Tribune
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Publié le 27 Avril 2015

Défendre les Chrétiens contre Daesh

Les jihadistes n’ont rien inventé. La volonté de « tabula rasa » est le sceau de tous les régimes totalitaires.
 

Par Daniel Rondeau, Grand Prix Paul Morand de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre, ancien Ambassadeur à Malte et à l’UNESCO, publié dans le Monde le 23 avril 2015
Des organisations islamistes, sous des drapeaux variables, impriment, depuis plusieurs années, leur tempo à l’actualité de la planète, et font régner la terreur sur les populations de pays où, des siècles durant, ont prospéré de brillantes civilisations. Leurs vidéos répandent, dans le monde entier, le spectacle de leur folie de mort et de destruction. Leur offensive s’élargit sans connaître de frein. En Afrique, depuis avril 2011, les attentats-suicides de Boko Haram dans des Eglises. Dimanche dernier, en Libye, vingt-huit Coptes éthiopiens massacrés face à la Méditerranée. Hier, à Paris, un projet d’attentat contre des Eglises de la banlieue parisienne. Partout sous la menace des islamistes, les chrétiens, mais aussi tout ce qui peut témoigner du génie de l’homme et de sa transcendance.
A Nimroud, l’EI a envoyé ses bulldozers contre les monuments de l’ancienne capitale assyrienne. A Hatra, l’EI a mis en scène ses combattants s’attaquant à l’ancienne cité parthe. A Ninive, il a détruit la Mosquée et le mausolée du prophète Jonas. A Mossoul, il a organisé l’un des plus grands autodafés de l’Histoire.
« Nous aussi, nous avions, dans notre couvent de Mossoul, me dit Najeeb Michael, un Père dominicain irakien, des manuscrits sur toutes les religions du Moyen-Orient, plus de 40 000 livres imprimés, des incunables. Le couvent a été attaqué par des fondamentalistes, et nous avons été obligés de quitter Mossoul en 2007 pour Karakoch. Nous avons organisé le déménagement, c’était énorme, pendant six mois, dans la discrétion la plus totale, avec des voitures particulières conduites par des amis. A Karakoch, nous avons numérisé les archives et les manuscrits. Puis nous avons vécu un deuxième exode, en deux étapes. Le 25 juillet 2014, j’ai rempli un grand camion avec nos archives et nos livres anciens, et, le 6 août, nous sommes partis, dans la nuit, avec des milliers de gens qui fuyaient Karakoch, deux heures avant l’entrée dans la ville de Daesh. »
Politique de la terre brûlée
Cette politique de la terre brûlée dans le Croissant fertile n’épargne, bien sûr, ni les Eglises ni les Synagogues. En Syrie, le Professeur Maamoun Abdoulkarim, un homme avisé, kurde et syriaque par sa mère, arménien par son père, a organisé, avec ses collègues, la mise à l’abri de pièces rares des musées syriens et l’évacuation des trésors de certains sites. « Mes origines mixtes, m’écrit-il, m’ont aidé à donner un sens à mon engagement en tant que Directeur général des antiquités et des musées, en faveur de la défense de notre diversité et de notre patrimoine commun. Mais, après quatre ans de crise, les villes, les sites, les citadelles, les lieux de culte, les monuments, les Eglises et les mausolées ont subi des dégradations parfois irréversibles, surtout dans des villes comme Alep et Homs. Partout où l’insécurité règne, notamment avec l’extension de Daesh, de nouvelles destructions sont enregistrées. »
La contagion de la haine ne connaît pas de frontières. La Libye est à son tour contaminée ; destructions de Mosquées et de madrasa, pillages de sites prestigieux. Ces saccages, ces vols, qui alimentent des trafics illicites, s’inscrivent, comme l’a dit Irina Bokova, l’infatigable Directrice générale de l’UNESCO, « dans une stratégie de nettoyage culturel extrêmement réfléchie et d’une rare violence ».
Nettoyage déjà à l’œuvre à Bamiyan, quand les statues des bouddhas géants avaient été détruites en mars 2001 par les talibans et à Tombouctou, en juin 2012. Le monde sursautait encore en apprenant les destructions des mausolées, ces tombes éventrées. J’avais alors lancé de Saint-Pétersbourg un appel pour protéger Tombouctou, lieu sacré de l’histoire africaine.
Le sceau de tous les régimes totalitaires
Les jihadistes n’ont rien inventé. La volonté de tabula rasa est le sceau de tous les régimes totalitaires. Les trésors du passé leur sont insupportables, car ils irriguent notre temps de forces anciennes : esprit et liberté. Le patrimoine témoigne de la constance des hommes au milieu de leurs errances. Le patrimoine irradie : rayonnement identitaire, historique, spirituel. Et prophétique. La mémoire historique est un enjeu fondamental. Elle nous fait entrer dans la complexité du présent. « La mémoire des peuples, écrivait Camus, s’envole à la vitesse même où marche l’Histoire. »
Le saccage du patrimoine lobotomise les peuples en les privant d’une part de cette mémoire. Nous avons à nous occuper de ces biens, que nous recevons à chaque génération en compte d’hoirie universelle. Il nous revient de reconstruire chaque jour la vérité. Ces lieux dépassent bien sûr l’identité nationale et la communion religieuse. En 1960, André Malraux avait précisé que l’appel de l’UNESCO pour la Nubie n’appartenait pas à l’histoire de l’esprit parce qu’il voulait sauver les temples de Nubie, mais parce qu’avec lui « la première civilisation mondiale revendiquait publiquement l’art mondial comme son indivisible héritage ».
Indifférence
Lobotomie collective, déracinement et terreur sont les armes de destruction massive de l’EI qui conduit avec brio sa politique d’intimidation par le crime. L’éclat des supplices fait toujours le buzz. Leurs victimes n’ont que trois solutions : apostasier, mourir ou partir. Dans le viseur des jihadistes, les chiites, les yézidis, les sunnites attachés à un Islam spirituel ou pacifique, et en cœur de cible : les Chrétiens d’Orient.
Il y a longtemps que les Chrétiens d’Orient sont à la peine pendant que nous préférons regarder ailleurs. Pas assez chics pour nos rituels de compassion démocratique ? Durant les deux derniers siècles, plusieurs vagues d’amnésie nous les ont fait tenir pour quantité négligeable. Rappelez-vous ce qu’écrivait Chateaubriand dans la troisième préface de son Itinéraire de Paris à Jérusalem : « Lorsqu’en 1806, j’entrepris le voyage d’outre-mer, Jérusalem était presque oubliée ; un siècle antireligieux avait perdu la mémoire du berceau de la religion. »
Au XXe siècle, l’Europe a dû affronter les deux totalitarismes, dont l’un des points communs était une hystérie antispirituelle. Les totalitarismes ont disparu, mais le matérialisme est resté, les Européens désenchantés, tentés par une ironie existentielle, honteux de leur identité, n’attendent plus de Messie. Beaucoup ont regardé cette lente saignée avec indifférence, d’autant que la diplomatie vaticane observait avec prudence les malheurs de ce christianisme à la fois des marges et des origines.
Et pourtant : que serions-nous sans l’Orient chrétien ? Cet Orient vit en nous, parfois à notre insu, comme il avait vécu chez ceux qui nous ont précédés, qui avaient reposé leur cœur dans la consolation d’une tradition sacrée, venue de très lointain féconder une faim d’intensité et d’espérance. Le christianisme oriental forme une immense cathédrale avec de nombreuses chapelles maronites, arméniennes, grecques orthodoxes, grecques catholiques, melkites, syriaques, chaldéennes, coptes, etc. Que nous soyons croyants – chrétiens, juifs, musulmans –, ou incroyants, nous devons nous demander quel serait le visage du monde si ceux qui se sont succédé pendant deux mille ans pour animer cette histoire invisible disparaissaient… Lire l’intégralité.