Tribune
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Publié le 5 Juillet 2013

Julien Clerc, Israël et les pressions du BDS

Par Brigitte Sitbon, écrivain, philosophe, chercheure au CNRS

 

Si Julien Clerc était un barde antique, il n'aurait peut-être pas pu chanter dans l'agora athénienne, muselé par Platon et sa milice qui, pour bâtir sa République idéale, préconisait de "chasser les artistes de la cité". Juju sera pourtant bien sur la scène de l'opéra de Tel-Aviv pour un concert symphonique le 7 juillet 2013, malgré les pressions qu'il a subies de la part du BDS ("Boycott, Désinvestissement, Sanctions").

Cette organisation palestinienne créée en 2002 semble apparemment appliquer les préceptes platoniciens, en stigmatisant tous les artistes venant se produire en Israël et en appelant au boycott culturel et économique contre ce pays, sur le modèle de celui qui fut en vigueur contre l'Afrique du Sud en 1961. Mais leurs mobiles sont loin d'être philosophiques: si "lutter contre le régime d'apartheid israélien" peut en théorie être légitime, les moyens pour y parvenir sont très discutables, moralement et philosophiquement.

 

Deux questions se posent immédiatement. La première concerne l'équation simpliste: Israël = Afrique du Sud. Si on se passe de réflexions et d'analyses géopolitiques, on peut admettre ce qu'on veut et tomber dans le relativisme absolu. Cela nous entraînerait dans un trop long débat que de démontrer avec Marx qu'un pays est lié à ses conditions socio-économiques et historiques, et ne ressemble à aucun autre. En revanche, la deuxième question, qui concerne l'essence et la finalité du boycott culturel vaut la peine d'être posée. Peut-on utiliser la culture comme arme de guerre?

 

Le boycott culturel c'est ringard

 

À l'heure de la mondialisation, de l'ouverture des frontières, de la libre circulation des biens et des idées, à l'heure de la protection grandissante des droits et de la diversité culturels reconnus et garantis par la déclaration de l'Unesco de 2001, le boycott culturel ne donne-t-il pas l'image d'une lutte réactionnaire et ringarde?

 

De nombreux acteurs, près d'une cinquantaine en deux ans, comme Ken Loach, Dustin Hoffmann, Steevie Wonder, Lenny Kravitz, Mireille Matthieu, et plus récemment Vanessa Paradis, sont passés par les fourches caudines du BDS et ont refusé de venir en Israël. Il n'est pas certain que tous ces artistes réprouvent la politique et les institutions israéliennes, ou bien, plus probable, se sont-ils fait un avis après-coup en dénigrant celles-ci, sans rien comprendre au conflit. Si on connaît les positions idéologiques de Ken Loach ou le combat contre l'apartheid de Desmond Tutu, prix Nobel de la paix, qui sont a priori en cohérence avec leur soutien au BDS, cela est moins certain pour Mireille Matthieu ou Vanessa Paradis, qui n'ont jamais eu le moindre avis sur la question, du moins publiquement. La réciproque n'est pas vraie non plus. Il serait manichéen de penser que les artistes qui bravent les interdictions du BDS et se produisent en Israël, comme Paul Mc Cartney, Madonna, Johnny Hallyday, Hindi Zara, Patrick Bruel ou Julien Clerc, sont forcément de farouches défenseurs de ce pays ou des héros, notre Johnny national n'a jamais dit un mot sur "l'occupation israélienne".

 

Ce qui semble primer dans un cas comme dans l'autre, c'est plutôt la résistance plus ou moins grande des artistes face aux méthodes "non violentes" et les moyens de pression plus ou moins convaincants et intimidants du BDS. Christophe Deghelt, agent d'artistes de Jazz et manager du « Red Sea Jazz Festival » en décembre 2012, ou David Stern, producteur du spectacle de Julien Clerc, qui eux aussi n'ont pas échappé à l'appel au boycott, racontent: "les artistes sont férocement pris à partie dans les réseaux sociaux dont les murs deviennent des champs de bataille entre faux et vrais "fans", pro et anti-israéliens, envoi en masse de lettres, mails, coups de fil, menaces, manifestations physiques devant les salles de concert, occupations de celles-ci, pressions psychologiques, etc. Il n'y a qu'un pas de l'injonction "pacifique" au harcèlement moral et au chantage. Nombreux sont ceux qui, de guerre lasse, ont déclaré forfait."

 

Julien Clerc, par ailleurs ambassadeur de bonne volonté au HCR (Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés) depuis octobre 2003, s'est vu pris à parti au nom de quatre millions d'exilés palestiniens représentés par le BDS : « Le rôle que vous assumez comme ambassadeur n'est-il pas aussi celui de porte-parole pour les droits de ces millions de personnes déracinées par la force ? ». La réponse de Julien Clerc, qui sera accueilli à bras ouverts par la ministre de la culture Mme Limor Livnat, mais aussi par les milliers de français vivant en Terre Promise, remet les pendules à l'heure, et pose la question implicite à toute cette campagne: peut-on utiliser la culture à des fins non culturelles?

 

C'est bien là où le bât blesse, le BDS veut à tout prix faire des artistes les acteurs d'un combat qui ne les concerne pas directement, et Juju, modeste, de rappeler: "Pourquoi demander à un chanteur français de prendre parti dans un conflit que les chefs d'Etat des plus grandes nations n'ont pas réussi à régler?".

 

Effets pervers du boycott

 

Un des effets pervers du boycott culturel est de léser autant les artistes israéliens que palestiniens. Du côté d'Israël, qui est une démocratie, la liberté d'expression et la tolérance de la société civile et artistique font qu'il y a de nombreux événements où sont invités des artistes de Palestine ou d'ailleurs ; ceux-ci ne viennent pas en Israël, par peur des représailles. Aucun mélange n'est possible. Toute tentative de rapprochement est vouée aux gémonies et le boycott culturel finit par prôner le nihilisme.

 

La salle du dernier festival du court métrage de Clermont-Ferrand en est une illustration ; elle a été occupée par les militants bédésiens, appelant au boycott du projet de la réalisatrice israélienne Yael Perlov, impliquant des étudiants palestiniens et israéliens autour du sujet très sensible de l'eau (http://www.formatcourt.com/2013/02/water-projectprojet-eau/). Pour elle, la réalisation de films permet pourtant un dialogue entre réalisateurs "ennemis", qui "au fur et à mesure de leurs rencontres ont tissé des liens véritables, dans ce contexte de lutte permanente et source de violence du conflit israélo-palestinien". Dialogue qui tourne court quand ses interlocuteurs sont surveillés par la censure du BDS. Big Brother is Watching you.

 

Autre incohérence: faire preuve de "discrimination positive", si l'on peut dire, et laisser faire parfois lorsque des artistes arabes participent à des performances soutenues par des fonds israéliens: comme ce fut le cas pour "Five Broken Cameras", documentaire réalisé par le palestinien Emad Burnat et l'israélien Guy Davidi, et jugé "non-boycottable" par le BDS.

 

La liste des exemples de cet ostracisme qui frôle le racisme est tristement longue, car on peut y ajouter les noms de chercheurs scientifiques et d'intellectuels frappés par les sanctions palestiniennes. La pire, sans doute, et qui fait froid dans le dos, tant elle évoque des souvenirs peu glorieux de l'histoire de l'Humanité, fut celle de Mona Baker. Dans une lettre ouverte signée par 125 universitaires et publiée par The Guardian, cette professeure de l'Université de Manchester, a exigé, en 2002, la révocation de deux professeurs israéliens (Miriam Shlesinger et Gideon Toury) de la revue dont elle est directrice. En réponse à la critique de Tony Blair, sa réponse est édifiante: "En réalité, je ne boycotte pas les Israéliens, je boycotte les institutions israéliennes. Je suis convaincue que longtemps après que tout cela soit fini, comme ça a été le cas avec l'holocauste des juifs, les gens commenceront à admettre qu'ils auraient dû faire quelque chose, que c'était déplorable et que le milieu universitaire est si lâche qu'il n'avait rien fait".

 

Drôle d'amalgame qui sent le soufre: "Israéliens, Intellectuels, Boycott, Juifs, Holocauste". Les mots sont les mots, mais ils ont tous un signifié, qu'on ne peut pas s'empêcher de laisser résonner dans notre esprit. L'inconscient collectif n'a pas besoin de se forcer pour faire tout seul des associations hasardeuses et pourtant révélatrices de sens.

 

Pourquoi condamner les institutions israéliennes à travers les Israéliens? Comment par l'Individu sanctionner le Collectif? Comment à travers le Singulier toucher l'Universel? Le boycott culturel frise l'irrationnel et l'absurde.


La culture peut-elle être une arme de guerre efficace? Pas sûr, si l'on est dans cette contingence là. On voit mal comment des artistes, qui ne connaissent rien au conflit israélo-palestinien, ou qui seraient même "pro-palestiniens" ou "pro-israéliens", étant privés de parole, pourraient se faire entendre. À quoi sert un artiste s'il est désarmé ?

 

Woodstock contre BDS

 

Les effets désastreux de cette campagne n'ont pas échappé au gouvernement israélien qui s'est mobilisé en février 2013, à l'initiative de la députée centriste Ronit Tirosh: la commission de l'Education, de la Culture et des Sports de la Knesset s'est réunie à Jérusalem afin de proposer un projet de loi visant à défendre et protéger les producteurs de spectacle. Surréaliste! Encore quelques boycotts et le BDS deviendra la meilleure agence de com' des artistes et de leur managers sur la scène israélienne. "Qui veut faire l'ange fait la bête", comme dirait Pascal.

 

En définitive, si les mobiles bédésiens peuvent certes être légitimement discutés, il reste que les moyens employés révèlent bien des ambiguïtés latentes faciles à décrypter: ségrégation, discrimination, haine de l'autre, etc. Pas de réponse d'ailleurs lorsqu'on pose au BDS les questions classiques du genre: « Si chaque artiste devait être en accord avec les politiques des états où ils jouent, dans quel pays irait-il encore jouer ? ». Ou encore : « Pourquoi ne pas boycotter les 153 pays recensés par Amnesty International où l'on pratique la torture, l'apartheid (le vrai), où l'on soumet les femmes, les violent, les exécutent, les mettent en taule, les mutilent pour délit d'expression, etc »?

 

Allez, amis du BDS, trouvez quelque chose de moins ringard, de moins raciste, de plus "in", que le boycott culturel. Pourquoi pas plutôt une grande scène idéale et pacifiste, façon Woodstock, où se produiraient ensemble artistes ou intellectuels israéliens et palestiniens? 
Ne boudez pas votre plaisir, faites un petit saut à Tel-Aviv (par ailleurs élue first capitale gay et festive du monde) pour écouter Juju vous sussurer : « Même si c´est moi qui chante/À n'importe quel coin de rue/Je veux être utile/À vivre et à rêver ».

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