Tribune
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Publié le 31 Juillet 2014

De l'antisionisme à l'antisémitisme et à la victimisation

Par Michaël de Saint-Cheron, Philosophe des religions, publié dans le Huffington Post le 30 juillet 2014

Lundi dernier, j'ai écrit un article intitulé "De la mort d'enfants: Israël et le Hamas au pied du mur" (également visible sur le Huffington Post Québec) à l'adresse des Français juifs, des Français musulmans et pour tous les autres Français, Européens, Israéliens, Palestiniens francophones et pour toutes les femmes et tous les hommes de bonne volonté: je veux dire aussi pour tous les républicains, les vrais.

2014 est, outre l'année de la remontée de toutes les haines à l'encontre des Juifs et d'Israël, celle de ce terrible conflit actuel entre Israël et le Hamas, - qui a déjà touché trop de victimes, plus de 1000 morts parmi lesquels combien d'innocents? -, l'année du centenaire d'un de nos plus grands poètes, des moins célébrés aussi. Combien de mes "coreligionnaires" ne sont-ils pas prêts à arrêter de lire en lisant ces mots d'innocents qui ne disent rien d'autre que la mort et encore la mort et le désespoir et encore le désespoir de trop d'Israéliens, de trop de Palestiniens et de tant d'autres. 2014 est donc outre cette année noire, l'année du centenaire de Péguy comme celle de l'élection d'Alain Finkielkraut à l'Académie française, l'auteur parmi tant de titres du Mécontemporain: Péguy, lecteur du monde moderne (Folio, Gallimard).

Qui fut plus seul et si souvent honni que Péguy à son époque et bien après sa mort? Le capitaine Dreyfus et Zola, pour avoir pris sa défense, connurent aussi leur banissement. Au moment où parut, dans les Cahiers de la quinzaine, Notre jeunesse, quel est l'écrivain qui fut davantage incompris, mécompris, que cet homme magnifique, qui avait compris Bergson et Descartes avec une profondeur philosophique rare? Lui qui fut tour à tour ou tout à la fois socialiste, chrétien du retour (en 1910), défenseur et pourfendeur des guerres, poètes, écrivain, pamphlétaire et philosophe, fut en son temps le grand ami des Juifs et leur auguste défenseur. Si 2014 est donc en principe l'année Péguy, qui d'entre nous tous n'a été frappé par le peu de cas que les rédacteurs en chef peuvent en faire (sauf s'ils attendent le 5 septembre pour un feu d'artifice à l'occasion du centenaire de sa mort à Villeroy)? En revanche, le "cher" Céline, lui, l'inoublié, le bien-compris, est honoré, salué, rappelé à nos mémoires plus que de coutume... 110e anniversaire oblige!

Mais revenons à Israël. Il me souvient qu'au moment de la première guerre du Golfe, voici vingt-trois ans, Élie Wiesel me disait que le monde aimait les Juifs (et donc Israël) quand ils étaient victimes. Israël, alors, avait eu consigne de ne pas riposter aux tirs de scuds envoyés par les Irakiens. Il n'y eut qu'un seul mort. Le monde entier - ou peu s'en faut! - admira alors le sang-froid des Israéliens. Aujourd'hui, c'est malheureusement le contraire de tous les côtés. Les Israéliens ont entamé une guerre contre le Hamas, on ne dénombre plus les ruines à Gaza, dont celles d'écoles, où plus de 1400 Palestiniens sont déjà tombés, parmi lesquels des centaines d'enfants et déjà une cinquantaine de soldats israéliens dont trois civils israéliens. Il n'en fallait pas plus pour que le monde s'ébranlât en demandant que soit exercée une vindicte internationale à l'endroit de l'État juif, depuis la France, l'Europe, un grand nombre de pays arabes (ce qui est naturel), jusqu'à l'ONU, qui dépêche son haut-commissaire aux droits de l'Homme, Mme Navi Pillay, pour enquêter sur les possibles crimes de guerre commis par Tsahal. Certes, cette guerre est affreuse, mais quelles enquêtes, quelle vindicte, quelles mesures concrètes ont-elles été prises à ce jour à l'égard de la Syrie, de Bashar Al Assad?

Revenons à Péguy. Il ne comprenait rien à la politique et tout à la mystique, rien à la guerre non plus, alors qu'il cria quelques secondes avant de tomber sous le feu allemand: " Tirez, tirez, nom de Dieu !" Il comprenait tout du philosémitisme et rien à l'antisémitisme. Céline, lui au contraire, comprenait tout à la guerre, rien à la mystique, tout à l'antisémitisme viscéral, haineux et rien au philosémitisme. Aujourd'hui le monde a-t-il à choisir entre Péguy et Céline, ou choisit-il sans le savoir? Depuis si longtemps, on accourt pour Céline quand on recule pour Péguy. Pourquoi et quel rapport avec ce qui se passe de tragique, sous nos yeux impuissants? Entre Céline et Péguy, je dirai qu'il y eut la guerre, dont le premier est mort sans tarder, quand le second en retourna la haine, l'horreur, la pitié, la victimisation comme art, comme nouvelle façon d'écrire, de décrire l'innommable furie des hommes. Entre les deux, il y eut encore une terrible révolte, une suffocante protestation qui se cristallisa sur la personne du pauvre juif. Péguy fut le devancier qui comprit que le Juif était la figure de proue par rapport à laquelle il voulait se situer comme Français d'abord, comme chrétien ensuite dès 1910, comme homme enfin.

Céline crut être le devancier dans la haine du Juif, il n'en fut que le bouc émissaire, si je puis me permettre de le caricaturer ainsi dans une inversion de la haine qui faillit l'emporter, le submerger dans sa propre démence. La haine du Juif: un cancer qui se généralise jusqu'au suicide ou la folie. C'est qu'il ne pouvait plus se voir à la fin que dans la figure outrancière, victimisée du Juif qu'il était devenu, comme l'explique Philippe Muray dans son admirable Céline (Gallimard). Le persécuteur qui se croit et se voit dans la peau de celui qu'il persécutait en arrive à la haine de soi. Peut-on dire qu'aujourd'hui nombre de dirigeants juifs, de penseurs, d'observateurs juifs, ont retrouvé une parole de victimisation face aux attaques, aux manifestations, aux cris odieux de "Mort aux Juifs!" criés dimanche dernier à Paris? C'est une parole d'un non-juif que je voudrais rapporter en conclusion, d'un ami suisse de tradition catholique, universitaire et spécialiste de littérature française du XXe siècle. Son message qu'il m'adressait suite aux manifestations de dimanche dernier et à toute cette remontée nauséabonde d'antisémitisme sous couvert d'antisionisme, à une noblesse qui devrait nous interroger tous, qui que nous soyons. Ce sont tout, sauf des paroles de victimisation, qui est l'un des grands dangers que rencontrent les autorités juives en cette période si troublée. Comment parler de ce climat sans tomber dans l'état de victime?... Lire la suite.

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