Tribune
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Publié le 13 Février 2013

Benoît XVI, il fallait Wagner, il était Mozart

 

Par Henri Tincq

 

Benoît XVI laissera le souvenir d’un pape qui aura gouverné l’Église avec modestie, mais dans l’éclat des polémiques, d’un pape mal compris et mal aimé.

 

Dans l’histoire des papes des deux derniers siècles, on trouve d’anciens moines (Grégoire XVI), curés de campagne (Pie X), bibliothécaires érudits (Pie XI), et même un travailleur manuel (Jean Paul II). Les autres étaient sortis du sérail de la diplomatie romaine, comme Benoît XV ou Pie XII, les papes des deux guerres mondiales.

 

 

Le cas de Benoît XVI est sans précédent: ce pape resta pendant tout son règne l’universitaire, le professeur de théologie qu’il avait été durant sa jeunesse allemande, un gardien intransigeant de la doctrine, un homme de chaire et de conférences plus que de foules, un philosophe qui manie la dialectique plus qu'un tribun qui magnétise son public.

 

Au point qu’au lendemain de son élection, Rome disait déjà: «C'est un cerveau que les cardinaux ont élu.»

 

Dès les premiers temps de son pontificat, on mesure le désir d'un exercice plus modeste du pouvoir pontifical. Benoît XVI semble avoir tiré les leçons d'un règne de Jean Paul II aussi long qu'exposé aux caprices des médias et de l’actualité politique. Dès le 7 mai, lors de sa première visite à Saint-Jean de Latran, cathédrale de l’évêque de Rome, il donne le ton, au risque de choquer:

 

«Le pape n'est pas un souverain absolu, dont la pensée et la volonté sont la loi (…). Son pouvoir n'est pas au-dessus, mais au service de la Parole de Dieu.»

 

Ainsi, après un règne aussi long et dense que celui de son prédécesseur, il va trouver sa place avec une liberté désarmante: non pas celle de mauvaise copie de l’original Jean Paul II, «politique» et «prophète», mais celle de pape «docteur de la foi» qui, sans nuire à l’autorité de sa fonction, fait ce qu’il sait faire, dit ce qu’il a à dire, s’en tient à l’«essentiel», veille à l’unité de son Église, gère son temps avec parcimonie, renonce à des ambitions démesurées comme la réforme, cent fois promise, de la Curie romaine, ou à des voyages aventureux.

 

Moins de voyages, moins de discours

 

Rien n'aurait sonné plus faux que de faire du Jean Paul II sans... Jean Paul II. Très vite, le pape allemand a imposé un style plus économe de gestes, de discours, de déplacements. Les audiences deviennent plus rares dans les appartements privés du Vatican. Benoît XVI ne préside plus les cérémonies de béatification. Il prend le temps de l'étude. Contrairement aux stéréotypes, il n'est pas homme de certitudes. Il s’interroge, doute, ne décide pas dans l’urgence.

 

«Comme un bon médecin, dit un vaticaniste, qui, avant de proposer une thérapie, veut faire un diagnostic complet». Et ce qui n’exclut pas une naïveté de professeur, obligé de se rétracter après le discours de Ratisbonne qui a enflammé le monde musulman, en septembre 2006, ou celui d’Aparecida au Brésil où il fait scandale, en mai 2007, en disant que «l’évangélisation de l’Amérique n’a comporté à aucun moment une aliénation des cultures pré-colombiennes». 

 

C’est un tempérament solitaire, secret, réfléchi. Le pape Ratzinger garde jalousement l'indépendance de sa vie privée. Économe de ses forces, il est levé tôt, mais couché tôt, après quelques gammes au piano dans ses appartements pour jouer du Mozart, son voisin autrichien de Salzbourg.

 

À part ses deux secrétaires particuliers, Georg Gaenswein et Mieczyslaw Mokrzycki - privés de tout pouvoir à la différence de Stanislaw Dziwisz, confident de Jean Paul II et tout-puissant à Rome -  et les quatre religieuses allemandes qui assurent son service, Benoît XVI ne reçoit pas à sa messe du matin et peu à sa table. Et quand il a des invités, ce n'est pas pour parler des affaires pontificales. Même ses collaborateurs de la Curie sont poliment écoutés, mais leur monologue est vite clos par un «merci». Karol Wojtyla avait besoin d'inviter et de converser.

 

Douceur et dogmatisme

 

Au fil de ses audiences du mercredi, place Saint-Pierre à Rome - où sont battus des records de participation - et de ses déplacements en Italie et à l’étranger, Benoît XVI prendra toutefois goût au contact des foules. Ses qualités d'humilité et de douceur brouillent son caractère de dogmaticien rigide et glacial. Son sourire, sa voix un peu flutée, la clarté de son enseignement lui attirent de la sympathie et de l’admiration.

 

Le charme de son écriture et de son éloquence lui gagnera une popularité dans les milieux catholiques qui semblait inimaginable le jour de son élection. Si ce changement de style qu’il aura ainsi introduit a longtemps dérouté les nostalgiques d'un Jean Paul II omniprésent et universel, il aura réjoui ceux pour qui la charge de Pierre suppose plus de détachement, une parole aussi ferme, mais plus mesurée.

 

Sa liberté s’est d’abord exprimée dans la moindre fréquence de ses voyages et de ses documents officiels. Des voyages toujours très ciblés. D’abord dans son Allemagne natale (2005, 2006, 2010) et la Pologne de son prédécesseur (octobre 2006). Puis au Brésil (mai 2007), aux États-Unis (juin 2008), en France (septembre 2008) et en Grande-Bretagne (septembre 2010), il visite des Églises en crise, frappées comme au Brésil par la concurrence sauvage des mouvements évangéliques, par le scandale des prêtres pédophiles, par une déchristianisation et une sécularisation profondes. Quant aux déplacements à Sidney (Australie) en juillet 2008 ou à Madrid en août 2011, ils faisaient partie de l’exercice imposé - et réussi - des Journées mondiales de la jeunesse (JMJ).

 

Assimiler l'héritage

 

Trois ans après le début de son pontificat, il avait déjà fait deux fois moins de voyages que son précédesseur, écrit aussi deux fois moins de textes. Dès octobre 2006 à la télévision polonaise, il avait annoncé la couleur: sa mission ne serait pas de promulguer de nouveaux documents, mais de faire en sorte que ceux de son prédécesseur soient davantage «assimilés».

 

Il n’abuse donc pas des «encycliques», ces «lettres» dictées par une situation urgente. Ce genre littéraire ne convient qu’à moitié à Benoît XVI. Ses encycliques sur l’amour (Ubi Caritas est-janvier 2006), sur l’espérance (Spes Salvi-novembre 2007), sur les questions économiques (Veritas in caritate-juin 2009) ressemblent presque à des conférences.

 

Le pape préfère des œuvres plus personnelles comme les trois volumes qu’il a consacrés à Jésus de Nazareth, signés Joseph Ratzinger-Benoît XVI et qui se sont traduits par de grands succès de diffusion. «C’est la première fois dans l’histoire de la papauté qu’un pontife met sur la place publique un ouvrage qu’il ne marquait pas du sceau de son magistère», écrit l’historien Philippe Levillain dans son livre Le Moment Benoît XVI (Fayard-août 2008).

 

Cette liberté qu’il revendique pour lui-même, Benoît XVI l’attribue aussi à son entourage. Il met en œuvre une «dyarchie» qui a peu de précédents au sommet de l’Église. Au pape, la prédication et les grands dossiers comme la réconciliation avec les catholiques traditionalistes ou la relance du dialogue œcuménique.

 

Au numéro deux, le secrétaire d’État Tarcisio Bertone, qui était déjà son collaborateur à la congrégation de la doctrine, la diplomatie, la gestion au jour le jour de la Curie, les voyages, les rencontres avec des dirigeants politiques et religieux ou les groupes de fidèles que Benoît XVI ne reçoit plus que rarement.

 

Déjà appelé le «vice-pape», le cardinal Bertone ne craint pas de s’exprimer et monte souvent au front, mais ce partage des tâches n’est pas sans provoquer de furieuses critiques qui éclateront à la faveur du scandale «Vatileaks» révélé en 2011: le majordome du pape est découvert en possession de nombreux documents issus de la correspondance privée de Benoît XVI. Il sera arrêté, jugé, condamné, puis gracié par le pape. 

 

La gestion des scandales de pédophilies

 

Benoît XVI est-il jamais sorti de son rôle de théologien, de penseur et d’enseignant? À t-il pris un jour la mesure que son rôle était aussi fortement politique? Il n’a procédé à aucune réforme de fond, mais son bilan pourrait s’ordonner autour de trois points: primo, il aura interpellé la culture moderne sur son blocage à l’égard de Dieu. Deuxio, il a tout fait pour préserver l’unité de l’Église en direction des traditionalistes, en levant les excommunications des évêques schismatiques, en dialoguant avec eux —mais ce fut un échec complet— et des chrétiens orthodoxes, protestants, anglicans et autres frères séparés. Tertio, il a respecté, mais dans un style plus sobre, la grande intuition de son prédécesseur: maintenir le dialogue avec les religions non-chrétiennes, le judaïsme et l’islam en particulier. Il s’est rendu à Assise en octobre 2011 pour raviver sur ce plan l’héritage de Jean Paul II.

 

À l’intérieur du monde catholique, Benoît XVI a consolidé l’œuvre du pape polonais, faisant prévaloir une interprétation plus authentique et conservatrice du concile Vatican II (1962-1965). Dès le discours à la Curie de décembre 2006, il plaidait pour une interprétation du concile «en continuité» avec la Tradition de l’Église, et non en rupture.

 

L’intention était claire: faire prévaloir une identité catholique plus forte au sein d'une société moderne et d'une Église où règne la plus grande confusion des esprits. La réaffirmation de l'identité chrétienne dans une Europe mal en point restera le premier axe de son pontificat.

 

Elle passe par une expression publique plus forte de l’Église, ce qui ne veut pas dire tentative d’hégémonie. Défense de la vie, du mariage traditionnel et de la famille, condamnation de l'avortement, de l'euthanasie, des unions homosexuelles, des recherches sur l'embryon à des fins thérapeutiques : sur tous ces sujets, Joseph Ratzinger fait preuve d’une intransigeance totale, comme le prouve le combat qu’il livre à la «dictature du relativisme » et au  « laïcisme » de la société occidentale.

 

Aucun des grands dossiers n'a été traité sur le fond. La crise profonde des vocations sacerdotales et des ministères qui touche l'Église catholique est restée en l’état. Benoît XVI a dû affronter le scandale de la pédophilie des prêtres qui a éclaté en Allemagne, en Irlande, aux États-Unis, en Australie et dans bien d’autres pays au monde. L’image de l’Église a été durablement abîmée et ternie.

 

Plus que Jean Paul II, Joseph Ratzinger avait pris la mesure de cette «souillure» quand il était chargé de la doctrine à Rome. Devenu pape, il a multiplié les gestes pour réparer l’offense: demander pardon, rencontrer les victimes, contraindre les épiscopats locaux à faire le ménage, indemniser, forcer l’Église à se présenter devant la justice. Mais c’est une affaire de longue haleine. Le scandale de la pédophilie des prêtres restera la grande tache du pontificat de Benoît XVI. Il laissera à son successeur une réelle volonté d’assainissement, mais presque tout reste à faire. 

 

Des défis démesurés se présentent aujourd'hui sur la table du futur pape: la crise sans précédent de la foi et des pratiques religieuses en Europe ; la prolifération des sectes évangéliques dans les continents du tiers-monde; la progression de l'islam. Autrement dit, la marginalisation et la mise au ban du Dieu chrétien. C'est cela qui hantait Joseph Ratzinger depuis ses premières années d'enseignement en Allemagne et qu'il a développé dans ses nombreux écrits et documents. Le pape Ratzinger était l’homme de la petite musique mozartienne. Il n’était pas taillé pour affronter les drames wagnériens de la planète. Cela donne la mesure de la tâche qui attend son successeur.

 

Henri Tincq

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