Tribune
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Publié le 4 Avril 2014

1962 : les Juifs d’Algérie et le choix de la France

Tribune de Benjamin Stora, publiée dans le hors série des Études du CRIF anniversaire des 70 ans du CRIF

 

Le CRIF a publié un recueil de textes en hommage au 70e anniversaire du CRIF, qui a été offert aux invités lors du 29e Dîner de l’institution. Ce recueil est composé de trente articles rédigés par des intellectuels, écrivains, journalistes, sociologues, philosophes... Nous reproduisons ci-après le 23e article de ce recueil : la tribune de Benjamin Stora, Professeur à l’université Paris XIII et à l’INALCO (Langues orientales), spécialiste de l’histoire du Maghreb contemporain (XIXe et XXe siècles), des guerres de décolonisations et de l’histoire de l’immigration maghrébine en Europe.

Dans es semaines qui précèdent l’indépendance de l’Algérie, en juillet 1962, l’immense majorité de la population juive d’Algérie, évaluée à près de 130 000 âmes, choisit de quitter le pays et de s’établir en France. Pourquoi ce choix du départ vers la métropole ?

Dans les années 1960, les Juifs d’Algérie sont français depuis près d’un siècle, depuis la promulgation du fameux décret Crémieux de 1870. Ils se sentent, se veulent français, tout en subissant différentes épreuves : l’antisémitisme européen de la fin du XIXe siècle, les émeutes musulmanes antijuives d’août 1934 à Constantine, ou l’abrogation du décret Crémieux par le régime de Vichy en 1940 les renvoyant à leur condition d’indigènes. En sortant de leur statut de « dhimmi », mélange de protection et de soumission en terre d’islam pour les « populations du Livre », ils ont goûté à l’égalité citoyenne promise par la République. Ils seront alors dévoués à cette République française, attachés à leurs pratiques religieuses dans l’espace privé, et sentinelles vigilantes des principes républicains dans l’espace public. Il n’y a pas le choix que l’on va devoir faire entre deux filiations. Celle que l’on doit tenir secrète pour mieux s’émanciper du carcan de la tradition ; et celle qui ouvre les portes d’un « rêve français » vers l’émancipation sociale et juridique. Dans cette dynamique à l’œuvre, les traces d’Orient s’évaporent, l’usage de la langue arabe s’affaiblit. La séparation s’opère avec la communauté musulmane. Elle s’agrandit lorsque le nationalisme algérien, qui se développe après les massacres de Sétif et de Guelma en mai 1945, insiste sur la dimension arabo-musulmane de l’identité nationale. Comment, dans ces conditions, rester dans une Algérie indépendante, séparée de la France ? Une petite minorité de Juifs, surtout proche du Parti communiste algérien, restera après 1962, espérant en une République algérienne où la religion serait séparée de l’État. Ceux-là aussi partiront dans les années 1990, au moment de la terrible guerre civile opposant l’armée algérienne aux islamistes armés.

La décision du départ se comprend également par la fin dramatique de la guerre d’Algérie, avec l’incendie de la synagogue d’Oran et l’assassinat du célèbre musicien Raymond Leyris en 1961. Au début de l’année 1962, la situation est extrêmement tendue dans la plupart des villes algériennes où cohabitaient les communautés juives et musulmanes. Les Juifs du Constantinois et du Sud, plus près du pays « profond », fournissent également les gros bataillons des premiers « partants ». Après les accords d’Évian de mars 1962, les rues se remplissent de « cadres », sorte de grands containers en bois où les familles mettent leurs meubles. Les Juifs abandonnent toutes leurs villes. Le mouvement est perceptible partout, le départ en masse commence vers la France.

Vers la France, parce que beaucoup sont fonctionnaires (enseignants ou policiers, postiers ou infirmiers) et préfèrent conserver la sécurité de leur emploi en suivant leur administration d’origine ; parce qu’ils ont pris l’habitude de vivre dans un État républicain, où la liberté du culte est protégée ; parce qu’ils ne veulent pas « lâcher la proie pour l’ombre », en acceptant le futur encore indécis de l’Algérie indépendante ; ou se diriger vers un pays, Israël, qu’ils connaissent mal ou peu. Bien sûr, Jérusalem était leur ville, pas leur ville en tant que ville-nation, mais en tant que ville céleste, nommée chaque année au moment des fêtes de Pessah. L’activité des groupes politiques se réclamant du sionisme est minoritaire, même si le pays, Israël, bien présent dans les cœurs, reste encore alors une abstraction. Il faudra la grande peur de sa disparition possible au moment de la guerre de 1967, et la situation d’exil de l’après-1962, pour qu’Israël s’inscrive durablement comme une réalité.

Le rapport si fort à l’identité française peut aussi se comprendre par un besoin d’affirmer une identité précaire, niée, bafouée. Les Juifs d’Algérie ont en effet vécu le traumatisme du rejet, soudain, hors de la nationalité française par l’abrogation du décret Crémieux en octobre 1940 (il faut à ce propos se rapporter au beau témoignage de Jacques Derrida, publié à la fin de sa vie). Le besoin de retrouver une citoyenneté perdue a soudé les identités juives et françaises. On pourrait presque dire que leur arrivée dans l’ancienne métropole coloniale apparaît, dans leur parcours, comme la logique ultime de l’assimilation. La plupart des Juifs d’Algérie sont allés, naturellement vers la France.

Ils ont éprouvé, aussi, le besoin d’effacement des traumatismes de la guerre d’Algérie. Car de nombreuses familles juives, ce qui est peu connu, ont été touchées aussi bien comme Juifs que comme Français par cette guerre cruelle. Victimes d’attentats individuels ou collectifs, par des bombes dans des lieux publics, et des attaques à l’arme blanche. Il n’y a pas de recensement de victimes juives de la guerre d’Algérie. Dans les années 1970, il fallait donc oublier pour vivre, tourner la page sans l’arracher pour avancer dans la société française, s’ancrer dans une « nostalgérie » partagée avec les autres Européens, les pieds-noirs. La filiation désagrégée, la fatalité de la guerre et de l’exode, le conflit entre la loi de la famille et celle de la cité laïque ont obscurci la recherche d’une « identité orientale ». L’effacement des empreintes de la présence juive s’est produit également dans l’Algérie indépendante. Les pouvoirs successifs ont reconstruit une histoire de l’Algérie en supprimant les traces de toutes les diversités, donc la présence des Juifs dans ce pays. Une seule version, arabo-musulmane, a longtemps dominé. L’arrivée des revendications démocratiques (avec celle de la berbérité) a ouvert une brèche dans ce récit officiel.

L’histoire de la mémoire juive d’Algérie revient progressivement. Le témoignage des acteurs de cette séquence essentielle, l’ouverture des archives de cette période, le passage des générations et l’effervescence des groupes de mémoire liés à la guerre de leurs pères (enfants d’immigrés, de harkis ou de soldats) ont provoqué un retour général sur l’histoire de l’Algérie coloniale. Dans ce mouvement d’ensemble, la mémoire juive est revenue, portée par les jeunes générations. Les enfants et petits-enfants des Juifs d’Algérie expriment alors un désir de connaissance de l’histoire de leurs pères ou grands-pères. Dans l’atmosphère qui règne en France, devant l’antisémitisme venant de l’extrême droite et des milieux islamistes, ils savent qu’ils ne sont pas des Français tout à fait comme les autres. Ils ne sont plus des « fous de République française », comme l’étaient leurs grands-parents. La définition de soi ne se fabrique plus, et c’est une grande différence avec les années 1960, dans la matrice républicaine, politique, assimilationniste ; elle se construit dans un rapport à l’Orient, à Israël, et dans la recherche encore confuse d’un enracinement originel algérien. Un monde disparu, pluriel, se remet alors à vivre. Ce travail de mémoire nous suggère qu’un monde sans (re)père ne saurait être viable, qu’aucune fondation nouvelle ne nous dispense d’en assumer le prix.