Tribune
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Publié le 19 Novembre 2012

Ce qu’Abelghani Merah nous apprend de l’homme moderne

Par Eve Gani

 

L’attentat qui a frappé les enfants et les adultes à Toulouse et Montauban a sur le long cours atteint notre conscience. Les années qui ont précédé cette tragédie sont repassées par chacun d’entre nous comme les bobines d’un film qu’on souhaiterait arrêter, couper, avant la scène finale. Ceux qui analysent la montée de l’antisémitisme en France et du radicalisme tentent particulièrement aujourd’hui de synthétiser ce qu’ils avaient, années par années, déjà expliqué. À travers le rapport Merah de l’IGPN, c’est aussi le travail des services de renseignement et de la police qui a été revisité en rétrospective. On regarde enfin, aussi, avec effroi le documentaire de Mohammed Sifaoui réalisé avec Abdelghani Merah sur les années qui précèdent le passage à l’acte, frissonnant à chaque message d’alerte donné dès l’enfance par des services sociaux sur la psychologie de celui qui deviendra un assassin. La fascination de la rétrospective ne doit pas aboutir à la passivité glaçante, mais aux impératifs de justice, d’action et de sens.

L’affaire Mohammed Merah suscite aujourd’hui trois volets de questionnement distincts, sur les plans judiciaires, politiques et symboliques.

 

Les ouvertures d’informations judiciaires sont plurielles, « assassinat en lien avec une entreprise terroriste », avec reconnaissance de la circonstance aggravante de l’antisémitisme, violation du secret de l’instruction et maintenant « apologie du terrorisme » contre Souad Merah. Le CRIF est impliqué sur ces aspects par la présence de ses avocats pour défendre les familles des victimes juives et les procès donneront à la fois compréhension de l’acte et compensation des familles des victimes.

 

Sur le plan politique, la mission d’évaluation des services concernés est actuellement en cours, accompagnée par la demande d’une commission d’enquête parlementaire sur les « manquements de la DCRI » par certains groupes politiques et la demande d’une reconnaissance militaire pour une partie des familles. Il n’est peut-être pas de la compétence du CRIF d’avoir une position sur l’ensemble de ces points, il est par contre de son devoir de ne pas les ignorer. L’un des objectifs du CRIF est la lutte contre l’antisémitisme. Comment l’organisation pourrait remplir cette prérogative sans s’intéresser aux moyens, réels, souhaités, efficaces ou améliorables que met l’Etat en place ? Plusieurs fois le CRIF s’est félicité de l’action de tel ou tel. Il ne faut pas voir ces compliments comme un pur jeu politique. La distance que la communauté juive peut avoir vis-à-vis de l’Etat en matière de lutte contre le terrorisme est dans la mémoire de tous ceux qui se sont intéressés, il y a plus de 30 ans, à l’attentat de la rue Copernic. Aujourd’hui, non, il n’y a pas de défiance, mais un réel dialogue, qui ne se passe pas de questions.

 

Sur le plan symbolique, il y eut le moment unitaire, sous la Présidence Sarkozy, des représentants du culte et bientôt des familles des victimes. Le moment du« symbolon» est toujours de façade, on sait qu’il annonce le partage des eaux. Depuis, pour Manuel Valls, il est venu le temps d’affirmer la séparation claire de la République d’avec ces éléments les plus radicaux, grâce une analyse précise des mouvances politiques d’où émergent « les ennemis intérieurs ». Pour d’autres, c’est le moment pour l’Islam de se séparer de scories textuelles, dans une entreprise idéale d’herméneutique quasi mondiale (pour ne pas dire utopique). Enfin, on proposera ici que la trajectoire personnelle d’Abdelghani Merah marque un troisième paradigme, individualiste au sens politique du terme, français, qui contient selon moi, l’espoir du XXIe siècle.

 

Si le communautarisme se base sur la reconnaissance d’une identité collective, dont on craint qu’elle s’impose à l’individu au-delà du choix, le dégagement d’un groupe familial pour accéder pleinement à une citoyenneté de droit et de devoir constitue a contrario le fondement de la citoyenneté républicaine à la française. Autrement dit, face au paradigme du loup solitaire post-moderne ultra-branché qu’on a cru voir en Mohammed Merah, qui se révèle surtout enferré dans une idéologie antisémite familiale prémoderne, il existe chez Abdelghani Merah un paradigme de lutte républicain dont on soulignera le courage et la valeur hautement politique contre l’instrumentalisation de l’ego au bénéfice d’un groupe politique minoritaire, le premier d’entre-deux en étant la famille [i]. Abraham, figure du monothéisme, n’est pas la référence des trois religions seulement pour le bon thé [ii] qu’il a eu la bonté de partager avec des « anges » étrangers. C’est aussi l’homme qui briseur d’idole, quitta la maison du père [iii]. La religion musulmane n’est pas antithétique du plein exercice de la citoyenneté à la française, car, par le chemin de l’Islam, on peut aussi retrouver le sens de la liberté individuelle.

 

Après avoir initié, en janvier 2012, avec la Grande Mosquée de Paris, la citoyenneté en partage, la Commission pour les relations avec les musulmans du CRIF va continuer avec ses partenaires un cheminement régional pour en discuter le sens plein. Le pèlerin n’a pas peur du spirituel.

 

Ève Gani

 

[i] « Sous prétexte que le tueur est un fils, un frère, un neveu, un cousin, un voisin ou un coreligionnaire et les seconds des « inconnus » ou, pire, des « militaires » ou des « juifs », beaucoup ont utilisé les liens du sang, le clanisme, le communautarisme ou des considérations idéologiques pour ne pas dénoncer l’infâme. Je ne veux pas être de cela ». Abdelghani Merah avec Mohamed Sifaoui, Mon frère, ce terroriste, éd. Calmann-Lévy.

[ii] Le partage du thé, figure contemporaine du lait de chamelle, rite actualisé de l'hospitalité (Genèse - 18)

[iii] Et Abraham dit à son père et à son peuple : "Je désavoue totalement ce que vous adorez, à l'exception de Celui qui m'a créé, car c'est Lui en vérité qui me guidera" (Coran- 43/26-27)

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