Tribune
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Publié le 10 Mars 2014

Des valeurs du judaïsme français à l’universalité des droits de l’homme : l’apport de René Cassin

Tribune de Gérard Fellous publiée dans le hors-série des Etudes du CRIF anniversaire des 70ans du CRIF

Le CRIF a publié un recueil de textes en hommage au 70e anniversaire du CRIF, qui a été offert aux invités lors du 29e Dîner de l’institution. Ce recueil est composé de trente articles rédigés par des intellectuels, écrivains, journalistes, sociologues, philosophes... Nous reproduisons ci-après le cinquième article de ce recueil : la tribune de Gérard Fellous, Expert auprès des Nations Unies et de l’Union européenne. Nous publierons par la suite l’ensemble de ces textes.

Marc Knobel, Directeur des Etudes du CRIF

Par de nombreux aspects de son riche parcours, René Cassin a apporté une contribution remarquable à la renaissance du judaïsme français de l’après-guerre. Alors que dès juin 1940, il a rejoint Londres où il occupe le poste de conseiller juridique de la France libre, puis de secrétaire du conseil de Défense de l’Empire et de commissaire à la Justice et à l’Instruction publique au sein du Comité national français et qu’à fin 1943, il préside à Alger la Commission de législation et de réforme de l’État de l’Assemblée consultative provisoire, René Cassin se trouve, de par ses fonctions, en relation avec plusieurs associations juives qui lui donnent un aperçu précoce et détaillé de la politique d’extermination des Juifs européens par le régime nazi. 

La renaissance des « israélites français »

Dès septembre 1942, il rédige une note sur « le sauvetage des israélites français ». Sa profonde inquiétude est décuplée par l’angoisse pour les siens qui sont restés en France sous le régime de Vichy. En janvier 1943, il écrit dans son journal : « Aucune nouvelle des Juifs de notre famille. Des cris de détresse des appels au secours arrivent de France. Il faudra bien vite gagner, pour trouver vivants ceux qu’on aime(1) !». Cette alarme était fondée : René Cassin perd plus de vingt membres de sa famille, dont sa sœur et son beau-frère. Lorsque, en avril 1943, il accepte de prendre la direction de l’Alliance israélite universelle (AIU), il répond bien sûr à l’angoisse qu’il ressentait depuis des mois quant au sort des Juifs de France et d’Europe, mais il obéit aussi, en patriote, à une demande expresse du général de Gaulle, qui y voit un élément de préservation des intérêts de la France libre au Moyen-Orient et en Afrique du Nord pour l’après-guerre. Le rôle de l’AIU sera, selon lui « d’intervenir en faveur de tous les Israélites persécutés […]. La défense des intérêts matériels des israélites doit être confondue avec celle des Alsaciens, des Lorrains, des gaullistes et autres victimes des Allemands ». Ainsi se trouvaient conjugués le sauvetage des Juifs, victimes spécifiques de la Shoah, et celui des autres victimes du nazisme, approche souhaitée par un homme qui ne voulait pas séparer les Français israélites du reste de la nation.

En 1944, René Cassin et l’AIU rejoignaient le Conseil représentatif des israélites de France, issu du Comité général de défense juive formé par la résistance clandestine en juillet 1943. En 1946, il participe à la fondation du Conseil consultatif des organisations juives (CCJO). Ces engagements l’amènent à se rapprocher de Léon Meiss,  Président du Consistoire central de France, d’une part, et du tout nouveau CRIF, d’autre part. Dans la période de l’après-guerre au cours de laquelle le judaïsme français s’emploie à retrouver son souffle, René Cassin incarne la double conviction qui consiste à innover dans un monde renaissant tout en demeurant fidèle à la tradition « française israélite ». Ainsi, écrit-il le 25 juillet 1945 dans son journal : « Il est certain que les fondateurs de l’Alliance n’auraient pas aujourd’hui, en présence de la situation actuelle, les conceptions qu’ils avaient en 1860 et comprendraient parfaitement la nécessité de collaborer avec un organisme comme le CRIF ». C’est le moment où le qualificatif « israélite » tombe en désuétude pour laisser place à celui de « Juif français » ou « Français juif ».

Dès le 11 novembre 1945, René Cassin faisait inscrire dans la déclaration de l’Alliance l’objectif de « la défense des Droits de l’homme et des droits des Juifs ». Ainsi le « particularisme » se trouvait-il « enchâssé » dans l’universalisme(2). Pour Cassin, le judaïsme français reste de la sorte fidèle à lui même, avant et après la Seconde Guerre mondiale, symbiose des valeurs républicaines et du judaïsme traditionnel.

Les racines juives et patriotiques de Cassin

René Cassin demeure, toute sa vie, fidèle à ses racines juives, qu’elles soient familiales, territoriales ou historiques. Dans ses notes manuscrites(3), il cite souvent ses racines juives : « Je suis issu d’une famille juive du sud-est de la France, fixée peut-être depuis 2 000 ans dans la Provincia, au temps de la conquête romaine. » Au XVIIe siècle, sa famille paternelle quitte le Comtat pour le Piémont afin d’échapper à la conversion forcée. À la fin du XVIIIe siècle, elle s’installe à Nice. La branche maternelle est issue d’un soldat alsacien qui, de retour de la campagne de Napoléon en Espagne, épouse une jeune fille de ce qu’il appelle « ce milieu très français » des Juifs de Bayonne. Aussi Cassin aime-t-il souligner que sa famille réunit les trois grands terroirs des Français israélites : l’Alsace, le Comtat et Bayonne. Par sa filiation maternelle, René Cassin aime témoigner de son attachement au judaïsme, soulignant dans ses carnets que ses « grands-parents maternels étaient très pieux » et que c’est son oncle, le rabbin Honel Meiss, qui le prépara à sa bar-mitsva. Il n’en demeure pas moins qu’à la fin de sa vie, il affirmait : « Je suis toujours resté laïc ».

Le rabbin Meiss a eu une double influence sur le jeune René Samuel : dans le domaine religieux, mais également sur « le terrain patriotique », lorsqu’il lui raconte l’Alsace, la guerre de 1870, le départ de la famille cette même année. Cassin dit : « J’étais imprégné d’Alsace », d’où son amour de l’histoire napoléonienne et sa parfaite identification avec l’histoire française. Sa première image de la France est celle d’une « patrie […] souffrante, amputée, privée de nombre de ses fils et [qui] avait besoin d’être aimée pour se relever et panser ses cicatrices ». À sa manière, l’adolescent s’engageait déjà, avec sa cousine, la fille du rabbin, en participant à un chœur patriotique.

Cette perception de la patrie, il la manifeste, entre 7 et 13 ans, avant même son entrée au lycée, par une sensibilisation aiguë à l’affaire Dreyfus et à l’antisémitisme. Cela non seulement parce que sa mère est née Dreyfus, mais surtout parce que c’est là que se forge « sur un jeune garçon, juif d’origine […] déjà le sens de la justice », selon sa propre expression. Et il ajoute, dans son journal : « C’est alors que j’appris comment un des premiers actes de la Révolution de 1789 fut la proclamation des Droits de l’homme et comment l’abbé Grégoire fut l’initiateur et de l’abolition de l’esclavage et, avec d’autres Français, l’artisan de l’accès des Juifs à l’égalité des droits avec les autres citoyens français ».

Toute sa vie, René Cassin se sentira redevable à sa patrie, la France. Au cours des deux grandes guerres du XXe siècle, il défendra tout à la fois le sol et ce qu’il estime être les idéaux de la France. Il est obsédé tout à la fois par la crainte d’une résurgence de l’antisémitisme et par l’obligation d’assumer, à ses propres yeux, des devoirs particuliers, dont celui, primordial, de ne pas cacher sa qualité de Juif afin de ne pas attiser la propagande des vichystes.

Il le fait d’abord dans les tranchées de la guerre de 1914, comme simple soldat de première classe, lorsqu’il veut être irréprochable : « Dans notre compagnie, nous étions deux juristes, deux Juifs. Aucun n’a voulu aller au conseil de guerre pour ne pas se mettre à couvert devant le danger commun. Il y avait le reliquat de l’affaire Dreyfus et on avait le sentiment qu’il fallait mieux faire que les autres(4). » Il le fit également en rejoignant à Londres la France libre. Dans son journal, il écrit, à la date du 30 juin 1940 : « Je n’ai pas hésité le dimanche matin à dire au général [de Gaulle] que j’étais juif et  Président des anciens combattants de Genève. »

Lorsqu’en décembre 1968, à Oslo, il se voit remettre le prix Nobel de la paix, il ne manque pas de souligner : « Depuis l’âge de six ans, j’ai les yeux tournés sur la Patrie, le rôle de la France, son indépendance. Me voici maintenant un de ceux qui porteront le poids et l’honneur de défendre son visage. » À une époque où, sur la scène internationale et en Palestine, se dessinait le sort de l’État d’Israël, René Cassin fidèle à ses combats pour la dignité humaine soulignait « que c’est à la lumière de l’idée de patrie que l’immigration en Palestine » doit être préconisée. Constatant que « les survivants de massacres allemands continuent à souffrir dans des camps et que, pour ceux-ci, la Palestine est la seule solution », il ajoutait : « Par conséquent, sionistes ou non, tous les israélites sont affectés par les événements de Palestine(5). »

Les Droits de l’homme

Pour René Cassin, la lutte contre l’antisémitisme, la sauvegarde de la France et la reconnaissance universelle des Droits de l’homme sont indissociables(6).

Toutes ses convictions et son engagement international pour un nouvel ordre fondé sur les Droits de l’homme découlent des atrocités commises en Europe et en France au cours de la Seconde Guerre mondiale. Pour lui, les Droits de l’homme étaient la seule réponse à la Shoah. Révolté par la négation de la justice et par la barbarie de la dictature, il placera l’individu et ses droits fondamentaux au-dessus de l’État. Tout en étant un ardent patriote, il s’opposera toujours aux nationalismes obtus, non pas en homme politique qu’il n’a jamais été, mais en homme de paix porteur des valeurs universelles du judaïsme, à l’image des Prophètes.

Étant l’un des rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU(7), René Cassin ne cache pas qu’il considère celle-ci comme « les Tables de la Loi humaine », qu’il compare souvent à un « Décalogue laïque ». Il se souviendra que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen française (1789) est souvent représentée sous forme de Tables de la Loi dont il s’est inspiré. Par ailleurs, c’est à René Cassin que l’ONU doit que la DUDH ne soit pas un simple traité international contingent, codifiant un ensemble de droits nationaux, mais un instrument d’une portée « universelle » reconnaissant l’égale dignité des êtres humains, permettant à un individu de défendre son innocence face à un État injuste. Cassin écrit : « Dès le début de la guerre, nous avons compris que c’était la guerre des droits de l’homme. Nous nous sommes alors donné pour but de notre victoire de remettre au premier plan les droits de l’individu. Car il ne faut pas oublier que Hitler a commencé par écraser l’être humain chez lui avant de déclencher ses agressions étrangères(8). »

Dans un monde qui semble ne plus connaître de règle, l’éthique des Droits de l’homme restera notre ultime recours, cette « philosophie première » selon la formule d’Emmanuel Levinas, ainsi que le rappelait Jean Kahn, ancien  Président de la Commission nationale consultative des Droits de l’homme(9). Et Blandine Barret-Kriegel(10) de souligner la dette, encore impayée, que la doctrine des Droits de l’homme a contractée avec la Torah.

Les sources bibliques

René-Samuel Sirat, grand rabbin du Consistoire central constate pour sa part que « jamais les Droits de la personne humaine – Joyau de la Création– n’ont été aussi ouvertement bafoués, et cela sur la terre entière ». Dieu adjure l’Homme : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lévitique XIX, 18), ce qui « implique pour moi des devoirs imprescriptibles », ajoute-t-il. Ainsi au texte de la Genèse (IX, 6) : « Dieu créa l’homme à son image, c’est à l’image de Dieu qu’il le créa ; mâle et femelle furent créés à la fois », répond le préambule de la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen (1789) et l’article premier de la DUDH qui proclame que “Tous les hommes naissent libres et égaux en droits” », fait remarquer Alain Goldmann.

Citant le Traité des Pères, le grand rabbin de Paris fait remarquer que l’Homme a été créé à l’origine en un exemplaire unique : « Quiconque supprime une seule existence, c’est comme s’il avait détruit le monde entier » (Avothde rabbi Nathan, 31). De là découle l’article 3 de la DUDH. Le « droit à la sûreté », le premier des Droits de l’homme, est explicitement déduit par le théoricien Hobbes, après Bovin, du modèle du pacte d’Alliance et de la condition de l’individu dans l’État des Hébreux. Pour le philosophe anglais, ce droit est issu de la généralisation du Commandement : « Tu ne tueras point ».

Les Hébreux sortis d’Égypte ayant reçu la Loi « en hommes libres », la liberté devient une exigence cardinale dans les Droits de l’homme, tout comme l’égalité, là où le judaïsme refuse le concept d’esclavage ou de race supérieure ou inférieure. La longue histoire du peuple juif illustre la révolte de l’individu contre l’arbitraire écrasant de la dictature, à l’image du prophète Jérémie qui prononça des discours menaçants contre le roi, alors que le peuple était engagé dans un violent combat pour la liberté. De même, la liberté de conscience, clé de voûte des libertés civiles, a-t-elle été fondée par Spinoza à partir de l’exigence d’un système de valeurs théologico-politiques, inspiré du modèle de l’État hébreu qui révoque également la conception d’une religion qui soit à la fois une gnose et une église, note Blandine Barret-Kriegel.

Ainsi cette philosophe peut-elle constater que la défense des libertés individuelles est bien plus ancienne que les Déclarations (américaine et française) des droits du XVIIIe siècle ; qu’elle ne trouve pas son origine dans le droit antique romain : « L’origine de la notion d’Homme au sens moderne du mot, celle d’une humanité unique qui rassemble également et sans différence de nature tous les hommes, est biblique », souligne-t-elle. En effet, on retrouvera l’influence biblique chez les légistes et philosophes classiques qui, comme Jean Bodin et Thomas Hobbes, sont les premiers théoriciens de la doctrine des Droits de l’homme.

Ainsi, la moitié de l’œuvre majeure de Hobbes, le Léviathan , est-elle consacrée à une méditation sur la Bible ; et le Traité théologico-politiquede Spinoza s’appuie-t-il sur une réflexion de l’organisation politique antique du peuple juif. Les réflexions de Michelet hier, les travaux de Gershom Sholem plus récemment ont souligné combien l’influence de la pensée hébraïque fut décisive dans la Renaissance, note Blandine Barret-Kriegel.

Nourri de tradition juive et de pensée des philosophes des Lumières, René Cassin est animé par la volonté fondamentale(11) « de ne pas séparer l’émancipation et la défense des Juifs de celles de l’ensemble de tous les êtres humains(12) ». Il résume son credo en quelques phrases : « Ce qui se fait pour les Juifs, particulièrement en raison de la tragédie passée, se fait en réalité en faveur de toute l’humanité […].

Voilà comment les Juifs entrent, de nos jours, dans l’universel […]. C’est sur le plan mondial que l’action doit être menée […].

J’estime que notre devoir est d’être les défenseurs de l’humanité, conscients du sentiment de l’égalité et de la dignité de tous les hommes. » Belle perspective pour le judaïsme français contemporain.

Notes :

1 Archives nationales, Journal de René Cassin

, octobre                                 

1940, AN. 382 AP27

2 Catherine Nicault, « L’Alliance au lendemain de la Seconde

Guerre mondiale : ruptures et continuités idéologiques »,

Archives juives

, 2001, n° 1, p. 23-53.

3 Archives nationales, documents inédits cités par Muriel

Pichon in « René Cassin, la passion de la France et des

droits de l’Homme. Parcours franco-israélite », Archives

juives

, 2007, n° 2, p. 100-109.

4 René Cassin, La Pensée et l’Action

, Boulogne[-sur-Seine],

F. Lalou, 1972.

5 Journal ; A.N.382 AP27 ; 29 octobre 1945

6 Marc AGI

, René Cassin, fantassin des Droits de l’homme,

Paris, Plon, 1979 ; Gérard ISRAËL, René Cassin, Paris,

Desclée de Brouwer, 1990.

7 Déclaration universelle des droits de l’homme, décembre

1948, signée au Palais de Chaillot, à Paris.

8 Rapport du Quai d’Orsay sur la DUDH, 27 février 1947 ;

A.N. 382 AP 68

9 Actes du colloque de la CNCDH, La Déclaration universelle

des droits de l’homme 1949-1998:

avenir d’un idéal

commun

, 16 septembre 1998 à la Sorbonne, Paris, La

Documentation française, 1999.

10 Philosophe, professeur à l’université Paris X-Nanterre. Voir

Blandine BARRET-KRIEGEL, Judaïsme et droits de l’homme,

Paris, Des idées et des hommes, 2007.

11 Marc AGI

, Judaïsme et Droits de l’homme, Paris, Éditions

Des Idées & des Hommes, coll. « La Librairie des Libertés »,

mars 2007.

12 Message pour le cinquantenaire de l’American

Jewish Committee, 1957

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