Tribune
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Publié le 12 Novembre 2013

De l’abîme biblique à Otto Dov Kulka

Par Michaël de Saint-Chéron

 

Dimanche 10 novembre, Otto Dov Kulka était l’invité du Mémorial de la Shoah avec Pierre-Emmanuel Dauzat, son plus-que-traducteur pour Paysages de la Métropole de la Mort. (1) Ce livre est un chef-d’œuvre sans équivalent dans la littérature dite concentrationnaire. Sa lecture nous renvoie à la question de l’abîme et des abysses depuis l’origine.

Dès le douzième mot de la Bible, verset 2, apparaît le vocable חֹשֶׁךְ (‘hoshekh). Il est dit « La Terre n’était que Tohu va bohu, des ténèbres couvraient la face de l’abîme et le souffle de Dieu planait sur la face des eaux. »

Par vingt siècles de commentateurs depuis les maîtres du Talmud jusqu’à Rachi de Troyes et de Rachi à à la renaissance de l’hébreu, שֶׁךְח fut compris par ténèbres, abîme. En hébreu moderne, avec le changement du o en a חשךְ (‘hashekh) signifie obscur, sombre mais חֹשֶׁךְ (‘hoshekh) augmentant son champ sémantique ajoute au sens primordial l’ignorance mais aussi l’obscurantisme.

 

La grande discussion talmudique et midrashique, qui n’échappa ni aux Hindous ni aux Chinois, ni aux Babyloniens, ni aux Grecs, fut de savoir si la lumière précéda l’obscurité ou si la ténèbre la précéda ? Pour que l’obscur soit visible, il faut - non ? - que lui préexiste la lumière. Dans la nuit primordiale, il n’y a point d’obscur.

 

Le clair-obscur est une invention qui révolutionna l’art pictural. On connaît le sfumato que Léonard de Vinci (1452-1519) mit au point et utilisa pour la Joconde. Mystère et fascination de ce sfumato, « sans lignes ni contours, à la façon de la fumée ». Du clair-obscur « à la façon de la fumée », obscur comme l’ombre portée, voici la nuit. La Nuit. L’ombre est nocturne, quand la lumière est diurne. Rembrandt (1606-1669) marqua un bouleversement dans la peinture d’Occident, introduisant l’ombre, l’obscur, l’ordre de la nuit. Il clôt la Renaissance mais il fallut encore un siècle pour que naquit Goya (1746-1828), contemporain de Beethoven (1770-1827). Goya fut l’un des maîtres absolus de l’obscur, de la nuit picturale, des ténèbres. Beethoven ne donna pas dans l’obscur mais dans la force du destin qui est tragique, avec un lyrisme échevelé.

 

Toutes les grandes figures de l’humain comme les mythes majeurs depuis Antigone, Orphée et Eurydice, jusqu’à Don Juan, Faust, Don Quichotte, sont des mythes de l’obscur.

 

Ainsi en est-il pour les figures les plus hautes depuis Job qui devance l’histoire, annonce l’avenir, prévoit et déjà traverse la nuit obscure de l’âme, combien de siècles avant La Nuit obscure de Jean de la Croix (1552-1591) avant les contes et les paroles hantés de Rabbi Nahman de Bretzlev - ou de Bratslav (1772-1810).

 

Les textes fondateurs des religions n’y échappent pas, au contraire, ils s’inscrivent dans l’Obscur, au plus profond, dans l’invisible, qui est encore plus obscur que l’obscur : la Torah, la Bible hébraïque, les Védas, les Upanishad, la Bhagavad Gîta, les Évangiles, le Coran. Chaque texte fondateur a pour mission – pour vocation – d’ouvrir l’obscur. Peut-être que les paroles du Buddha seraient les textes fondateurs les plus limpides, nées dans l’obscurité de l’âme pour ouvrir à une vérité au-delà de l’obscur.

 

Comment révéler l’obscur ? La plupart des croyants, des religions, font croire que la Révélation ne peut venir que d’une transcendance, donc par nature impénétrable par l’intelligence humaine. Vouloir révéler l’obscur signifie aussi savoir a contrario que « rien ne peut être révélé » comme l’écrit Malraux dans son poignant Lazare (2) , journal d’une mort qui s’éloignait, autrement dit, que la transcendance « passe infiniment l’homme » - comme Pascal le disait de l’homme –mais qu’elle est à portée de main et non pas perdue dans les astres, quelque part dans le vaste ciel multiple à l’infini. Révéler l’obscur, le sens de la vie, c’est d’abord révéler son non-sens, son absurdité foncière, abyssale, qui ne prend sens que par l’autre ou par l’art, qui est une autre façon d’être voué, d’être pour les autres.

 

Dans L’homme précaire, son livre posthume, Malraux écrit « la mort est un mystère insolite. La vie est un mystère invincible. » (3) Mais Vladimir Jankélévitch pensait, lui, que le mystère propre de la mort est qu’il n’y avait pas de mystère.

Révéler l’obscur ! La nuit obscure, les épreuves, les ruptures, les disparitions, la maladie, sont autant de moments qui épaississent l’obscurité du vivant.

 

Je voudrais ici ouvrir l’un des textes les plus obscurs qui aient jamais été écrits par une main d’homme, à savoir l’illustre parabole du Procès : La porte de la Loi (Vor dem Gesetz). Kafka a écrit là un texte hallucinant, inspiré au plus haut sens du mot. Né onze ans après sa mort, Otto Dov Kulka (4) , Juif pragois lui aussi, fut déporté à dix ans à Theresienstadt d’abord, à Auschwitz-Birkenau ensuite, où lui, sa mère et sa famille maternelle sont regroupés dans le Familienlager, le «camp des familles » autrement désigné par BIIb. Ce camp, à l’intérieur du complexe de mort de Birkenau, était une tragique mascarade, où certes les familles étaient réunies sans sélection d’entrée mais où la famine et la mort étaient omniprésentes. Ce leurre fut imaginé par les nazis pour être la seule « vitrine » présentable au cas d’une inspection de la Croix-Rouge internationale, dont la commission crut bon de se contenter de Theresienstadt sans pousser jusqu’à Auschwitz ! Or, exactement six mois après l’arrivée de chaque convoi de familles, les survivants étaient, dans les premiers temps sans aucune sélection, gazés en une nuit. En 1944, il y eut un groupe héroïque de Juives et de Juifs tchèques, qui déjà à l’intérieur de la chambre à gaz, se révolta, refusant son sort. Les SS répondirent avec une brutalité impitoyable. Alors, s’éleva du fond du désespoir la Tikva, hymne du futur État juif, suivi de l’hymne national tchèque. (5)

 

Dans son livre non moins hallucinant, Paysages de la Métropole de la Mort, Dov Kulka nous donne sa vision de l’apologue.

L’homme de la campagne, au dernier jour de sa vie, dit au gardien :

« - après tout, c’est la porte de la Loi, et la porte de la Loi est ouverte à tout le monde.

–          Oui. C’est exact, répondit l’homme.

–          Pourtant, depuis des années que je suis assis, personne n’a franchi cette porte […].

–          Cette porte n’est ouverte que pour toi. »

Il s’agit ici d’un paradigme valable aussi bien en Chine, qu’en Inde, qu’en Afrique, que partout ailleurs. Nul ne peut comprendre alors pourquoi l’homme de la campagne ne força la porte. Mystère d’une obscurité totale. Dov Kulka, devenu historien en Israël, l’a relu à l’aune de l’expérience du garçon de dix ans qu’il fut à Birkenau.

 

Il établit un parallèle stupéfiant entre cette porte unique et Auschwitz, Métropole de la Mort, « seule entrée et sortie – une sortie, peut-être, ou une fermeture -, l’unique qui existe pour moi seul. » (6) Puis Dov Kulka ajoute une portée universelle « Cette porte que Kafka a ouverte, qui était destinée à une seule personne, à K., Joseph K., est en fait ouverte à presque tout le monde. Mais pour lui il n’y avait qu’une porte dans sa mythologie privée. » (7)

 

« Cette porte n’est ouverte que pour toi » osa dire le gardien à K., à l’heure où il la ferma, alors qu’il allait mourir. Qu’est-ce à dire sur une porte destinale qui nous serait interdite, sinon qu’il ne suffit pas d’attendre devant la porte, devant la Loi, pour qu’elle s’ouvre à nous ? Il faut en forcer l’entrée – fût-ce au prix de la mort qui vaut mieux qu’une attente dont il mourra quand même - mais à quel prix ? Sans avoir compris le pourquoi de sa destinée.

 

Job, Jean de la Croix, rabbi Nahman, Kafka, Dov Kulka… De quoi s’agit-il : d’une Nuit ou d’une loi « obscure » présidant à nos destinées ?

 

Là où pour Kafka la littérature a toute la dimension d’un autrement qu’être dans mon rapport au monde, à l’autre, à l’angoisse du temps, à la mort, à la vie, Celan voit dans la poésie après la Shoah, un autrement qu’écrire  le monde, autrui, Dieu, la mort, l’angoisse… mais aussi la nuit, la neige, la cendre.

 

Il y a chez lui non pas exactement un autrement qu’être, anders als sein, mais un anders zu sagen als so, un dire autrement qu’ainsi, que Blanchot comprend comme tel.

Paul Celan dans son Schneepart posthume au poème Und KRAFT und SCHMERZ, écrivait ce vers :

            Die wildernde Überzeugung,

            daß dies anders zu sagen sei als

            so.

            La certitude braconnière

            Que ceci devrait être dit autrement que

            De cette manière (8) .

 

Après Auschwitz, on ne peut plus dire simplement le Mal, après le déchaînement de toute cette souffrance, de toute cette violence extrêmes comme si l’on parlait de ses voyages, de ses amis, de ses soucis.  Dire le défi du Mal, c’est dire un arrachement à la manière d’un « autrement qu’être », en tant qu’il est un arrachement à l’être, un dire autrement qu’ainsi qui soit un autrement que dire comme Celan l’a fait à travers  sa création.

Dans Überzeugung, nous trouvons la racine zeugen, polysémique en « dyable ». Tout cela comme si pour Levinas comme pour Celan, la limite du témoignage était dans un dit qui se fait dire : un autrement qu’être. Comme si entre zeugen, Zeugung, témoigner et témoignage, d’une part, et l’autrement qu’être d’autre part, il y avait plus d’un interstice…

Kafka l’a compris avant tous.

Celan, lui, appartient à notre mémoire vive toute hantée par la Shoah.

Niemandsrose, Sprachgitter, Schneepart, Atemwende,  sont des œuvres d’une force  exceptionnelle qui portent témoignage d’un poète génial au service de la mémoire de l’extermination des Juifs.

Les romans, récits et autres Journaux, la correspondance de Kafka portent témoignage du procès fait l’homme, à l’humain, à l’étranger, à l’exilé dans l’universel exil propre à notre humaine condition.

 

Notes:

1. Paris, Albin Michel, 2013. Traduction de Pierre-Emmanuel Dauzat, à qui nous devons notamment la plus grande partie de l’œuvre de George Steiner depuis les années 1980.

2. Œuvres Complètes. Le Miroir des limbes, III, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1996, p. 877.

3. Œuvres Complètes. Essais, VI, Paris, Gallimard, 2011, p. 923.

4. Dans Paysages de la Métropole de la Mort, dont je ne connais pas d’équivalent dans la littérature concentrationnaire, Otto Dov Kulka rapporte le trauma de l’enfant de dix ans qu’il était à l’aune de son regard d’historien.

5. Dov Kulka, Op. cit., 2013, p. 179.

6. Dov Kulka, Op. cit., 2013, p.132.

7. Ibidem.

8. Voir Jean Bollack « Paul Celan et nous », in Etudes germaniques n°3, 2000, Paul Celan, Didier Editions, Paris.

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