Tribune
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Publié le 7 Mars 2014

La France face à Israël : soixante-cinq ans de relations(1)

Tribune de Frédéric Encel publiée dans le hors-série des Etudes du CRIF anniversaire des 70ans du CRIF

Le  CRIF a publié un recueil de textes en hommage au 70e anniversaire du CRIF, qui a été offert aux invités lors du 29e Dîner de l’institution. Ce recueil est composé de trente articles rédigés par des intellecuels, écrivains, journalistes, sociologues, philosophes... Nous reproduisons ci-après le 4e article de ce recueil : la tribune de Frédéric Encel, Docteur en Géopolitique de l’université Paris VIII, habilité à diriger des recherches, maître de conférences à Sciences-Po Paris, Chroniqueur international quotidien sur France Inter. Nous publierons par la suite l’ensemble de ces textes.

Marc Knobel, Directeur des Etudes du CRIF

Un lieu commun consiste à présenter les relations entre la France et Israël comme passionnelles. Romantique, cette vision ne correspond pas à la réalité. Comme dans toute relation bilatérale de type étatique, c’est le pragmatisme froid et les intérêts bien compris qui l’ont généralement emporté. Des sensibilités particulières ont pu, ici et là, constituer des variables de prises de décision et infléchir dans une certaine mesure des tendances géopolitiques lourdes ; elles n’incarnèrent jamais une constante.

Période du Yishouv

Avant la Première Guerre mondiale, Paris ne s’intéresse guère au sionisme. D’une part, cet idéal ne touche que très marginalement les Français de confession juive – les « Israélites », selon l’expression de l’époque –, d’autre part, il concerne une région éloignée de l’Empire français et sous exclusive domination ottomane. En 1916, le Ministre des Affaires étrangères Jules Cambon impulse une politique favorable au sionisme pour des raisons analogues à celles entretenues par les alliés britanniques : affaiblir la Turquie ottomane alliée de l’Allemagne. Mais ce soutien au sionisme reste largement discursif. Les accords franco-anglais Sykes-Picot de 1916, qui prévoient le partage des futures dépouilles de l’Empire ottoman, font peu cas des projets sionistes et, lors des conférences sur la paix de 1919-1920, ces projets territoriaux ne sont guère pris en compte. Cette relative indifférence prévaut dans les années d’entre-deux-guerres.

Ce n’est qu’en 1944-1947 que l’intérêt de la lutte sioniste apparaît clairement à certains des hommes de la Libération désormais au pouvoir : au-delà d’un « syndrome de Vichy » et du sentiment de culpabilité vis-à-vis des Juifs qui motive certains à soutenir leurs efforts de libération nationale, Paris souhaite empêcher Londres de conserver, seule, la haute main sur le Proche-Orient, l’indépendance ayant dû être concédée à la Syrie et au Liban entre 1943 et 1945. L’Exodus, L’Altalena et d’autres navires clandestins chargés de réfugiés ou d’armes se voient ainsi ravitaillés en France avec le soutien actif, mais non officiel des autorités civiles et militaires – Léon Blum comme président du Conseil, puis Jules Moch au ministère de l’Intérieur, joueront à cet égard un rôle clé, bien que discret – au grand dam des Britanniques.

Pour autant, sur la scène diplomatique, si la France apporte sa voix au plan onusien de partage de la Palestine en novembre 1947, elle insiste pour que soit respecté le Corpus separatum et mis en place l’internationalisation des Lieux saints de Jérusalem.

La posture traditionnelle de « fille aînée de l’Église » et protectrice des Lieux saints et des chrétiens d’Orient demeure vivace. En outre, Paris met une année entière à reconnaître de jure l’État d’Israël.

L’alliance

Une coopération étroite s’engage fin 1954 pour prendre la forme, en 1956-1958, d’une authentique alliance politico-militaire, sous la conjonction de deux facteurs géopolitiques déterminants : d’abord l’insurrection algérienne (à partir de novembre 1954) et le soutien logistique (somme toute mineur) que lui fournit l’Égypte nationaliste panarabe du président Nasser ; ensuite la nationalisation par celui-ci, en juillet 1956, du canal de Suez. Conformément à l’adage selon lequel l’ennemi de mon ennemi est mon ami, la France de la IVe République finissante joue donc à fond l’alliance de revers avec Israël : comité conjoint de planification stratégique, ventes d’armements lourds à l’État hébreu, promesse d’une protection navale et aérienne en cas d’attaque égyptienne, accords culturels, universitaires et linguistiques, contrats de coopération technologique, etc.

L’accord secret anglo-franco-israélien de l’été 1956, qui donne lieu en octobre-novembre à la spectaculaire intervention militaire tripartite dans le Sinaï (Israël) et sur le canal de Suez (France et Grande-Bretagne), donne la mesure de l’alliance et n’en est pourtant même pas le point d’orgue. En 1957, les deux États coopèrent dans le domaine du nucléaire militaire, la France vendant à Israël le réacteur de Dimona et recevant vraisemblablement en contrepartie certaines formules qui lui permettent d’accélérer son propre programme nucléaire (la première bombe atomique française explose en 1960). Pour l’État hébreu, il s’agit d’un saut géostratégique qualitatif absolument décisif dans son rapport de force avec les puissances arabes voisines dont aucune, un demi-siècle plus tard, ne disposera encore de cette capacité nucléaire.

De Gaulle : une nouvelle vision

L’arrivée au pouvoir du général de Gaulle, en 1958-1959, modifie peu à peu, mais en profondeur la nature de la relation francoisraélienne, pour des raisons là encore essentiellement liées à une vision et à des projets géopolitiques rationnels et non sentimentaux ou électoraux. Il s’agit d’en finir avec la guerre d’Algérie et de mettre sur pied une véritable politique arabe à grande échelle. Les trois postulats qui motivent cette ligne stratégique nouvelle sont les suivants : le fait qu’à l’époque, un certain nombre d’États arabes ne soient pas encore inféodés à l’un des deux supergrands et pourraient par conséquent rejoindre le giron français ; l’importance croissante de l’approvisionnement en hydrocarbures en pleine période de croissance économique et industrielle ; enfin l’émergence de marchés potentiellement intéressants du fait des perspectives de développement économique et démographique arabes.

Or, pour mener à bien cette politique arabe, il faut dans une certaine mesure d’abord, clairement par la suite, équilibrer les liens entre Israël et monde arabe, et par conséquent estomper l’alliance entretenue depuis plusieurs années avec l’État hébreu. Au fond, dès lors que la guerre d’Algérie est achevée et la réconciliation franco-arabe amorcée, ce petit partenaire offre-t-il toujours un quelconque intérêt politique, économique ou militaire ? Par ailleurs, a contrariode certains de ses prédécesseurs de la IVe République, l’homme du 18 juin n’entretient pas de « syndrome de Vichy » et autre complexe de Munich, et ne considèrera jamais avoir une dette envers le pays des rescapés.

En mai 1967, devant l’imminence d’un conflit généralisé entre Israël et ses voisins arabes, De Gaulle somme les dirigeants israéliens venus lui demander son aide de ne pas attaquer préventivement, même face à une coalition arabe sur le pied de guerre. Pour ajouter du poids à cette recommandation, il décrète un embargo (le 3 juin) sur toutes les ventes d’armes aux États proche-orientaux ; or, pour l’essentiel, c’est Israël qui achète des armes françaises (des avions en particulier), et qui se trouve par conséquent pénalisé par le manque prévisible de pièces détachées. Avec l’attaque préventive de Tsahal, la rupture est consommée, qui s’illustre notamment par la célèbre phrase de De Gaulle sur « le peuple juif sûr de lui et dominateur », prononcée lors de la conférence de presse du 27 novembre 1967.

Pompidou et VGE : la rupture

Le 24 décembre 1969, au début du mandat de Georges Pompidou, le Mossad subtilise (avec la complicité d’officiers français) cinq vedettes de guerre achetées par l’État hébreu, mais maintenues sous embargo dans le port de Cherbourg. L’initiative provoque un incident diplomatique dans un contexte de toute façon déjà très tendu ; contrairement à son illustre prédécesseur et à de nombreux Ministres en poste, Pompidou ne participa en rien à la Résistance et il entretient une relation complexe avec ce passé ; par ailleurs, le renforcement des liens économiques et militaires avec les États arabes se poursuit : ainsi, en 1970, la France signe avec la Libye du colonel Kadhafi un mirobolant contrat portant sur la vente de 110 chasseurs bombardiers Mirage, redoutables avions de combat qui rejoindront les flottes aériennes syrienne et égyptienne lors de la guerre du Kippour, en 1973… Ce conflit, ainsi que le choc pétrolier qui s’ensuit et l’alliance désormais solide entre Washington et Jérusalem, approfondit d’autant plus le fossé entre la France et Israël que s’exprime l’antisionisme agressif de Michel Jobert, homme clé de la politique arabe de Paris sous Georges Pompidou.

L’ère Valéry Giscard d’Estaing est celle de la « glaciation » : ouverture d’une représentation officielle de l’OLP (en 1975) à Paris ; contrat de vente de la centrale nucléaire française à l’Irak de Saddam Hussein (1975) ; refus d’extrader le terroriste Abou Daoud (organisateur du massacre des athlètes aux JO de Munich) ; scandaleuse circulaire Barre sur le boycott des entreprises israéliennes ; fortes réserves françaises vis-à-vis de la paix israélo-égyptienne de Camp David (1978-1979) ; indifférence manifeste face à des attentats antisémites (1980) ; refus de se rendre en Israël, etc.

L’État hébreu voit à cette époque dans la France un ancien allié converti à une inimitié flagrante. Pour sa part, Paris reproche aux dirigeants israéliens des politiques jugées tour à tour « immobilistes » (sous Yitzhak Rabin) puis « aventuristes » (sous Menahem Begin). Lorsque le président Giscard d’Estaing quitte l’Élysée (convaincu qu’il doit sa défaite électorale à un lobby sioniste !), les relations franco-israéliennes sont exécrables.

Mitterrand et Chirac : l’équilibre

Il est intéressant de constater que la période qui s’ouvre avec François Mitterrand – et qui se poursuit avec Jacques Chirac – apparaît aux yeux de nombreux militants pro-israéliens et proarabes comme déséquilibrée en défaveur de leur cause respective !Or, si l’on fait l’effort de s’extraire d’un certain manichéisme, on s’aperçoit que la période en question revêt au contraire tous les aspects de l’équilibre.

Culturellement et spirituellement plus proche d’Israël que ses deux prédécesseurs, sensible également à la cause palestinienne, François Mitterrand instaure dès son élection en mai 1981 un nouveau climat : tout en réclamant d’Israël des avancées sur le dossier palestinien, notamment à travers une conférence internationale, il dépasse les fortes objections du Quai d’Orsay et se rend en visite officielle en Israël, fait sans précédent pour un chef d’État français (mars 1982).

Toutefois, il envoie des navires français évacuer Yasser Arafat de Beyrouth et de Tripoli, en 1982 et 1983. Le président français évoque les territoires « disputés » et non « occupés », mais tient à lier politiquement le dossier de l’invasion irakienne du Koweït (2 août 1990) à leur sort.

Sur le plan économique et technologique enfin, François Mitterrand impulse une véritable relance des liens bilatéraux (ouverture de la Maison France-Israël en 1993), sans céder ainsi à la pression de certains régimes arabes – la couverture énergétique de la France n’est plus assurée majoritairement par le pétrole, l’approvisionnement en or noir s’est diversifié, enfin les années 19851990 sont celles du contre-choc pétrolier –, mais sans diminuer par ailleurs le volume d’échanges (y compris en matière de vente d’armements lourds) à certains d’entre eux.

Il convient de rappeler qu’en 1993, soit en période de cohabitation, le Ministre de la Défense François Léotard se rend en visite officielle en Israël et relance la coopération militaire avec ce pays. In fine , la France sera absente de la conférence de Madrid d’octobre 1991 ainsi que des accords d’Oslo de septembre 1993.

Mais cet échec diplomatique global, s’il traduit l’omniprésence américaine au Proche-Orient et peut-être un manque de lisibilité de la diplomatie française, ne signifie pas que l’ère Mitterrand n’ait pas marqué un réel rehaussement des relations franco-israéliennes.

La présidence de Jacques Chirac se déroule sous des auspices relativement similaires ; des contrastes apparemment forts se succèdent, certains faits et propos paraissant pro-arabes (incident lors de la visite mouvementée de Jacques Chirac à Jérusalem en 1996 ; propos sévères à l’encontre du gouvernement Barak en octobre 2000 à Paris ; voyage à Damas pour les funérailles du dictateur syrien Assad ; critiques répétées des gouvernements Sharon depuis 2001, etc.), d’autres paraissant pro-israéliens (festivités du 50e anniversaire d’Israël en présence et sous le haut patronage du président ; visite officielle du Premier Ministre nationaliste israélien et visite d’État du président d’Israël, etc.). Entre 2000 et 2003, une crispation a également lieu autour de la multiplication des actes antisémites en France, et l’impression, en Israël, de désinvolture des autorités françaises face à ce phénomène.

À l’Élysée, on est à cette époque consterné par les accusations (irresponsables) d’antisémitisme proférées par certains journalistes et politiciens israéliens. La tension retombera avec la visite d’État réussie du président Moshé Katsav à Paris en 2004, puis avec celle du Premier Ministre Ariel Sharon en 2005, juste avant le retrait de la bande de Gaza. En réalité, sous la présidence Chirac se confirme et se renforce un phénomène déjà apparu sous celle de son prédécesseur : sans se rapprocher des positions israéliennes sur certaines questions litigieuses, la France ne conditionne déjà plus à un rapprochement diplomatique la nature et la quantité de ses échanges avec Israël.

Sarkozy et Hollande : le retour en grâce

L’amitié du président élu en 2007 est décomplexée ; aussi farouchement atlantiste qu’hermétique aux vieux mantras tiers-mondistes et pro(dictatures)arabes, il s’est rendu souvent en Israël, connaît bien les sensibilités du peuple juif et a rencontré l’ancien (et futur) Premier Ministre Nétanyahou lors de forums libéraux. Mais si Nicolas Sarkozy souhaite renouer un rapport privilégié avec l’État hébreu, ce n’est pas seulement pour des raisons politiques ou affectives ; d’une part, la Ligue arabe est en déliquescence (et sombrera avec le printemps arabe de 2011), d’autre part, l’économie israélienne, elle, connaît une progression fulgurante, en particulier dans le domaine stratégique des high-tech.

Pour autant, contrairement à ce qui a parfois été asséné, Sarkozy n’est pas inconditionnel du gouvernement israélien ; ainsi son tout premier choix (avant Bernard Kouchner) pour le poste de Ministre des Affaires étrangères fut Hubert Védrine – peu connu pour son empathie vis-à-vis d’Israël !– et, en 2012, il décida d’approuver l’adhésion de la Palestine à l’UNESCO lors du vote onusien, plutôt que de s’abstenir. Entre-temps, il aura fermement demandé au gouvernement hébreu de partager Jérusalem, position alors inaudible en Israël.

Avec François Hollande(2), on retrouve à la fois cette proximité affective et intellectuelle et la même volonté de trouver un nouvel élan dans les échanges économiques. Sur ces deux plans, la visite d’État du président socialiste, en novembre 2013, est unanimement admise comme une vraie réussite. Avec, là encore, un souci d’équilibre puisque le chef de l’État français rappellera, tant à la Knesset qu’au siège de l’Autorité palestinienne, à Ramallah, les fondamentaux de la position française sur les questions des implantations et de Jérusalem.

Plus intéressant encore : au grand dam d’un certain antisioniste, qui fut conseiller au PS, ni François Hollande ni Laurent Fabius ne cèdent à la crainte chimérique de voir les Français de confession musulmane conditionner leur vote à la politique de la France vis-à-vis d’Israël…

Soixante-cinq ans après l’ouverture des relations diplomatiques entre la France et l’État juif moderne, on peut avancer que si le lien bilatéral n’est pas aussi étroit qu’en 1956-1958 (deux années d’alliance militaire), il ne ressemble plus en rien à la calamiteuse période 1969-1981. En volume comme en valeur sur le plan commercial, en qualité comme en rythme sur le plan diplomatique et sécuritaire, les relations franco-israéliennes se sont considérablement renforcées en quelques années, et tout indique, au regard des évolutions moyen-orientales, que la tendance se poursuivra ces prochaines décennies.

Notes :

1 Inspiré de Frédéric Encel, Dictionnaire géopolitique d’Israël

, avec François Thual, Paris, Seuil, 2011.

2 Cette analyse, écrite en décembre 2013, ne porte que sur les dix-huit premiers mois du quinquennat Hollande.

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