Tribune
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Publié le 5 Avril 2013

France et Amérique, deux visions du conflit israélo-palestinien

Afin de mieux comprendre les différentes perceptions des deux côtés de l’Atlantique concernant la situation au Proche-Orient, le spécialiste Jérôme Bourdon revient dans le nouveau numéro de l’Arche sur les raisons et enjeux qui motiveront très certainement les prochaines tentatives diplomatiques dans la région.

Les écarts entre les deux pays devraient emmener les journalistes, voire les historiens, à s’interroger sur la juste manière de raconter ce conflit.

 

Le conflit israélo-palestinien est l’un des plus couverts, des plus médiatisés de la planète. Au-delà des nouvelles, il est massivement exporté, dans des récits de voyage, des romans, des films, voire des bandes dessinées. Mais il ne s’en forme pas une image homogène. Selon que vous vivrez dans la culture américaine ou la culture française, vous ne verrez pas le même conflit. Aux États-Unis, de très longue date, Israël jouit d’une image favorable auprès des médias et de l’opinion. Alors qu’en France (et en Europe), les choses sont beaucoup plus contrastées. Depuis 1967, lentement, Israël n’a cessé de perdre du terrain, et les Palestiniens d’améliorer leur image. Cet écart demeure, même s’il tend à se réduire dans les dernières années. Cet article invite d’abord à s’interroger sur les questions de l’écart, sans arbitrer en faveur de l’un ou l’autre pays – entendez, la France ou les États-Unis.

 

Un exemple entre mille. Le 28 août 2012, un tribunal israélien exonère l’armée israélienne de toute responsabilité dans le décès de Rachel Corrie, jeune activiste pro-palestienne américaine, écrasée par un bulldozer dans le camp de réfugiés de Raffah, en 2003, lors d’une offensive israélienne. Aux États-Unis, alors même qu’il s’agit d’une citoyenne américaine, on n’approuve pas son attitude, on incrimine peu, ou pas, Israël, en 2003 comme en 2012. Au contraire, les médias français manifestent plus de souci pour le sort de Rachel Corrie, et sont plus prompts à la critique d’Israël. Les Américains traitent le jugement israélien avec respect. Ainsi le New York Times titre-t-il : « Un tribunal décide qu’Israël n’est pas en faute dans la mort d’un activiste américain ». L’article s’ouvre sur des citations du juge, qui déclare que la jeune activiste « a pris un risque sciemment, aurait dû se mettre à l’écart du danger, comme toute personne raisonnable ».

 

Un échantillon d’autres journaux américains donne des résultats similaires. En France, Le Monde profite du verdict pour faire un portrait empathique de Rachel Corrie, sous le titre : « Qui était Rachel Corrie, morte sous les chenilles d’un bulldozer israélien ? » L’article s’ouvre sur des citations de courriels de la jeune fille. On apprend qu’un livre de ces courriels est disponible, publié non aux États-Unis, mais par le Guardian, quotidien britannique (car l’écart est large aussi, concernant le conflit, entre l’Angleterre et les États-Unis).

 

Élargissons la focale. Dans les affrontements militaires successifs, ainsi les deux épisodes du conflit de Gaza, en 2008-9, puis en octobre 2012, on va trouver les États-Unis tendant à justifier l’attaque israélienne, ou à atténuer la condamnation internationale si celle-ci a lieu. Lors de la première phase, le nombre élevé de morts palestiniens a entraîné une critique générale d’Israël en Occident, beaucoup moins aux États-Unis. La seconde phase, en novembre 2012, est beaucoup moins meurtrière.

 

L’écart au moins relatif entre les pays demeure. Aux États-Unis, grosso modo, on justifie Israël alors que plusieurs médias français jouent l’équilibre et s’interroge sur la responsabilité, in fine, qu’ils tendent à répartir de l’un et l’autre côté – à la manière d’un reportage de France 2 le 19 novembre. Le terme même de guerre (« guerre de Gaza », « guerre à Gaza ») a été adopté beaucoup plus largement en France et en Europe, alors que la presse américaine préfère parler de conflit, voire d’une « nouvelle phase dans le cycle de violence » (terminologie qui permet – à nouveau – de ne pas débattre de la responsabilité).

 

Continuons avec le vocabulaire. Depuis longtemps le Mont du Temple, lieu sacré pour les religions juive et musulmane, bénéficie dans la presse américaine de la double appellation, du type : « ce lieu que les juifs appellent le Mont du Temple et les Musulmans Haram-Ha-Sharif, le très noble sanctuaire ». Pour la plupart des médias français, il est « l’esplanade des Mosquées », même si la double appellation a été parfois adoptée (mais dans une minorité de cas), depuis quelques années, notamment par l’AFP. Entre Israël et les territoires, Israël construit un « mur » pour une grande partie des médias français, tandis que les médias américains hésitent et adoptent souvent le terme israélien de « barrière de sécurité ».

 

Pour apprécier l’écart des opinions publiques, partons des États-Unis, où l’on bénéficie de sondages basés sur les mêmes questions, sur le long terme. À part quelques moments singuliers, Israël bénéficie presque toujours de la majorité absolue (insistons, absolue) des sympathies dans l’opinion publique américaine.

 

Pour un conflit international, il est frappant de voir que les Américains peuvent se sentir capables d’exprimer  une opinion (alors que les sujets internationaux suscitent souvent la perplexité des sondés). Leur préférence va à Israël. Les « pro-israéliens » sont 64 % en 1991, ils baissent depuis, mais se situent à nouveau, depuis quelques années, au-delà de 60 %. Le chiffre est considérable. C’était déjà le cas dans les années 1970 : on ne peut donc y lire un effet de la dégradation de l’image du monde arabe et musulman depuis le 11-Septembre, même si ce fait a eu un impact profond sur l’opinion. Quant aux Palestiniens, ils se tiennent invariablement en dessous de 20 % de sympathies. Encore ceci représente-t-il un progrès par rapport aux années 1970.

 

En France, on dispose de multiples sondages qui s’avèrent difficiles à comparer. Ignorons le plus récent, qui s’inquiétait uniquement de l’image d’Israël. Elle n’est pas bonne, mais meilleure en 2012 qu’en 2004, et l’image des Palestiniens n’est pas meilleure, au contraire, selon un sondage de 2011. C’est ici surtout la  comparaison entre Israël et les Palestiniens qui nous intéresse. Dans un sondage réalisé en mars 2010 par  l’IFOP, à une interrogation centrale : « Qui est le principal responsable dans la crise israélo-palestinienne ? », 24 % répondaient Israël, 6 % les Palestiniens, 45 % déclaraient les deux parties tout autant responsables, et 25 % refusaient de se prononcer (dont une part plus élevée parmi les jeunes – le doute gagne sans doute du terrain). Sur la durée, depuis les années 1980, on trouve toujours une majorité relative (relative seulement !) de pro-israéliens.

 

En avril 2002, le Pew Research Center pose la question de la sympathie pour Israël dans un ensemble de pays. On est juste après l’offensive israélienne dans les territoires et l’affaire de Jénine. Les médias français ont cité la thèse palestinienne du « massacre » – en lui accordant plus de place et de poids que les médias américains. Aux Etats-Unis, 41 % des sondés disent sympathiser avec Israël, 13 % avec les Palestiniens. En France, 19 % avec Israël, 36 % avec les Palestiniens, chiffres que l’on retrouve dans d’autres pays européens.

 

Pour interpréter, le facteur politique vient immédiatement à l’esprit. On soulignera, aux États-Unis, le soutien indéfectible à Israël. Du côté républicain d’abord. Off the record, Mitt Romney, durant la dernière campagne, affirmait son hostilité à la création d’un État palestinien. Mais le soutien est vif aussi du côté démocrate, et la critique d’Israël y reste très limitée. Obama, au fond, n’a pas fait exception à la règle. De ce point de vue, il y a peu à attendre de sa visite en Israël, qui s’adresse d’abord à son opinion publique.

Les liens USA-Israël jouent une place cruciale : il faut mesurer la profondeur de la coopération stratégique et militaire entre les deux pays, notamment aux moments de crise, et qui dépasse les antipathies passagères entre chefs d’État, comme celle qu’a pu susciter Benjamin Netanyahou auprès de Barack Obama. On citera aussi le poids du lobby pro-israélien, son influence sur les parlementaires, sur la presse. Ce lobby est bien réel, mais aussi fantasmé : son action reflète de forts courants d’opinion en faveur d’Israël dans la classe politique et dans le peuple américain.

 

Mais la psychologie collective compte tout autant. Les États-Unis peuvent plus facilement s’identifier à Israël. Ils ont été un pays d’immigration et de « colonisation » (sans charger ce mot de jugement de valeur) et un creuset de cultures différentes. En Israël, comme aux États-Unis, on fait souvent, et de longue date, ce  approchement. Beaucoup plus croyante et religieuse que l’Europe, l’Amérique a moins de mal avec la dimension religieuse d’Israël.

Plus singulièrement, dans une certaine eschatologie protestante, une place particulière est réservée aux juifs, voire à l’Israël moderne, traitée comme un instrument de Dieu. Cette vision d’Israël a été réactivée par les mouvements évangélistes des années soixante-dix qui entrent directement en politique, comme Jerry Falwell, télévangéliste fondateur du mouvement, The Moral Majority, célébré comme un ami d’Israël par la droite du pays, lors de sa disparition en 2007.

 

Et la France ? Le rapport avec Israël y apparaît complexe, profondément ambivalent. L’opinion publique et la politique française ont été, pour dire bref, nettement pro-israéliennes jusqu’à la guerre des Six Jours. Le lent renversement qui a suivi peut être analysé, à nouveau, d’abord comme un choix politique, ou peut-être le retour d’une politique arabe qui a des racines anciennes. Du côté des journalistes et de l’opinion publique, indiscutablement, la cause palestinienne est devenue, au moins à gauche, le « bon combat », qui a pu remplacer celui de la lutte anti-coloniale.

 

La lecture de la cause palestinienne en termes coloniaux, voire algériens, a bien sûr joué un rôle capital. L’adoption, à partir de 1967, du mot « colon », mot chargé de connotations négatives, pour les Israéliens qui s’installaient dans les territoires, contraste avec l’emploi de « settlers » en anglais. L’arrivée au pouvoir dans les coalitions du courant national religieux a suscité l’hostilité ou la perplexité dans une France très laïcisée voire anticléricale.

 

Reste la part d’ombre, la plus difficile à interpréter : l’héritage d’un antisémitisme ancien, religieux puis racial, la culpabilité suscitée par la Shoah et la collaboration française pendant la Seconde Guerre mondiale. Insistons ici sur l’ambivalence. D’une part, la culpabilité peut emmener à la volonté de soutenir Israël, et le sionisme comme idée simple d’un État-refuge pour les juifs.

 

Mais on sait comme la culpabilité se retourne facilement dans un sentiment de colère et d’hostilité. Le rôle de cette « Shoah qui ne passe pas » avait été noté par Françoise Giroud dans un éditorial publié au moment de la seconde intifada. La grande journaliste signalait ainsi, à cette occasion, son identité juive et son souci d’Israël. On peut être plus pessimiste encore et se demander si l’antisémitisme, refoulé après la Seconde Guerre mondiale, n’a pas fini par réapparaître, notamment sous forme de la critique, plus ou moins radicale, d’Israël. On s’en souvient peut-être, ce pessimisme avait gagné le regretté Léon Poliakov, historien majeur du phénomène antisémite.

 

Pour l’heure, le fossé France- Amérique paraît s’être quelque peu réduit. Chassés par les bouleversements des mondes arabe et musulman, les morts syriens et pakistanais, mais aussi la crise économique mondiale, le conflit israélo-palestinien a beaucoup perdu de place dans l’actualité. Gageons qu’il s’agit d’un recul temporaire. Les causes sont profondes qui expliquent l’intérêt pour ce conflit, et aussi les écarts entre la France et l’Amérique, qui devraient emmener les journalistes, voire les historiens, à s’interroger sur la juste manière de raconter ce conflit.

 

Jérôme Bourdon, professeur au Département de communication de l’Université de Tel Aviv. Auteur du Récit impossible. Le conflit israélo-palestinien et les médias, INA-De Boecke, 2009.

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