Lu dans la presse
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Publié le 5 Octobre 2020

L'article de presse que vous avez le plus lu cette semaine

L’auteur « l’Extase et l’errance » avait choisi son nom de plume, en 1941, pour signer ses poèmes de résistance. Il est mort ce 2 octobre. L’essayiste Michaël de Saint Cheron lui rend hommage.

Cet article avait été publié dans le newsletter du 5 octobre 2020. Il est l'article de presse que vous avez le plus lu cette semaine. 

France - Claude Vigée est mort à 99 ans, c’était un grand poète qui savait "danser sur l’abîme"

Publié le 5 octobre dans L'Obs

Claude Vigée, né Claude Strauss, vient de mourir à 99 ans, ce 2 octobre, veille de la fête juive des cabanes, Souccot, après des années des plus éprouvantes. Lucide jusqu’à la fin, il ne pouvait plus lire ni écrire. Evy, la femme de sa vie, avait disparu en 2007, suivie de leur fils Daniel six ans plus tard.

Sa dernière apparition publique fut très probablement ce 16 décembre 2013 lorsque le Grand Prix national des Lettres lui fut attribué pour son œuvre poétique. Bien tard sans doute. Claude Strauss-Vigée naquit le 3 janvier 1921 à Bischwiller (Bas-Rhin), dans une famille juive attachées aux traditions et très ouverte. Malgré tant de prix reçus, ni la gloire éphémère des tapis rouges ni celle des tambours battants n’ont attiré Claude Vigée, resté en retrait du tintamarre. Rappelons juste qu’il reçut le Goncourt de la poésie en 2008 et le Grand Prix de poésie de l’Académie française.

Ma première rencontre avec Claude Vigée remonte aux années 1983-84. Il me fut présenté par Pierre Emmanuel, autre poète méconnu, mort en 1986, qui fut membre de l’Académie française. Claude était un être d’une humanité, d’une simplicité rares, doublées d’un sens de l’hospitalité, mû par la profondeur de son écoute, de son dialogue.

C’est sur les mots « Vie j’ai » qu’il a construit son nom

On sait que Vigée est le pseudonyme qu’il prit pendant la guerre vers 1941, dont il se servit pour signer alors ses poèmes de résistance. C’est sur les mots « Vie j’ai » qu’il a construit son nom et son œuvre. Bach composa combien d’œuvres sur les notes correspondant à son nom B.A.C.H. (Si bémol - La - Ut - Si bécarre) ? Il y a tout un manifeste dans le choix du poète et tout un combat qu’il commença dans la résistance juive près de Toulouse avant de partir avec ses parents pour les Etats-Unis (1943), où les rejoignirent quelques mois plus tard sa cousine germaine avec les siens, Evelyne ou « Evy », qui deviendra sa femme à tout jamais.

Dans les titres des œuvres de Vigée, on lit toute la philosophie de son combat pour l’existence, dans l’exil américain d’abord, en Israël ensuite à partir de 1960, en France enfin où il revint définitivement avec Evy souffrante en 2007 ou 2008: « la Lune d’hiver », « l’Art et le démonique », « la Pâque de la parole », « les Orties noires », « Dans le creuset du vent », « Dans le silence de l’Aleph », « Danser sur l’abîme ». Toute l’aventure du poète comme de l’écrivain et essayiste qu’il fut, s’inscrivait dans cette danse sur l’abîme. Au cœur de son continent intérieur, il y avait une terre inviolée, son paradis perdu, l’Alsace de son enfance, qu’il n’abandonna jamais au plus profond de son être.

Vigée avait perdu quarante-trois membres de sa famille durant la Shoah.

Vigée, c’était plus de cinquante livres composant cette œuvre unique d’un siècle sur l’autre, partagée entre poésie, essais littéraires, mémoires, et puis aussi commentaires bibliques, dialogues, autant de genres qu’il nomma « Judan » par opposition au roman. Judan comme Judée car cette œuvre est nourrie, parmi d’autres sources que les littératures européenne ou américaine, par la tradition biblique, talmudique et cabalistique mais également par la littérature hébraïque contemporaine.

« Je serais celui que je me ferais être… »

Tout au long de sa vie, il rencontra nombre d’écrivains et de philosophes célèbres parmi lesquels deux l’ont un temps publié. Camus publia en 1957 chez Gallimard « L’Eté indien », puis en 1982 et 1984, Bernard-Henri Lévy, alors directeur de la collection « Figures » chez Grasset édita tour à tour l’un de ses ouvrages les plus beaux « l’Extase et l’errance » puis son « Parfum et la cendre ».

Depuis près de deux décennies, Anne Mounic édita ses « Poèmes choisis » (1950-2012) sous le titre « L’Homme naît grâce au cri »[1] et consacre à l’ensemble de son œuvre une magnifique énergie.

En 1960, l’Université Hébraïque de Jérusalem lui proposa un poste de professeur de littérature française, qu’il accepta comme une renaissance après ces années américaines, qui furent capitales dans sa vie d’homme, d’universitaire, de poète et d’écrivain. Il fit la rencontre aux Etats-Unis de Saint-John Perse mais surtout son chemin croisa à Brandeis University près de Boston, celui du poète et écrivain Pierre Emmanuel, auquel une puissante amitié le lia jusqu’à sa mort en 1984. Vigée raconta dans un texte sur Pierre Emmanuel comment lui et Evy l’accueillirent « presque tous les soirs […] au mitan des années cinquante », alors qu’il traversait une période fort troublée de sa vie dans son rapport aux femmes.

Ces dialogues ou commerces intérieurs, qu’a construit Claude Vigée depuis ses 20 ans jusqu’à ses 90 ans, sont la marque d’un homme, d’un poète, pour lequel, si la parole est aussi « la maison de l’Être », pour parler comme Heidegger, elle est aussi la maison de l’Autre, de l’Être de l’autre – sous les espèces d’un Être qui, dans son déploiement destinal, est loin de n’être que l’être – le Sein allemand – heideggerien. Vigée appréhende l’Être à l’intérieur de sa chair et non seulement à l’intérieur de son esprit, depuis l’engagement dans la Résistance puis la fuite pour survivre, enfin sa montée à Jérusalem à l’âge de quarante ans. Vigée a aussi une essence hébraïque tout à fait fondamentale, parallèle à son essence alsacienne… Il la trouve dans la parole de la Torah, de la Bible, dans cet « Ehyeh Asher Ehyeh » (Ex. 3, 13-15) par quoi Dieu se définit à Moïse et qu’il traduit par : « Je serais celui que je me ferais être… », expression souvent rendue par : « Je serais celui que je serais. » Si loin d’un quelconque fanatisme religieux !

« À chaque jour suffit sa joie »

Dans « Danser sur l’abîme », nous lisons une strophe qui dit « un-je-ne-sais-quoi ou un-presque-rien » ironique autant qu’intempestif – l’une des signatures du poète :

« À chaque jour suffit sa joie ;
quant au malheur, il joue
au ballon avec toi. »

Dans « L’Extase et l’errance », composé voici trente ans – comme si c’était hier – il avait écrit :

« D’une guerre à l’autre, d’errance en errance, chaque jour m’a talonné la peur affolante de ne pas tenir jusqu’à la fin. (…) Je réponds à la boue qui m’enlise par l’envol tourbillonnant jusqu’au foyer d’extase. »

Il a tenu jusqu’à aujourd’hui et il tient encore, Claude Vigée, grâce en partie à sa constitution frêle qui en fait un être et un esprit fort robuste. Au fond du désespoir le plus sombre, Vigée habite une espérance poétique, mystique, de l’existence, qui ne se dépare pas du feu d’un commencement futur…

François Villon dansa sur l’abîme, comme Baudelaire, Verlaine, Benjamin Fondane, Jean Cayrol, Desnos, Pierre Emmanuel, Césaire, parmi d’autres… Il y a du Villon, du Baudelaire, du Fondane chez Claude Vigée, traversé de part en part par « l’extase de la vie et l’horreur de la vie ». Comme jadis ou naguère pour Rumi, Jean de la Croix, Nietzsche ou Hölderlin, Mandelstam ou Anna Akhmatova, sous d’autres cieux…

Le poète et traducteur Henri Meschonnic, disparu en 2009, préfaça voici dix ans presque, « Danser vers l’abîme ». Ses premières lignes disent dans une langue de poète et de traducteur de haut vol :

« Claude, tu portes la prophétie et le serment d’Isaïe (49, 18) dans ton nom même, Vigée ‘haï ani, “moi vivant”, et c’est, pour moi, la parabole du rapport entre le poème vivant, le vivant du poème, et le texte biblique comme prophétie du langage et de tout ce qui est à faire exister et qui n’existe pas, dans les sociétés. C’est même, je dirais, l’éthique et la politique du poème[2]. »

Il me souvient d’un colloque à Cerisy-la-Salle en 1988 en l’honneur de Vigée où Emmanuel Levinas était venu apporter sa voix :

« Claude Vigée prend racine dans un monde sans dehors, dans une terre investie par le dire de la Bible, de la Torah (…). Transcendance, l’au-delà du verbe être de nos ontologies d’Occident[3]. »

« Demain tu graviras / Le mont du vivre inaccessible »

Pour Vigée il n’y a jamais eu d’un côté les juifs, de l’autre les Nations ou goïm, bien qu’il ait toujours su ce que les nations avaient pu commettre à l’égard de son peuple depuis plus de deux mille ans. Au contraire, ils sont, juifs ou non-juifs, co-respondants, coresponsables les uns pour les autres et les uns des autres. Les exils, les tragédies juives jusqu’à la restauration d’un Etat d’Israël sur sa terre ancestrale, dans l’histoire affolante de ce XXe siècle et de ce début de XXIe siècle, parlent, par-delà la haine antisémite, au cœur secret des peuples.

Mais un poète s’écoute, se lit surtout dans le silence intérieur. Voilà donc une dernière strophe à méditer, à contempler. « Car c’est de l’homme qu’il s’agit » encore et toujours :

« Demain tu graviras
Le mont du vivre inaccessible
Au profil acéré d’éclair
Taillé au cœur intact du domaine du père,
Là où est situé
Le vrai pays dont rêve la poussière du monde,
Des nébuleuses vertes où grondait la tendresse
Comme le chant secret du temps dans la rivière
Qui émergea première, - jadis mais pas encore -,
Du trou profond du crâne, du ventre originel. »[4]

La voix d’un vrai poète vient de nous quitter. Longue vie au Nom et à la Poésie de Claude Vigée.

[1] Points, Seuil, 2013.

[2] Op. cit. P. 311.

[3]E. Levinas, « Enracinement ou fidélité : les quatre terres », in La terre et le souffle, Claude Vigée, dir. Hélène Peras, Albin Michel, 1992.

[4] Ibid., p. 196.

 

Claude Vigée, bio express

Né dans une famille juive alsacienne le 3 janvier 1921, à Bischwiller dans le Bas-Rhin, Claude André Strauss a pris le pseudonyme de Claude Vigée pendant la Deuxième Guerre mondiale, pour publier dans la revue « Poésie 1942 » de Pierre Seghers. Il s’est exilé aux Etats-Unis en 1943, puis en Israël en 1960, avant de revenir en France en 2001. On lui doit de nombreux livres, recueils de poèmes, essais ou récits, depuis « la Lutte avec l’ange » (1950) jusqu’à « L’homme naît grâce au cri : poèmes choisis (1950-2012) » (2013), en passant par « L’Été indien » (1957), « les Artistes de la faim » (1960), « La Lune d’hiver » (1970) ou « Danser vers l’abîme » (2004). Il est mort ce 2 octobre 2020, à Paris, à l’âge de 99 ans.

Michaël de Saint Cheron, bio express

Philosophe des religions, essayiste, Michaël de Saint Cheron est notamment l’auteur de « Réflexions sur la honte de Rousseau à Levinas », Hermann, 2017. Il vient de publier, avec Matthieu Séguéla, « Soulages, d’une rive à l’autre » (Actes-Sud, 2019). Il a également publié des « Entretiens avec Levinas et Essais » disponibles dans la collection Biblio-essais du Livre de Poche.

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