Tribune
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Publié le 12 Novembre 2014

Juifs français et allemands dans la Grande Guerre

Par Philippe-Efraïm Landau, extrait de Vingtième Siècle. Revue d'histoire, Année 1995, publié sur le site de la revue scientifique Persée

En raison de commémorations de la Première Guerre mondiale, nous avons souhaité republier les extraits d’une étude de l’historien Philippe Landau, dans la revue historique 20ème Siècle.

En 1914, pour les Juifs français et allemands, le sentiment communautaire l'a-t-il emporté sur l'identité nationale ? N'en déplaise aux tenants de la spécificité judaïque, d'après Philippe Landau, c'est bien en patriotes nationalistes, en citoyens moyens, qu'ils se sont comportés.

Après la défaite française de 1870, les relations entre les communautés juives de France et d'Allemagne ont été compromises. Originaires des deux provinces, bien des familles ne se retrouvent qu'à l'occasion des vacances et pour régler des affaires commerciales, comme l'illustre le cas de la famille Dreyfus(1). Mais la paix prussienne est ressentie cruellement. Aussi, près de 10000 Juifs, soit le quart de la population, optent pour la mère patrie (2). Certains pères envoient leurs enfants étudier en terre française. D'autres ont peut-être déjà à cœur la Revanche, tel le père du futur général Camille Lévi qui écrit au Ministre de la Guerre en 1879 pour que son fils obtienne une bourse pour préparer l'École polytechnique et « faire d'un jeune Alsacien un officier français»(3).

Pour le judaïsme, les communautés alsaciennes restent profondément françaises malgré l'installation de milliers de Juifs allemands : « Restez dans le pays et gardez la foi... française!»(4). Convaincus que le pangermanisme est à l'origine de l'antisémitisme, les Juifs français commencent alors à rompre avec la culture allemande et s'engagent dans un républicanisme intègre(5). Pour eux, la civilisation ennemie se fonde sur les cultes de l'ordre et de la force. Leur occasionnelle visite en Allemagne les conforte ainsi dans leur patriotisme. Lors d'un séjour à Heidelberg en 1908, le jeune poète Henri Franck exprime son animosité à l'égard de la société allemande : «Je hais cette landwehr philosophique, ces Ulhans dialectiques, malhonnêtes, grossiers, qui n'ont ni esprit, ni insolence, mais traitent d'imbéciles leurs adversaires»(6). Cet engouement patriotique n'est pas spécifique aux Juifs français. Il atteint aussi les Israélites outre-Rhin, soucieux de confirmer leur intégration. La Grande Guerre accentuera la surenchère patriotique des deux communautés.

Israélitisme et judentum

À la veille de la guerre, les communautés de France et d'Algérie comptent environ 180000 individus. Aussi, le judaïsme français paraît bien faible en comparaison du judaïsme allemand fort de 480000 âmes(7). Avec pour devise «Patrie et religion», les consistoires israélites de France réussissent à concilier la tradition et l'émancipation(8). L'israélitisme prend ainsi toute sa dimension dans l'espace républicain. Déjà, en 1886, le philosophe Adolphe Franck avait défini le concept: «L'essence du judaïsme ... c'est le fier républicanisme religieux qui fait dépendre la liberté civile et politique d'un peuple de sa dignité morale et de sa foi religieuse»(9). Bien intégrés à la société et malgré les remous de l'Affaire, les Israélites estiment que «quand on est bon Juif, on est un bon français»(10). Leur patriotisme confirme cette volonté d'intégration et, ni l'antisémitisme virulent de la fin du siècle ni le sionisme naissant n'ont raison d'un choix qui puise ses forces dans les acquis de la Révolution de 1789(11).

Ayant bénéficié des bienfaits de la révolution industrielle, la communauté allemande s'est aussi transformée et s'identifie aux idéaux du Reich. À l'ascension sociale succède la conscience d'appartenir à une nation. Pourtant, bien des Juifs se heurtent à la notion de germanité (Deutschturri) qui prône leur exclusion de la vie nationale. Le culte de l'État devient alors le principal objectif de leur patriotisme, comme le définit le philosophe néo-kantien Hermann Cohen en 1912: « Cet État est à présent notre patrie puisque notre participation y est reconnue sur le plan légal... Cet État est le mien, c'est en son sein que je possède et que j'accomplis ma culture éthique»(12). Les Rabbins comme de nombreux intellectuels admettent dès lors la possibilité d'une fusion entre la germanité et la judéité (Judentum). Les Juifs allemands considèrent que les fondements humanistes du judaïsme sont complémentaires à la vocation civilisatrice de l'État.

À la devise judéo-française «Patrie et religion» résonne outre-Rhin celle de « Deutschland mein Vaterland, Judentum mein Erbe» (Allemagne ma patrie, judéité mon héritage).

À chacun son union sacrée

Pour les deux communautés, l'entrée en guerre est porteuse de nombreux espoirs. Aussi bien en France qu'en Allemagne, les Juifs apportent leur concours patriotique. L'union sacrée prônée par le Président de la République, Raymond Poincaré enthousiasme et sécurise les Juifs français. Le douloureux souvenir de l'Affaire s'efface : la nation a besoin de tous ses enfants. Le fils de Mathieu Dreyfus se réjouit de la fraternité du moment lorsqu'il est présenté au baron d'Harcourt, l'un des fondateurs de la Ligue des patriotes : « II était heureux de voir que je n'avais pas craint, avec le nom que je porte, de devenir officier, que, devant le danger menaçant la France, les partis politiques n'existaient plus»(13).

La communauté, qui deviendra les mois suivants l'une des familles spirituelles de la France, selon Maurice Barrés(14), célèbre la juste cause de la guerre, car « autour du drapeau tricolore, nous nous serrons tous, animés d'un même espoir; celui de voir le bon droit, la justice et le libéralisme abattre les puissances qui, depuis 1870, menacent le monde civilisé»(15). Comme en 1792, la République est en danger! Les Juifs, nourris depuis plusieurs générations dans le culte de la patrie des Droits de l'homme, tiennent à sceller par le sang et le sacrifice leur adhésion à la France émancipatrice. Rares sont ceux qui doutent du bien-fondé de la guerre. Jean-Richard Bloch a ainsi grande peine à comprendre l'attitude pacifiste de son ami Romain Rolland : « Cette guerre est, en réalité, une effroyable matérialisation de délire poétique pour les Allemands; elle est pour nous une tentative d'échapper au faix moral de la défaite, et de retrouver les éléments constitutifs de notre être national»(16).

D'autres motivations renforcent leur patriotisme. Beaucoup d'entre eux considèrent que l'heure de la revanche a enfin sonné. L'Alsace va pouvoir retourner à la mère patrie. La province perdue redevient alors «notre beau pays», et on imagine déjà «Lauterbourg, Niederbronn, Bion-ville, tout cela sous nos trois couleurs!»(17). L'ennemi juré ressemble aux Vandales de jadis et le général Camille Lévi peut enseigner à ses officiers: «Prononcez le mot boche et vous sentirez tout ce qu'il contient d'abject ; c'est plus qu'un péjoratif, plus qu'un sobriquet... c'est une marque d'infamie»(18).

En Allemagne, la Burgfriede déclarée par l'empereur Guillaume II a aussi conquis l'esprit des Juifs. Sans doute moins unie que la communauté française, car davantage traversée par des courants politiques divers qui vont du sionisme au communisme(19), la communauté est fière de servir le drapeau du Reich. Les grandes crises antisémites de 1890 sont oubliées et le Verband der Deutscher Juden invite ses membres à remplir leurs obligations patriotiques avec énergie: «Que chaque Juif allemand soit prêt au sacrifice et à verser le meilleur de son sang comme il le ferait pour lui-même. Ayons foi!»(20). Foi en la patrie, foi en l'État, telles sont les motivations qui animent aussi une dizaine d'intellectuels juifs dont Hermann Cohen, Paul Erhlich et Max Reinhardt quand ils signent le Manifeste pour soutenir les efforts du Reich(21). Quelques-uns, cependant, émettent des réserves sur le bien-fondé de l'intervention de leur pays. Le physicien Albert Einstein (alors citoyen suisse) et l'artiste Max Liebermann préfèrent adjoindre leurs signatures au pacifiste «Manifeste au monde civilisé»(22). Déjà, le francophile Ernst Bloch préfère s'exiler en Suisse plutôt que d'être enrôlé dans les armées de l'Empereur, car, pour lui, la France demeure le pays des Droits de l'homme(23)… Lire la suite.

Notes :

1. Michaël Bums, Histoire d'une famille française, les Dreyfus, Paris, Fayard, 1994, p. 134-135 et p. 167; voir aussi Robert Debré, L'honneur de vivre, Paris, Stock, 1974, p. 29.

2. Vicki Caron, Between France and Germany, The Jews of Alsace-Lorraine, Stanford, Stanford University Press, 1988, p. 45-74 ; consulter aussi l'étude de Sylvain Halff, La fidélité française des israélites d'Alsace et de Lorraine, Durlacher, 1921.

3. Archives du Service historique de l'Armée de terre (SHAT), dossier GD 4.56 (Lévi).

4. L'Univers israélite, 15 mars 1871.

5. Pierre Birnbaum, Les fous de la République, Paris, Fayard, 1993; voir aussi Philippe Landau, -Le franco-judaïsme et la Grande Guerre : essai de symbiose entre la Révolution française et la République -, dans Mireille Hadas-Lebel, Évelyne Oliel-Grausz (dir.), Les Juifs et la Révolution française, Louvain, Pee-ters, 1992, p. 305-320.

6. Henri Franck, Lettres à quelques amis, Paris, Grasset, 1926, p. 126.

7. Chiffres cités par Claude Klein, «De l'affaire Dreyfus à 1905», dans Bernhard Blumenkranz (dir.), Histoire des Juifs de France, Toulouse, Privât, 1972, p. 347-348; également P-E. Landau, -Les Juifs de France et la Grande Guerre-, Thèse d'histoire, Université Paris VII, 1993, tome 1, p. 21-22.

8. Philippe Landau, Religion et patrie. Les prières israélites pour la France-, Pardès, 14, 1991, p. 11-33.

9. Les Archives israélites, 19 août 1886.

10. L'Univers israélite, 1er novembre 1907.

11. Sur le sionisme et la communauté juive de France, consulter Catherine Nicault, La France et le sionisme 1897-1948, Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 17-35.

12. Hermann Cohen, L'éthique du judaïsme, Paris, Le Cerf, 1994, p. 281.

13. Bibliothèque historique de la ville de Paris (BHVP), fonds Mathieu Dreyfus.

14. Maurice Barrés, Les diverses familles spirituelles de la France, Émile-Paul, 1915 ; sur Maurice Barrés et les Juifs pendant la guerre, consulter notre thèse, citée, tome 1, p. 131-136.

15. Les Archives israélites, 15 octobre 1914.

16. Cahiers Romain Rolland, Correspondance avec Jean-Richard Bloch, Paris, Albin Michel, 1964, p. 307. Lettre du 27 décembre 1914.

17. Lettres du capitaine Raoul Bloch, Paris, Imprimerie Lahure, sans date, p. 35.

18. Sylvain Halff, op. cit., p. 32.

19. Arno Munster, • Les intellectuels juifs-allemands face à la guerre de 1914-, dans Philippe Soûlez (dir.), Les philosophes et la guerre de 14, Paris, Presses universitaires de Vincennes, 1988, p. 209-221.

20. Nachum Gidal, Die Juden in Deutschland, Bertelsmann Lexikon Verlag, 1988, p. 312.

21. Albert Einstein, Œuvres choisies. Écrits politiques, Paris, Le Seuil, Éditions du CNRS, 1991, p. 13-14.

22. Ibid.

23. Arno Munster, op. cit., p. 211.

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