit ainsi aujourd’hui à travers Igor Kozemjakin à Sarajevo et Eliezer Papo à Jérusalem.

En Israël, ce dernier est même parvenu à trouver des rabbins prêts à l’aider à pratiquer des conversions de circonstance. Son histoire favorite est celle d’une dame sarajévienne âgée, née juive puis convertie à la religion orthodoxe pour épouser un Serbe, et dont le petit-fils souhaitait la rejoindre après avoir combattu dans l’armée bosnienne pour la défense de Sarajevo.

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« La croyance est un questionnement »

Il arrive aussi que la tolérance sarajévienne crée des situations bien plus délicates que de discrètes conversions par des rabbins ouverts d’esprit. Ainsi, pour le 65e anniversaire de la création d’Israël, en 2014, l’ambassadrice d’Israël en Bosnie-Herzégovine demande au président de la communauté juive, Jakob Finci, et à Eliezer Papo si une célébration est envisageable. L’événement tombant au même moment que Pessah, les deux hommes suggèrent que la cérémonie politique ait lieu le même soir que le dîner de la Pâque juive.

La soirée à la synagogue de Sarajevo mêle donc juifs sarajéviens et invités officiels du gouvernement, des autres cultes et des ambassades étrangères. À un moment, l’ambassadrice israélienne voit entrer un homme de type moyen-oriental portant une kippa. Elle demande qui il est et quand le rabbin Papo lui glisse que c’est « l’ambassadeur d’Iran », la diplomate éclate de rire, persuadée qu’il plaisante. « Je crois me souvenir qu’elle pensait à un homme d’affaires marocain…, raconte Eliezer Papo. Alors je les ai présentés : “Madame l’ambassadrice d’Israël, monsieur l’ambassadeur d’Iran.” Ils se sont serré la main. Elle était stupéfaite. »

N’y a-t-il qu’à Sarajevo qu’un diplomate iranien peut assister à une cérémonie pour Pessah et pour la création de l’Etat d’Israël, porter une kippa, et serrer la main d’une femme diplomate israélienne ? L’ambassadrice demande au rabbin comment une scène aussi surréaliste a pu exister. « C’est Sarajevo…, lui répond-il. Ici, l’Iran soutient la ligne gouvernementale officielle et l’image de la ville, qui sont que toutes les communautés se respectent et vivent ensemble. L’ambassadeur porte une kippa et vous salue en signe de respect pour les juifs sarajéviens car, s’il ne le faisait pas, les musulmans sarajéviens seraient mécontents. »

« 80 % des juifs sarajéviens sont non croyants »

Cette tradition juive sarajévienne héritée de Cadik Danon et portée par Eliezer Papo, dont les voyages de Jérusalem à Sarajevo sont de plus en plus rares, est aujourd’hui entre les mains d’Igor Kozemjakin. Pour lui, « la croyance est un questionnement » et « si l’on ne se querelle pas avec Dieu de temps en temps, c’est qu’on n’est pas juif ».

Il raconte que sa grand-mère avait décidé que Dieu était mort à Auschwitz. Il est pour sa part devenu croyant à l’adolescence et se dit « socialiste », comme Danon et Papo. Il est fier que sa communauté compte un taux de « 80 % de mariages mixtes » et estime en souriant que « 80 % des juifs sarajéviens sont non croyants ». Chaque vendredi, il n’est jamais sûr d’atteindre le minian, le quorum de dix hommes. « C’est particulièrement difficile l’hiver lorsqu’il fait très froid, et que les vieux restent chez eux », sourit-il.

« Sarajevo est davantage une petite Tolède qu’une petite Jérusalem, estime Igor Kozemjakin. La seule chose à Sarajevo qui me rappelle Jérusalem est la proximité géographique entre les édifices des différentes religions. Mais à Sarajevo, les gens vivent ensemble ; à Jérusalem, ils sont divisés. » Même s’ils n’ont pas eu la même expérience de Jérusalem, que le premier adore Israël et que le second n’a pas supporté l’Etat juif, Eliezer Papo et Igor Kozemjakin se vouent un véritable respect mutuel. Entre eux, Papo appelle son élève « rabbin », ce qui enchante le hazzan.

Et ces étonnants rabbins sarajéviens sont parfois même encore plus stupéfiants que ne le dit leur biographie officielle. Car si le hazzan Kozemjakin n’a aucun problème à préciser que sa mère n’est pas juive mais issue de la communauté croate catholique, ce qu’oublie de préciser le rabbin Papo lors des discussions nocturnes à Jérusalem, en servant un alcool de poire qu’un ami vient de lui amener de la campagne d’Herzégovine, c’est qu’il ne s’appelait absolument pas Eliezer Papo avant d’émigrer en Israël. Cet intellectuel, chaleureux et intarissable sur l’histoire et la religion, reste discret sur ses origines. A Sarajevo, pour tous les fidèles de la communauté juive, qui l’apprécient d’ailleurs beaucoup, c’est pourtant un secret de polichinelle : même Eliezer Papo, rabbin officiel de Sarajevo, n’est pas formellement juif de naissance. Il a décidé d’être juif !

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