Tribune
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Publié le 15 Mars 2013

La curiosité : un pas vers la démocratie ?

 

Par Sandra Ores pour la Ména

 

Ils sont proches géographiquement, culturellement aussi, dans un Moyen-Orient où les peuples se croisent et se chevauchent, mais ils s’ignorent. Égyptiens et Israéliens n’ont que très peu de contacts. De chaque côté du désert du Sinaï, c’est à chacun ses ennuis.

 

Pourtant, parmi la jeunesse égyptienne révolutionnaire, des voix s’élèvent, des regards se tournent, des esprits s’ouvrent. Vers ceux que les autorités et les médias des rives du Nil décrivent comme les membres d’un État agresseur.

 

Israël, un pays dont les agents, à croire ces sources officielles, dressent des requins à attaquer les baigneurs afin de faire chuter l’industrie du tourisme aux abords de Charm el-Cheikh.

 

Maikel Nabil Sanad et Emad al Dafrawi sont membres du mouvement pacifiste No to Compulsory Military Service(Non au service militaire obligatoire), fondé par le premier cité ; Sanad est en outre le premier objecteur de conscience en Égypte et a été emprisonné dix mois durant pour avoir critiqué l’armée sur son blog.

 

Tous deux s’étaient impliqués dans les manifestations ayant contribué à faire tomber le régime de Moubarak. Autre spécificité liant les deux jeunes hommes : l’un comme l’autre prônent la nécessité de meilleures relations entre Israël et l’Égypte ; une opinion peu populaire au pays des Frères Musulmans, mais une condition qui favoriserait, selon eux, l’accession de leur pays à la démocratie.

 

Emad el Drafrawi réside au Caire. Son témoignage, selon lequel les Black Blocs - ce mouvement d’hommes cagoulés prônant la violence comme seule solution contre le régime oppressif des Frères -, procèdent d’une création des services secrets égyptiens, avait reçu un écho légitime dans ces colonnes (voir Les Black Blocs égyptiens démasqués).

 

Lorsqu’il y a un peu plus d’un mois de cela, je l’interrogeais au sujet des Black Blocs, je fus surprise d’entendre qu’il connaissait l’hébreu.

 

"Ma nishma ? "(Comment ça va ?), me lança-t-il dans la langue de Moïse, me confiant qu’il étudiait la langue des Israéliens. Un hobby peu commun en Égypte. Quand je l’appelle ce dimanche matin, cherchant à connaître les motivations de sa démarche linguistique, il a d’ailleurs la tête penchée au milieu de ses cahiers.

 

El Dafrawi a refusé de se plier au service militaire - une obligation qui varie de un à trois ans selon les études entreprises par le conscrit. Pour cette raison, il lui est impossible de travailler en Égypte, les employeurs se voyant en effet pénalisés s’ils embauchent ceux qui ont refusé de servir sous les drapeaux.

 

Autre conséquence pénible de sa rébellion, les autorités l’empêchent de sortir d’Égypte. Âgé de 25 ans, ne pouvant ni travailler ni s’expatrier, il réside chez ses parents et effectue des traductions en free-lance afin de rassembler un peu d’argent.

 

Outre ses activités dans le cadre de son mouvement politique, lorsqu’il ne se rend pas dans les campus afin de tenter de sensibiliser les étudiants à leurs libertés fondamentales, Emad el Dafrawi se plonge dans un livre en hébreu, ou suit des cours via des sites Internet.

 

"Je m’intéresse aux langues en général", explique-t-il ; "et j’apprécie beaucoup l’hébreu, car c’est une langue sémitique, et elle comporte maintes similarités avec l’arabe égyptien". L’activiste poursuit en étayant : "c’est un sentiment différent de celui que l’on éprouve lorsque l’on étudie le français ou l’anglais".

 

Ces similarités, Dafrawi les ressent également dans la composante humaine, et son point de vue sur les Hébreux d’aujourd’hui s’avère inattendu : "Les Israéliens se rapprochent davantage des Égyptiens que des Européens dans leurs attitudes, dans la manière dont ils s’expriment - manquant, comme nous, parfois de délicatesse.

 

Ils nous ressemblent également dans leurs habitudes alimentaires (Emad fait notamment référence aux pépins de tournesol grillés et salés que les Israéliens décortiquent sans fin entre leurs dents, surtout pendant les matchs de football)".

 

"Depuis l’Égypte, les médias se limitent à nous livrer une image négative d’Israël". Dafrawi affirme que les Égyptiens ordinaires ne haïssent pas les Juifs et les Israéliens de prime abord, mais à cause de la propagande médiatique, et du fait qu’on leur lave le cerveau avec l’idée selon laquelle Israël ne devrait pas exister.

 

"Je désire au contraire connaître les Israéliens, et m’en faire ma propre idée, car ce que l’on entend à leur encontre est toujours faux", maintient-il.

 

Emad Dafrawi n’est certes pas le seul Égyptien de son âge à s’intéresser à la culture israélienne moderne, principalement par le biais de la musique et du cinéma. Il me rapporte d’ailleurs en détail des synopsis de films. "De par ces œuvres, j’ai l’opportunité de voir les humains derrière ce peuple. Je trouve captivant de toucher à leurs émotions, leur ressenti ; mais surtout, j’apprécie la manière dont ils réalisent leur autocritique".

 

Le régime musulman au pouvoir au Caire observe d’un mauvais œil ces penchants. "Mais", comme le mentionne Dafrawi, "les gens ordinaires s’en moquent". Lui-même est né dans une famille sunnite et il m’assure que ses parents considèrent son attitude comme des plus normales. "Les tensions entre Israël et l’Égypte intéressent le niveau politique, pas les individus", précise-t-il.

 

"Toutefois, l’État hébreu communique très mal avec le peuple égyptien", critique-t-il encore. "Il concentre son attention sur ceux qui sont au pouvoir ; il n’y a que les hommes politiques ou les militaires israéliens qui s’adressent à l’Égypte ; et, la plupart du temps, c’est pour provoquer les fanatiques par leurs déclarations".

 

Dafrawi déplore qu’aucun lien humain ne rassemble les deux populations - c’est pour cette raison que son camarade Maikel Nabil Sanad s’était rendu en Israël au mois de décembre dernier, afin de "jeter des ponts entre les deux peuples", comme il était personnellement venu nous l’expliquer à Métula. Coincé en Égypte, Dafrawi, lui, n’a pas cette opportunité.

 

Mais si le prisonnier d’un pays d’un million de kilomètres carrés est surveillé d’aussi près par les autorités, c’est davantage à cause de ses activités politiques que pour sa fascination pour Israël et les Israéliens. Une situation à laquelle il est bien obligé de se soumettre avec une passion mêlée d’un certain fatalisme.