Lu dans la presse
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Publié le 23 Septembre 2020

Procès - Au procès des attentats de janvier 2015 : "Pourquoi cette haine du juif? Pourquoi ?"

Zarie Sibony, Lassana Bathily, Valérie Braham... Des survivants et des proches des personnes assassinées par Amedy Coulibaly le 9 janvier 2015 à l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes ont témoigné, mardi, devant la cour d’assises spéciale de Paris.

Publié le 23 septembre dans Le Monde

Comme chaque jour depuis le début de ce procès, on se disait que rien ne serait pire que la veille. Et comme chaque jour, on s’est trompé. A la barre de la cour d’assises spéciale de Paris s’avance une jeune femme de 28 ans. Elle porte, délicate autant que dérisoire armure, un chemisier immaculé aux épaules démesurées. Ses ongles sont fraîchement peints de blanc, peut-être même y a-t-elle ajouté des paillettes argentées. Elle a la grâce et la beauté. Il faut savoir tout cela avant de continuer. Mardi 22 septembre, la vie s’appelle Zarie Sibony. La volonté de vivre face à la fureur de tuer.

Le 9 janvier 2015, debout à sa caisse de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, elle était « en train de faire passer un morceau de poulet surgelé », quand Amedy Coulibaly est entré. On connaît la suite. Quatre morts. Dix-sept personnes prises en otage pendant quatre heures. Les images diffusées la veille dans la salle d’audience sont dans toutes les mémoires, le récit, minute par minute, du commissaire de la brigade criminelle, Christian Deau, aussi.

Mais la voix du policier dressait encore écran. Celle de Zarie Sibony le déchire. « Pendant ces quatre heures et quatre minutes, je voulais vivre, je voulais survivre, mais j’étais sûre et certaine de mourir, je priais juste pour que ce soit une balle dans la tête, rapide, que ça fasse pas mal comme Yohan [Cohen, le premier sur lequel Coulibaly a tiré]. »

Elle guide et on la suit dans les ténèbres. Un instant, la jeune caissière croit à un braquage et propose au tireur de prendre l’argent du magasin. « Tu penses vraiment que je suis ici pour de l’argent ? Tu as entendu ce qui s’est passé à Charlie ? », lui répond Coulibaly, qui précise « être de la même équipe que les frères Kouachi ».

« De quoi tous nous tuer une dizaine de fois »

Quand il comprend que plusieurs clients du magasin se sont réfugiés dans la réserve au sous-sol, il intime l’ordre à Zarie Sibony d’aller les chercher. Elle obéit – « Vous devez monter, vous êtes obligés. Sinon, il va nous tuer » – et remonte seule l’escalier, en tremblant. « Ils veulent pas monter. » Amedy Coulibaly lui demande d’appeler la police. Zarie Sibony compose le 17, l’attente lui semble une éternité, elle raccroche. « Il s’est même moqué de nous en disant qu’on n’intéressait personne. » Elle finit par joindre le commissariat de Saint-Mandé auquel elle annonce la prise d’otages.

Zarie Sibony obéit encore quand Amedy Coulibaly lui ordonne d’aller fermer la porte et d’abaisser le rideau métallique. « Il y a deux boutons, je me trompe. Et là, arrive monsieur [Michel] Saada. Il était au téléphone, il n’écoutait pas ce que je lui disais. » Elle le supplie de ne pas rentrer. « Il m’a dit : “Je prends juste une ou deux choses. Je fais très vite et je sors.” » Amedy Coulibaly tire et le tue, puis traîne son corps à l’intérieur de l’épicerie. « J’ai baissé le rideau de fer et je me suis dit que j’étais en train de nous enterrer vivants. »

Elle retourne au sous-sol pour convaincre une nouvelle fois ceux qui s’y sont réfugiés de remonter. Yoav Hattab la suit. Il voit une des deux kalachnikovs du tireur posée sur une palette de tas de farine et tente de s’en servir. Coulibaly riposte et le tue. « Il y avait beaucoup, beaucoup de sang. Il nous a tous appelés autour du corps de Yoav. Et il nous a dit : “Il ne sait même pas se servir d’une arme.” Il a ouvert son sac de sport pour nous montrer toutes celles qu’il avait. Des couteaux, de la dynamite, des pistolets, des grenades. Il avait de quoi tous nous tuer une dizaine de fois. »

Amedy Coulibaly charge deux otages de détruire les caméras du magasin, puis les fait tous asseoir. A chacun, il demande son nom, prénom, âge, profession, religion. « On était tous juifs, sauf deux. Il s’est moqué d’eux en leur disant qu’ils avaient mal choisi leur jour pour faire des courses. » Pendant que deux autres otages l’aident à connecter son ordinateur, il ricane encore et lance aux autres : « Allez-y ! Mangez. Profitez, c’est gratuit ! »

Partie vivre en Israël

L’enfant de 3 ans qui assistait à toute la scène depuis le début, au côté de son père, se met à vomir. Zarie Sibony demande à Amedy Coulibaly si elle peut nettoyer. « Bien sûr, je veux pas qu’on dise que je fais du mal aux enfants », répond-il.

De l’avant de l’épicerie, leur parviennent les râles de Yohan Cohen, l’employé sur lequel le terroriste a tiré. « Ses bruits me dérangent. Est-ce que vous voulez que je l’achève ? », demande-t-il. Zarie Sibony serre ses mains à les broyer, sa voix se brise : « Ces quatre personnes [tuées], je leur ai parlé. Si… Si j’avais baissé le rideau plus vite, si je n’étais pas redescendue à la cave, si… »

Amedy Coulibaly leur annonce qu’il va prier dans le fond du magasin. « Ne tentez rien ! », prévient-il. Les otages perçoivent des bruits contre le rideau métallique, se couchent tous à plat ventre, l’enfant sous eux pour le protéger. Détonations. « J’ai entendu le rideau de fer s’ouvrir lentement. Très lentement. Très très lentement. Trop lentement. »

Soudain, la voix d’un otage crie : « C’est bon, ils l’ont tué ! » L’exfiltration est brutale, la police craint que le bâtiment ne soit piégé. « Une fois dehors, j’étais totalement déconnectée, je n’entendais pas ce qu’on me disait. Je regardais Andréa [l’autre caissière], et la seule chose que j’arrivais à dire, c’est : “C’est terminé, on est sorti, on est en vie.” » Après l’attentat, Zarie Sibony est partie vivre en Israël et elle est « très fière » d’avoir réussi son diplôme d’infirmière. « Je veux aller mieux. Il n’aura pas gagné. »

Sur la photo qui apparaît à l’écran de la cour d’assises, Valérie Braham est pleine de vie, elle aussi. C’est jour de fête, elle est vêtue d’une robe noire, un rouge éclatant couvre ses lèvres, elle sourit, son mari Philippe aussi, ils portent chacun un enfant dans les bras. L’un a 20 mois, l’autre 2 ans et demi. L’aînée de 8 ans n’est pas sur la photo.

Valérie Braham lève vers la cour un visage blême, raviné par les larmes. « Aujourd’hui, si je suis là, c’est juste pour mes enfants. Ma petite ne se souvient même plus de son père. C’est lourd, c’est lourd. Les enfants ne savent pas tout. Ils ne comprennent pas “pourquoi Papa ?”  Pour eux, c’est fini les parcs, les Disneyland, les anniversaires des copains. Je n’en suis pas capable. J’ai peur. Je suis si fatiguée. »

Elle tourne et retourne entre ses doigts l’alliance qu’elle porte au majeur, en racontant ce 8 janvier où elle a confié une liste de courses pour le dîner de shabbat à son époux. « Il n’a pas ramené tout ce qu’il y avait sur la liste et ramené des choses que j’avais pas commandées. Il m’a dit : “C’est pas grave, chérie, j’y retournerai.” Et pour ne pas me contrarier, il y est retourné. »

« Vous, les juifs, vous aimez trop la vie »

Le 9 janvier, Philippe Braham était couché, face contre terre, dans un des rayons de l’épicerie, quand Amedy Coulibaly a soulevé sa capuche et lui a demandé comment il s’appelait. Philippe Braham a décliné son prénom, puis son nom, il a été tué.

La photo de Michel Saada a été prise à la synagogue le jour de la bat-mitsva de sa filleule. Il est fier, son regard est infiniment doux. Il venait juste de prendre sa retraite de cadre commercial, et attendait que Laurence, son épouse enseignante, termine elle aussi sa carrière pour rejoindre leurs enfants, installés en Israël. Le 9 janvier, il avait rassuré sa fille qui s’inquiétait depuis l’attentat à Charlie Hebdo : « Le terrorisme ne va pas nous empêcher de vivre ! », et il était allé acheter des pains à l’Hyper Cacher.

Laurence Saada a rejoint Israël, où son époux a été enterré. Elle n’a pas eu la force de venir témoigner au procès. « Depuis 297 vendredis, ma fille fait elle-même les pains pour shabbat », a-t-elle écrit dans une lettre lue devant la cour.

« La table, le pain, le vin, c’est un jour joyeux, le shabbat, chez nous », souffle Batou Hattab. Il était grand rabbin et directeur de l’école juive de Tunis quand son fils Yoav, a été tué à l’Hyper Cacher où il était venu acheter une bouteille de vin pour ne pas arriver les mains vides chez ses amis. « L’année de la révolution en 2011, en Tunisie, mon fils est le seul élève qui a eu son bac avec mention. Je suis fier de lui, il a été très courageux. Il est monté pour sauver des êtres humains. A Tunis, la communauté musulmane a pleuré mon fils avec moi. Ils ont apporté des fleurs et des bougies. Ils sont plus que des frères pour moi. » Yoav est enterré à Jérusalem. « Je voulais une belle tombe pour lui » dit le vieil homme sous le portrait éclatant de beauté d’un garçon brun qui allait fêter ses 22 ans.

Yohan Cohen en avait 20. Lui aussi est enterré en Israël, son père Eric s’y est installé après le 9 janvier. Il est brisé, ne peut plus travailler. « C’est indescriptible. Nous, on est des gens droits. Pourquoi cette méchanceté gratuite ? Pourquoi cette haine du juif ? Pourquoi ? Pourquoi ? » A Zarie Sibony, Amedy Coulibaly avait dit : « Vous, les juifs, vous aimez trop la vie. Moi, je suis venu pour mourir. Vous êtes les deux choses que je déteste le plus au monde : vous êtes juifs et français. »