Lu dans la presse
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Publié le 31 Janvier 2020

Hommage - J’avais un maître et un ami. Hommage à Théo Klein.

Patrick Klugman rend hommage à l'ancien président du Crif mort à l'âge de 99 ans: un militant, avocat et écrivain qui a transformé tout ce qu’il a embrassé.

Publié le 30 janvier dans La Règle du Jeu

Que l’on ne s’y trompe pas. Théo, ardent défenseur du dialogue et de la paix, était un combattant. Mais son arme favorite était l’ironie. L’existence ne lui fut pas toujours facile. Il décida de la trouver amusante. Parfois elle lui a joué des tours. Quelques fois il l’a devancée. Cette fois, elle semble l’avoir rattrapé.

Militant, avocat, dirigeant d’institutions, écrivain, il a chamboulé, secoué, transformé tout ce qu’il a embrassé.

Théo Klein n’a pas été un président du Crif comme les autres. Théo n’a jamais rien fait comme les autres. Avant lui c’est à peine si l’on savait qu’il y avait une institution qui représentait les Français juifs auprès des pouvoirs publics. Avec lui le Crif devint ce lieu singulier de la société française, carrefour des partis politiques, du gouvernement, des journalistes, des syndicalistes, des représentants de différents cultes et de différents pays et, bien sûr, du lien entre la France et Israël. Il a créé le dîner annuel de cette institution qui accueille rituellement le Premier Ministre et désormais le Président de la République. Il m’avait confié que, mal élu, il avait eu les mains libres pour entreprendre ce qu’il souhaitait à la manière dont il l’entendait, estimant ne rien devoir à la plupart des électeurs qui n’avaient pas voté pour lui… Sur sa relation à Ady Steg, illustre professeur de médecine et compagnon de route de ses aventures communautaires pendant un demi siècle, il avait eu ce mot tendre et définitif : «lui et moi avons toujours fait l’unanimité. Lui pour. Moi contre.». Ainsi était Théo, fin politique et piètre politicien.

Débarrassé des charges de son mandat, non sans avoir réglé «l’affaire du Carmel d’Auschwitz» grâce à sa relation avec le Cardinal Lustiger, il s’engagea dans une discussion inédite à l’époque avec un dignitaire de la Ligue Arabe. Le livre «Deux vérités en face» fut reçu comme un coup de tonnerre qui renversa les discours convenus de chaque camp. Hébreu plus encore que Juif, (dont il interprétait très librement les préceptes religieux), Théo fut littéralement un passeur… d’histoire, de valeurs et de convictions.

Théo Klein, bien avant et au delà du Crif a été un immense avocat. Et encore une fois un pionnier. En 1945, en rejoignant le barreau, il a tout simplement réinventé notre métier en préfigurant ce qu’il allait devenir. Préférant les solutions subtiles aux procès inutiles, il a compris le premier la valeur du mot conseil, quand ses confrères se pinçaient le nez en le prononçant. Rapidement, le jeune avocat a fait parler de lui. Irremplaçable pour ses clients, il se déplaçait chez eux et allait auprès d’eux résoudre leurs problématiques. Autant de choses qui étaient proscrites dans ce qui était alors un métier de robe éloigné des contingences économiques…
Ses premiers clients sont connus : Sylvain Floirat, propriétaire de Matra et Europe 1, puis à sa suite Jean-Luc Lagardère, Gilbert Trigano, mythique fondateur du Club Med, Edmond de Rothschild. Ils devinrent ses amis. Il accompagne leur développement dans la France bénie de l’après guerre et au-delà de ses frontières. Pionnier du barreau il l’a encore été lorsque, au firmament de sa carrière et sous son impulsion, son cabinet est devenu la première firme française à s’allier à des confrères anglo-saxons pour appréhender la mondialisation alors balbutiante.

L’homme volontiers affable était discret. Mais d’Abidjan à Tel-Aviv, où il fut le premier avocat étranger inscrit, le prénom de Théo était un sésame que l’on aimait se partager. Il n’était pas que l’ami des puissants, mais on se sentait important à compter au rang de ses amis. Combien d’hôtes illustres ou inconnus, chefs d’Etat ou intellectuels désargentés ont eu le bonheur de sa table et de sa conversation dans son bureau niché au 44 avenue des Champs-Elysées?

Lorsque nous avons célébré à l’Hôtel de Retz ses quatre-vingt ans, plusieurs de ses vies étaient réunies parmi les convives. Je garde le souvenir de Jean-Luc Lagardère, dont il se dit que Théo avait été déterminant dans le sauvetage du groupe lors de la défaillance de la Cinq, recopiant longuement à la main un mot de gratitude dans le livre d’or, imité ensuite par Monseigneur Lustiger…

Les mots manquent pour cerner le personnage, tant son ampleur fut considérable dans des domaines très variés. Au rang de ses innombrables facettes il faut retenir son rôle de premier président du Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme dont la réussite éclatante, et même l’existence, lui doit tant.

Je crois que notre parcours en miroir à soixante ans de distance entre l’Uejf, le Crif, le barreau et «la chose publique» l’amusait beaucoup et il aimait bien me le témoigner par un mot ou une invitation, toujours avec beaucoup de bienveillance et un peu d’ironie.

Jamais sentencieux ou autoritaire, il savait orienter, plus que guider, le pas de celui qui cherche son chemin. Il avait le don rare de développer chez son interlocuteur le goût de sa propre liberté. Ainsi était Maître Théo Klein. Un éclaireur. Un émancipateur. Un maître donc. Et un ami pour tous ceux qui ont eu comme moi la chance de croiser sa route et de voir en retour leur propre trajectoire bouleversée.