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Publié le 18 Juin 2019

Justice/Terrorisme - À partir de quand une "association de malfaiteurs" devient-elle "terroriste" ?

Le chef d'accusation "fourre-tout", utilisé pour mettre en examen tous ceux que l'on soupçonne d'activités terroristes, a été affiné par plusieurs décisions de justice récentes.

Publié le 18 juin sur Europe 1

Entre eux, les professionnels de la justice parlent d'"AMT", pour "association de malfaiteurs terroristes". C'est le chef d'accusation sous lequel sont mis en examen - et souvent condamnés - la plupart des individus soupçonnés d'activités terroristes. Une qualification juridique "fourre-tout" qui semble s’affiner avec de récentes décisions de justice concernant des "revenants" de la zone irako-syrienne, ou des attaques commises sur le sol français… Et la définition qui se dessine est loin de faire l'unanimité. Europe 1 a enquêté.

Une organisation combattante non classée comme terroriste

À partir de quand une association de malfaiteurs est-elle "terroriste" ? Lorsqu'il est possible de démontrer que l'organisation à laquelle appartiennent ses membres s'est bien livrée à des exactions de ce type, selon plusieurs jugements consultés par Europe 1. Ces derniers mois, dans trois dossiers différents, des Français partis combattre en Syrie et rentrés sur le territoire ont été relaxés du chef d'AMT, au motif qu'ils n'avaient pas rejoint l'Etat islamique mais deux autres groupes que ni l'ONU ni l'Union européenne ne classent comme terroristes : les Faucons du Sham et Arhar al-Sham, notamment car cette dernière a récemment changé d’alliances et collaboré avec les services américains.

"En droit, nous considérons qu'il y a un certain nombre de critères qui font qu'une organisation est terroriste non pas parce qu'elle est inscrite sur une liste, mais parce que les actes matériels établis en procédure permettent de dire que cette organisation s'est livrée à des actes d'intimidation et de terreur, ce qui est la définition du terrorisme", estime pourtant Naïma Rudloff, cheffe du département de lutte anti-terroriste au Parquet général de Paris. Anne-Clémentine Larroque, maître de conférence en questions internationales à Sciences Po, abonde, qualifiant Arhar al-Sham d'"organisation salafo-djihadiste". Fondée en 2011, celle-ci a participé à des opérations conjointes avec Jabhat al-Nosra - affilié à Al-Qaïda jusqu'en 2016-, ainsi qu'aux côtés de l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), ancêtre de l'EI, jusqu'en 2014. "C'est une organisation combattante et armée qui n'est pas placée sous l'égide d'un État", mais se livre à des "arrestations arbitraires" et "des prises d'otages", pointe la chercheuse.

"La justice française ne fait pas de politique"

Pour ces raisons, les trois dossiers qui se sont soldés par des relaxes, au moins partielles, seront rejugés en appel, le parquet estimant que la justice doit reconsidérer sa position. "Nous établissons qu'Ahrar al-Sham, à une période de son activité, s'est livrée à des opérations de soutien à des organisations terroristes", martèle Naïma Rudloff. "Elle a un département religieux, elle a une brigade de suicidaires, c'est-à-dire des candidats aux attentats, elle a un service de renseignement, un service de recrutement, un service de cyberattaques…", liste la magistrate spécialisée. "Son but n'est pas de libérer le peuple syrien, mais d'instaurer l'État islamique en Syrie, au Liban, en Palestine et en Jordanie."

Pour le parquet, le message est donc clair : ce n'est pas parce qu'Ahrar al-Sham n'a jamais planifié d'attentat à l'international qu'il ne s'agit pas d'une organisation terroriste. "La justice française ne fait pas de politique, mais elle examine, au cas par cas, précisément, la période des faits pendant lesquels nos ressortissants français sont allés en zone de combat rejoindre une association", explique la cheffe du département de lutte anti-terroriste. "Ce dont on s'aperçoit, c'est que ceux qui sont allés rejoindre ce groupe ont participé d'abord à des entraînements militaires, voire des combats, et se retrouvent ensuite à avoir ensuite rejoint soit l'État islamique, soit Jabat Al-Nosra." La question, épineuse, n'a pas fini de se poser : outre les appels, sept informations judiciaires en cours impliquent encore ces groupes djihadistes "parallèles".

"Faire le tri" entre les terroristes et les délinquants

Une autre décision, concernant elle des individus n'ayant pas quitté le territoire français, est passée totalement inaperçue pour le grand public, mais pas du monde judiciaire. Elle a été rendue à l'issue du très médiatique procès d'Abdelkader Merah, le frère de Mohamed Merah. So co-accusé, Fettah Malki, qui a reconnu avoir vendu des armes et un gilet pare-balles au tueur de Toulouse et de Montauban, a vu sa peine réduite en appel : d'une condamnation à 14 ans de prison pour "AMT", il est passé à une condamnation à dix ans, pour simple association de malfaiteurs. "Les débats n'ont pas établi que Fettah Malki avait pu avoir connaissance des projets terroristes de Mohamed Merah", ont estimé les juges de la Cour d'Assises spécialement composée, qui n'ont condamné l'accusé que pour trafic d'armes en état de récidive.

Une nuance saluée par de nombreux avocats d'autres individus actuellement poursuivis pour leur implication logistique dans des dossiers terroristes, comme celui de l'Hyper Casher, de Charlie Hebdo ou de l'attentat de Nice. "Derrière les attentats qui ont été commis, ou derrière les projets d'attentats, il y a tout un tas de petits délinquants de droit commun qui se sont agrégés et qui ont aidé, sans le savoir, un projet terroriste", estime ainsi Me Margot Puliese, qui en défend plusieurs. "Ce n'est pas du tout la même intention", juge l'avocate, pointant aussi que les peines sont beaucoup plus lourdes lorsque le caractère terroriste est retenu. "On ne peut pas, pour des raisons qui appartiennent davantage à la passion qu'à la raison, et qui relèvent plus de l'émotion que du droit, ne pas faire le tri entre ces personnes…."

La décision ouvre, en tout cas, la voie à des condamnations moins lourdes pour les prévenus à l'implication uniquement logistique dans des dossiers d'attentats, sans que l’on puisse prouver qu’ils avaient connaissance du projet final et de son caractère terroriste. Cela pourrait, par exemple, concerner certains des quatorze des personnes renvoyées devant la justice pour les attentats de janvier 2015.