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Publié le 22 Janvier 2020

Israël/Mémoire - Israël : pour les lycéens, la visite d’Auschwitz, délicat rite de passage à l’âge adulte

Entre recueillement et exaltation nationale, les établissements s’interrogent sur le sens des voyages scolaires organisés sur le site du camp d’extermination en Pologne.

Publié le 21 janvier dans Le Monde

Faut-il se rendre à Auschwitz ? Cette question s’impose à toutes les classes de première et de terminale d’Israël. Alors que le mémorial de Yad Vashem accueille, jeudi 23 janvier à Jérusalem, les commémorations des 75 ans de la libération du camp d’extermination nazi, environ un tiers de ces élèves des écoles publiques, 35 000 jeunes gens, préparent leur voyage en Pologne. Subventionné par l’Etat et bien souvent encadré par Yad Vashem, ce périple tient du rite de passage à l’âge adulte, au même titre que le service militaire.

Chaque année, depuis les premières « délégations », en 1988, les élèves y sont un peu plus nombreux. Rares sont les lycées qui s’en exemptent. En 2016, une institution respectée, le Gymnasia Herzliya de Tel-Aviv, avait choisi d’y mettre un terme. Son proviseur déplorait alors une montée dangereuse du sentiment nationaliste en Israël, et souhaitait ne pas y contribuer. Il n’a pas été suivi, selon le ministère.

Reste que les classes qui l’abordent ne cessent d’interroger ce parcours, qui fonde la mémoire nationale. Ainsi Galia Bar-Tal, 18 ans, élève au lycée Rotberg de Tel-Aviv, est revenue de Pologne en septembre. Elle avait voulu s’y rendre « à cause de l’histoire de [sa] famille, d’origine polonaise. C’était important pour moi ».

Durant une semaine, elle a vu défiler les paysages derrière les vitres d’un bus, en vase clos avec ses camarades de lycée, pour en descendre au camp d’Auschwitz, étape obligatoire, avec ceux de Treblinka, de Majdanek et de Plaszow. « Pour l’essentiel, tout tournait autour de la mort », dit-elle. Mis à part une demi-journée dans le quartier juif de Cracovie et trois heures d’échanges avec des lycéens polonais, suivies d’un temps libre en ville.

« Ça veut dire quoi, “plus jamais ça” ? »

Chaque soir, Galia s’est assise en cercle avec ses camarades et leurs professeurs pour partager les émotions et tirer les conclusions du jour. On leur a laissé le temps de griffonner, seuls, leurs impressions dans leur carnet. Elle a été attentive à un camarade qui se disait « en colère », après la visite du camp de Majdanek, et « davantage motivé pour rejoindre l’armée » à la fin de l’année scolaire. Elle a eu du mal à comprendre pourquoi certains avaient emporté avec eux un drapeau israélien. Elle s’est aussi interrogée sur ce que signifiait ce mot de « victoire », qui revenait souvent dans les groupes de parole, associé à la présence « ici, à Auschwitz, de la jeunesse de notre pays, Israël. Cela doit vouloir dire que nous sommes encore là, que nous avons gagné et que nous avons de l’espoir ».

À l’image de son père, Daniel Bar-Tal, professeur au département de sciences de l’éducation de l’université de Tel-Aviv, Galia déplore un parcours axé sur l’émotion, qui tend à se refermer sur l’histoire juive et nationale israélienne. Elle aurait souhaité qu’il s’ouvre sur un questionnement plus universel, et interroger le présent de son pays depuis la Pologne. « Ça veut dire quoi, “plus jamais ça” ? Je comprends cela comme un combat à poursuivre contre le fascisme et pour la démocratie, y compris en Israël. Mais d’autres sont revenus avec un sentiment de triomphe nationaliste », estime-t-elle.

Ce débat est politique en Israël, où le gouvernement de Benyamin Nétanyahou, au pouvoir depuis 2009, a confié avec régularité le ministère de l’enseignement à ses alliés de la droite messianique. Mais il est aussi plus souterrain. Il s’inscrit dans une interrogation sur les excès du travail de mémoire et sur la part qui revient à l’oubli, alors que la génération des survivants disparaît. Il questionne aussi la valeur d’un rite, qui s’est ancré inégalement dans la société israélienne.

Bons lycées surreprésentés

Certes, des centaines de soldats en formation se rendent chaque année en Pologne, en uniforme. Des opérateurs proposent aussi aux entreprises technologiques des voyages de team building pour leurs employés. Mais les lycéens arabes israéliens, comme les juifs ultraorthodoxes, ne font pas, pour la plupart, ce voyage. Dans dix ans, ils représenteront près de la moitié de cette classe d’âge. Et nombre d’enfants de familles modestes s’en passent également.

Se rendre en Pologne coûte cher : en moyenne 1 240 euros pour une semaine. Le ministère de l’éducation a mis de l’ordre dans les prix pratiqués par les agences de voyages privées, accusés d’entente au milieu des années 2010. Il accorde aussi des bourses. Mais les bons lycées de Tel-Aviv restent surreprésentés. Les descendants de juifs européens, qui ont connu la Shoah, sont aussi plus enclins à se rendre en Pologne que les familles juives originaires du Proche-Orient, plus nombreuses dans la périphérie marginalisée du pays.

Pour atténuer ces divisions, l’histoire des communautés juives d’Afrique du Nord sous l’occupation nazie sera mise au programme de terminale l’an prochain. « La Shoah est devenue l’évènement historique le plus important dans l’identité israélienne, plus même que l’indépendance, estime l’anthropologue Jackie Feldman, auteur de la première étude de fond sur ces voyages en Pologne. Il faut donc qu’elle ait du sens même pour les Israéliens d’origine éthiopienne, qu’elle ne soit pas seulement une histoire ashkénaze ».

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