Tribune
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Publié le 5 Février 2013

L’abandon des Juifs polonais, 1933-1939

 

Par Marc-André Charguéraud

 

Entre 1933 et 1939, les démocraties occidentales ont accepté six fois plus de réfugiés juifs du Reich que de Pologne[1] : 359.000 contre 54.000, bien que la population juive initiale de Pologne ait été quatre fois supérieure : 3.300.00 Juifs contre 869.000 pour le Reich.[2]  Cela signifie que seulement 1,6% des Juifs polonais ont trouvé refuge en Occident. Un pourcentage dérisoire comparé à celui de leurs coreligionnaires du grand Reich  qui s’élève à 37%. Là s’arrête l’énumération de ces chiffres brutaux, tragiques et accusateurs. Accusateurs, car ils font le procès d’un Occident qui a abandonné la Pologne, alors que se préparent les feux de la Shoah. Quelles qu’en soient les raisons, un score aussi piètre peut-il se justifier ?

 

On avancera qu’avant-guerre, en Allemagne nazie, la persécution des Juifs a atteint des sommets. On oublie qu’en Pologne les mesures antijuives furent aussi brutales : exclusion de la fonction publique, boycott des établissements juifs, quotas universitaires, interdiction d’accès aux professions libérales… Pire, entre 1933 et 1939, le nombre des victimes juives en Pologne dépasse celui des Juifs allemands. Un historien parle de centaines de victimes entre 1935 et 1937 seulement.[3] Un autre chiffre à 500 le nombre de Juifs ayant trouvé la mort dans des pogromes, entre 1934 et 1938.[4] Qu’importe, l’opinion publique internationale s’était habituée aux pogromes de l’Est européen.

 

Hitler persécute les Juifs au nom d’une idéologie raciste pathologique. Ils doivent tous être chassés d’Allemagne et sont condamnés de manière irrémédiable « car nés juifs ». En Pologne les mesures antisémites les plus graves sont prises sous la pression populaire dans un pays fondamentalement catholique. En 1936, un périodique jésuite donne le ton : les Juifs « doivent être éliminés de la vie de la société chrétienne. Il est nécessaire de leur donner des écoles séparées (…) pour que nos enfants ne soient pas infectés par leur moralité douteuse.» Dans une lettre ouverte, après s’être déchaîné contre les Juifs, le Cardinal Llond, primat de Pologne, conclut par ce jugement terrible et sans appel : « Un problème juif existera tant que les Juifs resteront juifs. »[5] Le cardinal laisse au moins aux Juifs une étroite porte de sortie : se convertir au catholicisme. Mais comme dans l’Allemagne de Hitler, la Pologne de Llond poursuit le même but : « éliminer les Juifs de la société ».

 

Des dirigeants polonais juifs sont conscients des catastrophes qui s’annoncent. « Je suis persuadé que les éléments déchaînés vont bientôt s’abattre sur l’ensemble de la population de l’Europe de l’Est, et avec une telle force que le désastre allemand en sera éclipsé ». Pour Vladimir Jabotinsky, chef du mouvement révisionniste, il est urgent d’évacuer 750.000 Juifs de Pologne.[6] Le 2 août 1936, I. Grynbaum, membre du comité exécutif de l’Agence Juive, déclare à la presse à Varsovie : « Nous devons partir. Pour la grande masse des Juifs de Pologne, l’heure de l’exode a sonné ».[7]

 

Le colonel Beck, chef de l’État, applaudit à ces appels au départ qui correspondent à sa politique de rendre la Pologne « sans Juifs ». Il  exige que 80.000 à 100.000 Juifs quittent chaque année le pays. Dans une lettre  à Nahum Goldmann, Président du Congrès juif mondial, il se dit prêt à durcir encore les persécutions si ses exigences ne sont pas entendues : « Nous avons besoin de devises étrangères (…). Depuis que l’on persécute les Juifs en Allemagne, vos organisations leur envoient de grosses sommes. Nous avons trois millions de Juifs  en Pologne, le Reich n’en a que 750.000. Donc on nous enverra trois ou quatre fois plus d’argent ».[8]

 

En novembre 1938, l’ambassadeur polonais à Washington menace : « Le Comité d’Evian, en limitant son action aux seuls réfugiés venant d’Allemagne, offre en fait une prime à la persécution des Juifs. »[9] En octobre 1938, pour l’ambassadeur de Pologne à Londres, « le problème juif devient intolérable et il est vital de trouver un débouché pour les Juifs polonais.»[10] Une historienne résume ainsi la situation : « A Evian, la Pologne, la Hongrie et la Roumanie ont envoyé des observateurs dans le seul dessein de demander qu’on les débarrasse de leurs Juifs.»[11]  Un mémorandum de juillet 1938  du Congrès juif mondial n’a pas les mêmes motivations, mais il arrive à la même conclusion : « Il est souhaitable que la conférence d’Evian ne se limite pas au seul cas des Juifs allemands; bien que très pénible, ce n’est qu’un des aspects du problème des réfugiés.»[12]

 

Pendant la conférence d’Evian, Myron C.Taylor, le représentant américain, est conscient  de la situation. Il explique pourquoi il ne faut pas intervenir : « Les Anglais avec le soutien des Français et de beaucoup d’autres insistent de façon catégorique pour que les possibilités soient strictement limitées aux émigrants involontaires d’Allemagne et d’Autriche. Ils nous ont expliqué longuement et à de nombreuses occasions qu’il serait fatal de donner le moindre encouragement aux Polonais, aux Roumains ou aux autres états d’Europe centrale, car ils commenceraient immédiatement à mettre une telle pression sur leurs minorités que nous nous retrouverions avec un problème monstrueux sur les bras.»[13]

 

Plus diplomatique, Roosevelt écrit à son ministre des Affaires étrangères le 14 janvier 1939 : « Je ne pense pas que le départ de 7 millions de personnes de leur domicile actuel et leur relogement dans d’autres parties du monde seraient possibles, ni qu’ils soient une solution au problème.»[14] Personne ne veut de ces Polaks, pauvres à l’exemple de Job et vivant leur orthodoxie archaïque. Qu’ils restent chez eux dans l’attente de jours meilleurs qui vont malheureusement se transformer en une nuit éternelle.

 

Avec le recul des années, quatre historiens, spécialistes de l’Est européen, n’en pensent pas moins : « Quoi qu’on dise sur les possibilités du monde extérieur d’absorber des Juifs allemands, autrichiens, tchèques sans ressources, il est certain qu’il n’aurait pas pu s’occuper des 3,3 millions de Juifs de Pologne.»[15] C’était ouvrir la boîte de Pandore, risquer un raz de marée que l’on ne pourrait pas endiguer. Et le monde baissa les bras et ferma ses frontières à ces sous-hommes » selon l’odieux vocabulaire nazi. Une attitude classique qui se répétera pendant la guerre : la peur d’avoir à sauver des millions de gens empêcha de soustraire à la catastrophe quelques centaines de milliers. Une politique indigne.

 

Notes :

[1] Démocraties occidentales hors immigration en Palestine.  Reich : Allemagne, Autriche et Tchécoslovaquie.

[2] CHARGUERAUD Marc-André, Silences meurtriers, Cerf, Labor et Fides, Paris/Genève, 2001, Tableau 3 p. 33.

[3] GUTMANN, Mendelsohn, REINHARZ, Shmeruk, The Jews of Poland between the Two World Wars, University Press of New England, Hanover 1989, p. 105

[4] ELISSAR, Eliahu Ben, Le facteur juif dans la Politique Etrangère du IIIème Reich, 1933-1939, Julliard, Paris, 1969, p. 302.

 

[5] GILBERT, Martin, Atlas de la Shoah, Éditions de l’Aube, Samuelson,  Paris 1992, p. 21 et HELLER, Celia, H. On the Edge of Destruction, Jews of Poland between the Two World Wars,Wayne State Univesity Press, Detroit 1994, p. 113. Lettre ouverte du 29 février 1936.

[6] SCHECHTMAN  J.B. The Vladimir Jabotinsky Story, New York 1956 cité par MARRUS, Michael R. La  Shoah dans l’Histoire, Georg  Eshel, Paris 1990, p. 18. Il faut tenir compte du fait que Jabotinsky est sioniste.

[7] KOZEC, Pawel, Juifs de Pologne, La Question juive pendant l’Entre-deux-guerres, Presses de la Fondation Nationale des Sciences politiques, Paris 1980, p. 315.

[8] GOLDMANN, Nahum, Le Paradoxe juif, Stock, Paris, 1976, p. 185. Meir MICHAELIS,Mussolini and the Jews, Clarendon Press, Oxford, 1978, p. 209 et  Haskel LOOKSTEIN, Were we our Brother’s Keepers ? A Public Response of the American Jews to the Holocaust, 1938-1944, Hartmore House, New York, 1985, p. 50 – les deux auteurs  évoquent  l’engrenage du chantage.

[9] ELISSAR, op.cit. p. 316

[10] SHERMAN Ari, Johsua, Island of refuge, Britain and Refugees from the Third Reich, 1933-1939, Paul Elek, Londres 1973, p. 164.

[11] THALMANN, Rita, FEINERMANN, Emmanuel, La Nuit de Cristal, 9-10 novembre 1938,Robert Laffont, Paris, 1972, p. 28.

[12] STRAUSS, Herbert A. (direction) Jewish Immigrants from the Nazi Period in the USA ,K.G.Saur, New York, 1992, p. 353.

[13] Ibid, p. 366. 10 juillet 1938 ,Taylor au ministre américain des Affaires étrangères.

[14] FEINGOLD Henry, The Politics of Rescue, The Roosevelt Adminstration and the Holocaust, 1938-1945, Rutgers University Press, New Brunswick, 1972. Sept millions de Juifs c’est-à-dire tous ceux d’Europe de l’Est. En dix ans, de 1930 à 1939, les États-Unis n’admirent que 37.000 Polonais (en majorité des Juifs), soit 60% d’un quota légal déjà misérable de 6.524 personnes par an.

[15] BREITMAN Richard et KRAUT Alan, American Refugee Policy and European Jewry, 1933-1945,Indiana University Press, Bloomington, 1987, p.55.