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Publié le 22 Mars 2019

Kibboutz - Que sont devenus les Kibboutz ?

120 000 personnes vivent dans ces communautés qui ont longtemps fourni un modèle économique et social à l'Etat juif. Ce n'est plus le cas mais, de crises en réformes, l'idéal kibboutznik reste bien vivant.

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Kibboutz

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lundi 8 avril 2019, à 20h30

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Article publié en 2010 (Ndlr. : les faits présents doivent donc être nuancés et actualisés) sur le site du Monde

Il y avait de l'amertume dans les propos de Zeev Shor, secrétaire général du Mouvement des kibboutz : "Nous qui avons contribué à l'histoire d'Israël, non avec des discours poétiques mais avec nos mains, notre sueur, nos larmes et notre sang, nous pouvons relever la tête avec fierté, même si, dans la société israélienne, certains ont oublié ou ne veulent pas se rappeler ce que nous sommes et ce que nous avons fait…"

L'occasion était pourtant festive : il s'agissait de célébrer, ce printemps, le 100e anniversaire de la création du kibboutz Degania Alef, la "mère" des 273 kibboutz d'Israël, situé sur la rive sud du lac de Tibériade. Un siècle a passé depuis la naissance du premier village communautaire et d'une institution qui a été un socle de la fondation de l'Etat juif. Ne reste-t-il des kibboutz que de la nostalgie pour une utopie ?

Erreur : quelque 120 000 personnes vivent dans les kibboutz, unis dans la certitude que cette forme de vie, pourtant de moins en moins communautaire, reste la plus belle. Encore faut-il apporter quelques retouches au modèle, qui n'a plus grand-chose à voir avec La Tour d'Ezra, le roman mythique d'Arthur Koestler, publié en 1947. Le mouvement a suivi l'évolution de la société israélienne, qui s'est embourgeoisée. S'éloignant de l'idéologie socialiste des pères fondateurs, les kibboutz ont pris en marche le train du libéralisme économique et de la globalisation.

Tous sont passés par de douloureuses remises en cause ; tous ont pris le virage de l'industrialisation en réduisant la part de l'agriculture. Shimon Ruben et Reouven Ronen, âgés tous deux de 71 ans, racontent l'évolution de leurs rêves, et la dégringolade, avant la renaissance, du kibboutz Horshim. L'endroit est situé à un kilomètre de la " ligne verte ", la ligne de cessez-le-feu de 1949. Ils y arrivent, en 1958, avec cet esprit pionnier qui caractérisait le mouvement de jeunesse socialiste et sioniste Hachomer Hatzaïr, fondé en Europe de l'Est.

Participer, après la Shoah, à la création de l'Etat juif en appliquant des principes égalitaires et de justice sociale, favoriser l'émergence d'une classe de paysans et d'ouvriers, créer en un mot un " homme nouveau ", tels étaient leurs rêves. L'aventure des kibboutz, ajoutent Shimon et Reouven, a été vécue comme une "utopie devenue réalité". Une réalité exigeante, avec les pesanteurs d'une organisation collectiviste qui ne concevait la réalisation personnelle qu'au travers de celle de la collectivité.

Le mouvement est le creuset d'une certaine élite de la société israélienne, et il bénéficie du soutien financier des gouvernements travaillistes. Comme l'armée, à qui il va fournir une forte proportion d'officiers, il forge le caractère d'une partie de la jeunesse. Pendant plusieurs décennies, les kibboutzniks vont cependant vivre en vase clos, à l'abri des contraintes du "marché".

POTION AMÈRE

A Horshim, explique Shimon, "nous n'avons pas su ou voulu gérer nos affaires comme il aurait fallu. Les gens étaient habitués à un certain niveau de vie, et celui-ci, malgré la crise économique, n'a pas baissé. La réalité, c'est que nos chefs ne pouvaient pas reconnaître un échec". " En 1989, ajoute Reouven, il a été question de dissoudre le kibboutz : nous étions en situation de pure faillite, c'était une fuite en avant dans l'endettement, mais on continuait à vivre au-dessus de nos moyens. "Shimon explique ainsi cet aveuglement collectif : " On disait : “Cela va s'arranger”, alors même qu'on ne pouvait attendre aucune aide du gouvernement de droite. Il y avait parmi nous le sentiment que cela allait durer éternellement. Nous refusions de voir la réalité. "

Dans les années 1980, la mort du mouvement était annoncée : souvent criblés de dettes, les kibboutz ont bénéficié d'un aggiornamento de l'Etat, qui accepte d'annuler la moitié de leur créance totale d'environ 19 milliards de shekels (3,8 milliards d'euros). Le reste fera l'objet d'accords de rééchelonnement individuels avec les banques, sur quinze ou vingt ans.

Ce compromis historique avec le système capitaliste, qui aura l'avantage de sauver l'emploi régional et de renflouer les banques, va nourrir un processus de privatisation, qui se poursuit. Certains kibboutz ont bu toute cette potion amère, alors que d'autres n'en ont accepté que des doses homéopathiques.

Le paysage kibboutznik ressemble aujourd'hui à une palette d'expériences, mais deux grandes écoles se dessinent : les kibboutz shitoufi, qui sont restés traditionnels et communautaires (ils sont environ 65), et les autres, les mitchadesh (" renouvelés "), qui se sont privatisés à des degrés divers.

Dans sa petite maison de Ramat Hasharon, au nord de Tel-Aviv, le professeur Eliezer Ben-Rafael, sociologue et historien, évoque deux traumatismes : le premier, c'est l'arrivée de la droite au pouvoir, avec la victoire du Likoud en 1977 ; le second, sept ans plus tard, c'est une crise économique sans précédent, lorsque l'inflation en Israël a dépassé 450 %.

Le premier ministre Menahem Begin, qui veut délégitimer l'idéologie des kibboutz, a un mot resté fameux sur les kibboutzniks : " ces millionnaires avec leurs piscines. " " De 1983 à 1987, souligne le professeur Ben-Rafael, il y a eu une intense crise d'introspection. Les gens se sont dit que leur modèle économique et leurs choix politiques étaient erronés. Beaucoup ont eu le sentiment d'avoir raté leur vie. "

D'autant que cette évolution exogène s'accompagne d'une profonde remise en cause de la philosophie qui sous-tend le kibboutz. Le professeur Ben-Rafael parle de sa " familisation ", pour expliquer une véritable "révolution biologique et sociale" initiée par les femmes.

Car, au-delà des principes égalitaires, "les femmes étaient souvent reléguées à des tâches ménagères, marginalisées dans les décisions collectives, et elles ne pouvaient pas exploiter leur féminité à cause de l'uniformité vestimentaire de règle". Etre pionnier, ajoute- t-il, c'était un "idéal masculin". Peu à peu, l'épouse, la mère reprennent de l'ascendant et la cellule familiale s'érige en bastion privatif au sein de la collectivité.

La plupart des Maisons des enfants, où les mamans conduisaient leur bébé dès leur sortie de la maternité, ont complètement disparu à la fin des années 1980. Parallèlement, les kibboutz ont perdu une partie de leur vocation stratégique. La carte de leur implantation montre assez qu'il s'agissait de coloniser la terre de Palestine, en établissant des avant-postes de la présence juive dans les régions périphériques, un rôle peu à peu repris par l'armée.

Pourtant, l'idéologie de la "frontière", un peu comme dans l'Ouest américain, a longtemps marqué l'état d'esprit kibboutznik. Cet état d'esprit perdure parfois, comme à Zikim, un kibboutz situé au nord de Gaza, à portée des roquettes des groupes islamistes. "Quand j'étais jeune, se rappelle Mark Levy, on me demandait : “Alors, tu vis à la frontière ?” "

Tout en restant shitoufi, le kibboutz Zikim, longtemps menacé de faillite, a dû accepter un certain nombre de compromis pour survivre. Contrairement aux kibboutz privatisés, où la pratique des salaires différenciés se généralise, les revenus de Mark, directeur général du Mouvement des kibboutz, et de son épouse Smadar, psychologue, sont intégralement versés à la communauté.

Chacun d'eux reçoit un pécule mensuel de l'ordre de 4 000 shekels (800 euros). "Ma maison, mes dépenses de santé, d'éducation, y compris l'université de mon fils, la blanchisserie, sont pris en charge. Nous avons privatisé une bonne partie des services, comme l'électricité et la nourriture. Celle-ci reste collective, mais payante, à raison d'environ 8 shekels [2 euros] par repas. Dans le passé, ajoute Mark Levy, on mangeait gratuitement, ce qui se traduisait par un important gâchis. " 

" DU BERCEAU À LA TOMBE "

Dans les kibboutz privatisés, la salle à manger commune a souvent été conservée comme lieu des décisions stratégiques intéressant la collectivité. L'une des plus sensibles est celle de l'accueil de résidents de l'extérieur, les tochavim. " La société israélienne, explique Mark Levy, est une société de conflits et de tensions. En venant vivre dans un kibboutz, les gens se sentent préservés de ces agressions. Ils profitent d'une qualité de vie inconnue en ville, sans être assujettis à la plupart des règles qui s'imposent aux membres du kibboutz. "

Ces règles ont longtemps été vécues comme un carcan, suscitant en quinze ans le départ de quelque 20 000 jeunes. Le double effet de l'ouverture du mouvement au reste de la société et de la crise économique a permis d'enrayer cette hémorragie : depuis deux ans, environ 2 500 jeunes sont revenus. L'Etat et le mouvement des kibboutz ont encadré cette renaissance un peu anarchique favorisée par la privatisation. En 2005, une commission a fixé des critères communs à tous les kibboutz, qu'ils soient shitoufi, mitchadesh ou urbains.

Le principe de la solidarité a été réaffirmé, ainsi que la règle d'une majorité de 75 % pour le vote des décisions importantes. A ce filet de sécurité sociale, nombre de kibboutz ont ajouté une garantie de retraite pour tous les membres. Celle-ci existait d'autant moins que le principe du kibboutz prévoyait une prise en charge de chacun "du berceau à la tombe". La question des pensions de retraite n'est pas réglée partout, mais à Zikim et Horshim, chaque kibboutznik peut désormais compter sur une pension d'environ 4 500 shekels (900 euros), qui s'ajoute à la gratuité des services collectifs.

Si la plupart des kibboutz jonglent encore avec une trésorerie incertaine, quelques privilégiés n'ont plus de soucis à se faire… Kibboutz le plus riche d'Israël, Sasa suscite l'envie de tous. Cette petite communauté de 200 membres (450 avec les enfants) est située en haute Galilée, dans une zone hautement stratégique : le village libanais de Roumesh est tout proche, comme semble l'être le sommet enneigé du mont Hermon, qui domine le plateau du Golan.

Le paysage de collines boisées respire la quiétude, mais c'est la guerre qui a fait l'aisance de Sasa : Plasan, son usine, est le principal fournisseur de plaques de blindage pour les véhicules des marines américains, avec un chiffre d'affaires d'environ 900 millions de dollars (730 millions d'euros) en 2009. Mais Sasa, lui aussi, revient de loin. Lorsque le kibboutz a été créé, en janvier 1949, "on a tout essayé, raconte Raoul Cohen : légumes, pommes, poires, pêches, kiwis, poulets, vaches à lait et à viande, cacahuètes, maïs et même viviers… et rien n'a vraiment marché ".

COMMUNAUTÉ PRÉSERVÉE

C'est la première Intifada, en 1987, qui va tout changer. " Nous étions juste à côté de la frontière, poursuit Yael Alimi, et l'armée s'est intéressée à notre usine de plastique, en nous demandant de réfléchir à des applications balistiques. " Les premiers gilets pare-balles sont fabriqués en 1995. Les clients sont d'abord ceux du "marché local", comme dit Raoul en faisant référence à l'invasion israélienne du Liban de juillet 1993. "Puis on a travaillé sur des plaques de blindage pour véhicules. Notre gros contrat a été conclu à l'occasion de la guerre d'Irak de 2003. 90 % de notre production part aux Etats-Unis, mais nous avons une trentaine de clients à travers le monde. "

La dette du kibboutz de 100 millions de shekels (20 millions d'euros) étant épongée, Sasa s'offre le luxe de conserver la plupart des attributs du kibboutz shitoufi. La santé, l'éducation, le logement, l'énergie, les repas sont restés collectifs. "Toutes les rentrées d'argent, salaires et retraites, sont mises dans une caisse commune. La redistribution s'effectue de façon égale entre tous, sur la base de critères que nous définissons nous-mêmes", explique Yael Alimi.

" C'est vrai, reconnaît Raoul Cohen, que cette aisance financière nous aide à conserver notre mode de vie traditionnel. Nous ne voyons pas l'intérêt de nous privatiser davantage, et nous pensons qu'avoir plus d'argent peut créer des problèmes. Alors nous nous gérons prudemment. " Raoul et Yael ne se dissimulent pas le risque de voir grandir l'écart entre leur communauté préservée et le reste de la société israélienne, qui "devient de plus en plus religieuse".

De ce point de vue, il y a bien plus de 230 kilomètres entre Sasa et le kibboutz Migdal Oz, l'un des 16 kibboutz religieux d'Israël, situé dans le Goush Etzion, au sud de Jérusalem. Lorsque Yoran Bitane a quitté la France, il y a vingt-cinq ans, il militait au Bnei Akiva, mouvement de jeunesse sioniste et religieux : "On arrivait avec sa petite valise et tout le reste, vêtements, logement et nourriture, vous était fourni. L'éducation était stricte, et la vie très collective ; même les vêtements étaient communs. Sur le fond, rien n'a vraiment changé : la vie reste rythmée par le principe de “torah et avoda” (la religion et le travail). "

A Migdal Oz, l'imposante synagogue et le mikveh (bain rituel) sont les bâtiments les plus importants, avec la salle à manger commune. Comme la plupart des kibboutz religieux, Migdal Oz a échappé à l'endettement. " Quand nous avions des contraintes financières, nous décidions d'arrêter de manger de la viande ou du fromage, explique Yoran Bitane. C'était une forme d'autorégulation. " Posséder de l'argent n'est pas un problème en soi, mais il est préférable de ne pas en faire l'étalage. " L'avantage, insiste-t-il, c'est que nos enfants ne cherchent pas à s'épater mutuellement par ce qu'ils achètent. Quand les adultes s'habillent pour une fête ou pour Shabbat, nous avons tous le même pantalon bleu et une chemise blanche : cela signifie que, devant Dieu, nous sommes tous pareils. "

Cette sagesse vaut pour les kibboutz religieux. Au-delà, l'un des principaux défis du mouvement est celui de la coexistence entre les différentes communautés. Les inégalités sont un fait accompli, puisque 70 % des kibboutzniks gagnent moins de 7 000 shekels (1 500 euros) par mois, alors que 11 % perçoivent plus de 12 000 shekels (2 500 euros).

Les Israéliens, par nostalgie, aiment bien leurs kibboutz, un peu moins les revendications des kibboutzniks, auxquels ils reprocheraient presque d'avoir abandonné leurs valeurs. La population des kibboutz, vieillissante, comptait 130 000 membres au début des années 1980 : la régression est donc limitée à environ 10 000 personnes. A ceci près qu'elle ne représente plus que 1,6 % de la population israélienne, contre 6,5 % dans les années 1950.

Il n'empêche : cent ans après sa naissance, le mouvement kibboutz est bien vivant. Il a été marginalisé sur le plan politique, tout en demeurant une expérience sociale. Mais que restera-t-il à l'avenir de l'idéal kibboutz ? A Sasa, Raoul Cohen est persuadé de vivre " la vie socialiste la plus pure du monde ", alors qu'à Horshim, Shimon Ruben a le sentiment d'assister à " la fin d'un grand rêve "…


HISTOIRE

Plus de 270 kibboutz créés en cent ans Le kibboutz de Degania, situé au bord du lac de Tibériade, fut officiellement fondé en 1910 sur des terres achetées par le KKL (Fonds national juif) en 1904, alors que la Palestine était encore sous domination ottomane. 273 kibboutz ont vu le jour par la suite.

Dans les années 1950 et 1960, ils étaient un élément constitutif de l'identité de l'Etat juif fondé par le Parti travailliste. Après la conquête militaire de la Cisjordanie et de Gaza, en 1967, le mouvement de la colonisation parvint à réincarner, dans les territoires palestiniens, l'esprit pionnier et l'idéal de " nouvelle frontière " longtemps porté par le mouvement des kibboutz. L'agriculture, qui constituait l'activité principale de ces organisations collectivistes, a dû progressivement faire place à l'industrie. Ce virage n'a pas empêché une quasi-faillite dans les années 1980.

La conversion d'Israël au libéralisme économique, l'affaiblissement du Parti travailliste, à partir de l'alternance de 1977, ont accentué la marginalisation de ce mouvement dans la société israélienne.