Tribune
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Publié le 12 Juillet 2013

Gilles Kepel : "Guerre ou paix ?"

Propos recueillis par Jean Birnbaum

 

Politologue et spécialiste du monde musulman, Gilles Kepel est le lauréat du prix Pétrarque de l'essai France Culture-Le Monde 2013 pour son livre Passion arabe. Journal, 2011-2013 (Gallimard). Ce prix récompense un essai qui éclaire les enjeux démocratiques contemporains. Gilles Kepel prononcera, lundi 15 juillet, à Montpellier, la "Leçon inaugurale" des Rencontres de Pétrarque organisées par France Culture et Le Monde, dans le cadre du Festival de Radio France, sur le thème "Guerre ou paix ?"

 

Le 11-Septembre, disait le philosophe Jacques Derrida, ce ne sont pas seulement les Twin Towers qui se sont effondrées. C'est aussi toute la vieille géopolitique des Etats-nations, un monde où les mots "territoire" et "guerre" avaient encore un sens. Nous voilà entrés dans l'époque d'une "étrange guerre sans guerre", résumait-il...

 

La guerre est le "père" de toutes choses, disait Héraclite, un autre philosophe. En particulier lorsqu'un ordre ancien s'effondre parce que les rapports de force qu'il avait établis sont transformés. Le 11-Septembre a pris au dépourvu l'Occident car son appareil militaire et son système de renseignement étaient encore largement structurés autour de l'ancienne menace soviétique. Il était essentiellement équipé de tanks et de missiles pouvant détruire les grandes villes de l'ennemi.

 

Au lendemain du 11-Septembre, il n'y a pas de Moscou d'Al-Qaida à bombarder. L'arsenal ne sert plus à rien et la guerre change de formule. Avec l'invasion de l'Irak, les Américains ont cru pouvoir rétablir les règles du jeu traditionnel. Cela s'est transformé en piège. Mais le piège s'est aussi refermé sur Al-Qaida. L'organisation n'avait pas les moyens d'une vraie guérilla. Alors ils ont fait venir des djihadistes sunnites et financé les sunnites irakiens. Or, Al-Qaida était incapable de réaliser l'osmose entre les sunnites locaux et les kamikazes qui venaient d'un peu partout se faire exploser en Irak. Surtout, ils se sont mis à tuer des chiites, et ils se sont fait piéger à leur tour dans ce qui est devenu la principale ligne de fracture au Moyen-Orient : l'antagonisme entre chiites et sunnites.

 

Cet antagonisme chiites-sunnites structure désormais le cauchemar syrien. A Damas comme à Alep, la révolte antiautoritaire a été escamotée par un conflit armé aux déterminations de plus en plus religieuses...

 

C'est plus que cela. Il faut bien comprendre que, dans les sociétés musulmanes, le djihad est un concept fondamental. Jusqu'aux années 1980, jusqu'à l'invasion de l'Afghanistan par l'Armée rouge, le djihad avait perdu sa capacité d'entraînement dans son sens militaire. Pendant la guerre d'Algérie, par exemple, le vocabulaire du djihad est utilisé, le journal du FLN s'appelle El Moudjahid, mais, dans le même temps, des militants du FLN boivent du vin... Ce n'est qu'avec la guerre en Afghanistan qu'Abdullah Azzam remet le djihad guerrier au coeur de la stratégie des mouvements islamiques. Il remet ainsi en selle ce qu'on appelle le "petit djihad", autrement dit celui qui vous pousse, quand vous avez grandi en banlieue parisienne dans un milieu populaire, et que vous êtes enfant d'immigrés, ou converti à la suite de je ne sais quelle crise mystique ou identitaire, à prendre un charter pour Istanbul, un autocar pour Antioche et, le soir même, à tuer un milicien alaouite.

 

Il y a là une accélération considérable de l'histoire par rapport à ce qui s'est passé le 11-Septembre, où l'on avait des gens qui avaient été sélectionnés et qui menaient des opérations avec des officiers, de l'intendance... Là, on a affaire à une guérilla individuelle qui, en plus, est irréductible à une confrontation entre l'Islam et l'Occident. Les gens du Hezbollah vont tuer des sunnites et les Iraniens qui conversent avec moi m'expliquent que l'Occident et l'Iran doivent s'allier contre le véritable danger, les sunnites. A l'inverse, ces derniers appellent à lutter contre ceux qu'ils appellent les hérétiques. On voit bien comment les fronts se transforment et comment la référence au djihad devient de plus en plus difficile à utiliser par les uns et par les autres. Trop de djihad tue le djihad. Trop de terrorisme tue le terrorisme.

 

La guerre en Syrie a fait d'Internet et des sites de partage un vrai champ de bataille. N'a-t-on pas affaire à un nouveau type de confrontation monstrueuse, une guerre de religion à la fois ancestrale et digitale ?

 

Au fond, dans l'histoire moderne, toute révolution, parce qu'elle introduit de gigantesques bouleversements dans la répartition de la richesse et du pouvoir, se traduit par une guerre. Et la guerre sert souvent d'exutoire, on y envoie les sans-culottes se faire tuer pour défendre la Révolution et la patrie. C'est ce qui s'est passé en Syrie. La révolution a commencé avec le même vocabulaire qu'en Tunisie : le peuple veut la chute du régime. Mais les pétromonarchies du Golfe, qui n'aiment pas trop ces slogans de "justice sociale" et de "liberté", ont tout fait pour prendre en otage la rébellion, notamment à travers Al-Jazeera et les réseaux salafistes, et donc pour canaliser l'énergie des révolutions arabes contre l'ennemi chiite.

 

C'est ce contexte qui construit une nouvelle logique de guerre dont la Syrie est l'avant-poste, guerre qui mélange les formes classiques de conflit armé et les méthodes d'Al-Qaida, mais qui a surtout cette spécificité : elle se joue sur Internet, c'est la première guerre suivie en direct sur YouTube. On a tous vu cet homme en armes qui a coupé le foie de son adversaire qu'il avait fait éviscérer. Contrairement à ce qu'on a dit, il s'agissait du foie, pas du coeur, et il ne l'a pas mangé mais mordu. Pourquoi ? Ce geste a une signification religieuse liée aux guerres du Prophète, il marque symboliquement la défaite de l'adversaire. Dans la culture islamique, le foie est l'équivalent du coeur, c'est le siège des sentiments. Et l'acte de le mordre a une claire résonance militaire et mythique.

 

De son côté, Poutine a pu expliquer que ceux qui mangeaient le foie de leurs adversaires n'étaient pas vraiment des démocrates... Et je pense que cette histoire de foie brandi sur YouTube a fait plus pour consolider le régime de Bachar Al-Assad que 100 chars soviétiques et 2 000 militants du Hezbollah...

 

Au moment de la guerre en Irak, les néoconservateurs américains aimaient opposer une Amérique virile à une Europe efféminée, incapable de se battre pour la démocratie. L'Amérique est du côté de Mars, l'Europe du côté de Vénus, résumait le politologue Robert Kagan. Dix ans plus tard, c'est l'Europe, et, par exemple, la France, qui a semblé reprendre à son compte le "wilsonisme botté" cher aux néoconservateurs...

 

Les cas du Mali et de l'Irak sont très différents. Dans le cas malien, on va défendre la souveraineté d'un pays qui a été en partie envahi et qui risque de basculer dans l'islamisme ; sans cette intervention, Bamako serait tombée en quelques jours, les conséquences auraient été gigantesques. La différence est aussi militaire : depuis l'Irak, la guerre contre cette nébuleuse a fait des progrès gigantesques, avec la réorganisation du renseignement et le développement d'une technologie, celle des drones, qui pose un énorme problème juridique mais qui constitue la réplique militaire la plus efficace à Al-Qaida.

 

Si la France a été capable de mener au Mali une opération foudroyante, c'est aussi parce que le logiciel des djihadistes était cassé. On sait désormais comment s'effectuent leurs transmissions et comment ils se battent. Les légionnaires qui sont allés au Mali étaient préparés à ce genre de combat. Voilà comment, en l'espace d'un mois, l'armée française, que l'on disait exsangue, a réussi à écrabouiller les djihadistes au Mali. C'est drôle : en tant que citoyen français, j'ai reçu des courriels admiratifs d'observateurs américains, auxquels j'ai rappelé qu'il n'y a pas si longtemps ils me traitaient de "singe défaitiste qui mange du fromage qui pue" ("stinking cheese eating surrender monkey")...

 

Dans votre dernier essai, "Passion arabe", vous mêlez le registre savant et l'écriture de soi, puisqu'il s'agit d'un journal écrit à la première personne. En ce sens, vous vous inscrivez dans la tradition, sinon du reportage de guerre, du moins de l'enquête en zone de conflit, qui marie souvent quête de vérité et exposition de soi, comme si, sur ce type de terrain, la recherche de la vérité devait forcément passer par une forme de subjectivité...

 

La question du "je" est très importante. Je suis convaincu, de fait, qu'on ne peut comprendre des situations comme les révolutions arabes qu'en mettant à plat sa propre subjectivité. Autrement dit, celui que je suis, qui voit ce qu'il voit et qui le raconte comme il le raconte, le Kepel en question, donc, c'est Gilles qui repasse la frontière syrienne clandestinement aujourd'hui, par l'endroit même où, pour la première fois, il était allé dans le monde arabe, à l'âge de 19 ans. Voilà pourquoi, quand j'écris, je produis aussi des métaphores, des connotations, tout ce que la sociologie, de Bourdieu à Boudon, a passé son temps à interdire, à désigner comme l'ennemi de la science. Or, lorsqu'un être humain parle de la société, il en parle par métaphores, c'est comme ça qu'il peut comprendre ce qui se passe.

 

Ce livre, je n'aurais pas pu l'écrire depuis mon bureau. La plupart des zones où je suis allé pour l'écrire, je ne pourrais plus m'y rendre aujourd'hui. Le seul moment où je m'y confronte vraiment à la guerre, c'est lorsque je traverse un village syrien qui vient d'être libéré. Et là, justement, le "je" voit ce village avec tous ses souvenirs de la Syrie, il le compare à ce qu'était cette zone quand il l'a connue il y a quarante ans. Et puis j'écoute les récits de tous les villageois qui racontent leur libération, ils me montrent les lieux, les chambres de torture.

 

Je vois peu après, sur YouTube, les images de la libération de ce village diffusées par les sites djihadistes. Et ça n'est pas du tout le même récit. Là, on voit les djihadistes qui massacrent les soldats alaouites, qui les traitent de chiens en les filmant morts, alors que les villageois m'en ont donné une vision beaucoup moins sanglante : "On est arrivé, on a libéré le village, ils se sont enfuis, tout va bien"... Tout cela, évidemment, c'est la lecture subjective des choses qui me permet de le restituer dans le temps long de l'expérience.