Tribune
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Publié le 24 Septembre 2013

La Russie de Poutine réadapte la Guerre froide en Méditerranée

Par Gérard Fellous

 

Pourquoi la Russie de Poutine  s’engage-t-elle en Méditerranée dans un tel soutien à la Syrie et au régime de Bachar el-Assad ?  En premier lieu pour des raisons de stratégie militaire, et en second lieu dans une volonté de retour sur la scène diplomatique mondiale.

Depuis la chute de l’Union soviétique, la suprématie militaire, et plus particulièrement navale en Méditerranée revient sans conteste aux États-Unis d’Amérique. La Russie tente, depuis le début des années 2000, de faire son retour dans la Mare Nostrum, en s’appuyant sur la Syrie. C’est ce qu’il ne faut pas perdre de vue dans l’analyse géopolitique de la crise syrienne actuelle.

 

Poutine, issu du KGB soviétique, réutilise les ressorts de la Guerre froide, faits de tensions, d’agit-prop (propagande soviétique) et de guerre psychologique pour parvenir à ses fins. Il doit adopter une stratégie en Méditerranée qui tienne compte de deux faiblesses majeures de la Russie : militairement elle a peu de poids aujourd’hui face à l’armada américaine et à la puissance européenne, particulièrement celle de la France. En second lieu, au plan diplomatique, sa stratégie ne peut éternellement se réduire à la nuisance de son veto au Conseil de sécurité de l’ONU. Moscou est en réalité sur la défensive, mais Poutine doit laisser croire qu’il a la main dans cette partie de poker qu’il lance autour de la Syrie, même s’il doit remporter quelques « victoires à la Pyrrhus ». L’option militaire lui est interdite ; la victoire diplomatique est hors de portée dans un calendrier international chargé, dont il n’a ni l’initiative, ni la maitrise.

 

Présence navale russe en Méditerranée

 

La grande ambition de Poutine est de renouer avec la tradition russe de présence dans le bassin méditerranéen inaugurée par Catherine II, et de reconstituer ce que fut la Ve. Escadre opérationnelle soviétique au cours de la Guerre froide, en réinvestissant dans les années 2.000 les eaux méditerranéennes.

 

Créée en 1964 sous l’impulsion de Khrouchtchev, la Ve. Eskadra devint dès 1970 plus nombreuse que la flotte américaine. Mais la chute de l’Union soviétique sonna le glas de la puissance navale russe.  Il ne restera, au milieu des années 90, qu’une petite permanence en Méditerranée orientale dans le port syrien de Tartous, base soviétique durant la Guerre froide. Les Russes y effectuèrent des travaux en 2006, de même que dans le port syrien de Lattaquié, dans la perspective d’y établir le Quartier général d’une nouvelle flotte russe en Méditerranée, en remplacement de celui de Sébastopol (Ukraine) dont le bail viendra à échéance en 2017.

 

Dès le mois d’aout 2007, l’amiral de la marine russe, Vladimir Massorine, ne cachait pas que sa flotte pourrait établir une « présence permanente » en Méditerranée, en quittant sa base de la mer Noire, car « la Méditerranée est de la plus haute importance stratégique ». Ces transferts commencèrent en décembre 2011 lorsque le patrouilleur Ladny de la flotte russe de mer Noire quitta Sébastopol pour  rejoindre le porte-avions Admiral Kouznetsov et la frégate anti-sous-marine Admiral Tchabanenko pour entrer en Méditerranée par le détroit de Gibraltar et rallier le port syrien de Tartous au printemps 2012, après avoir fait escale en Espagne, en France, à Malte et à Chypre.

 

Il y a quelques jours, à la mi-septembre 2013, les experts évaluaient la présence navale russe en Méditerranée à 10 bâtiments provenant des flottes du Pacifique, de la mer Noire et de la Baltique. Cette armada est composée de deux « grands navires de lutte ASM » Admiral Panteleïev et Severomorsk ; une frégate – Yaroslav Mudriy, 4 « grands navires de débarquement ; 2 navires de support logistique et 3 ravitailleurs. Les sept bâtiments principaux, d’un tonnage d’environ 36 200 tonnes sont relativement vieux (plus de 23 ans en moyenne). Il faudrait y ajouter un sous-marin de protection. Ils seront rejoints, dans les prochains jours par le croiseur lance-missiles Moskva  de retour d’une tournée dans l’Atlantique, le « Grand navire de lutte ASM » Smetivy venant de Sébastopol, et par les vedettes lance-missiles Chtil et Ivanivets.

 

Il faut noter, non sans surprise, que l’amirauté russe annonce que sa flotte en Méditerranée s’enrichira  de deux porte-hélicoptères Mistrals en cours de construction en France, dont le Sébastopol qui sera le navire amiral de l’escadre méditerranéenne que la Russie entend déployer en permanence à compter de 2015.

 

Selon certaines sources, les experts israéliens auraient estimé, depuis plus de cinq ans, que les Russes projetaient de constituer dès 2010 une escadre en Méditerranée autour du croiseur Moskva  équipé de missiles balistiques. Les experts militaires israéliens redoutaient qu’un tel dispositif ne comporte un site de défense antiaérienne ainsi qu’un centre de renseignement électronique.

 

Cette concentration navale russe, qui se veut dissuasive dans la crise de Syrie,  pèse peu au regard des 50 à 60 bâtiments, et des sous-marins nucléaires qui composaient l’Eskadra soviétique des années 1970, début des années 1980. Elle cache mal les reculs stratégiques enregistrés au cours des dernières années dans cette région.

 

Livraisons d’armements russes

 

S’il est vrai que Moscou a fourni à Damas des chasseurs MIG 31E de dernière génération, moyennant des facilités financières et l’effacement de près de 70% de l’importante dette syrienne accumulée, que le régime de Bachar el-Assad, en attendant la livraison de S-300, Assad a bien déjà reçu  des systèmes anti-aériens tels que : – 36 à 50 systèmes mobiles Pantsir-S1 de courte et moyenne portée (d’ici fin 2013) ; -8 systèmes mobiles polyvalents 9K40 Buk ;-2 batteries de défense côtière Bastion ;-et 72 missiles anti-navires Yakhont . Il faut ajouter les batteries de missiles anti-navires qui, depuis 2011, protègent la base russe de Tartous. Les experts militaires israéliens s’inquiètent particulièrement de la mise en place autour de la base navale de Tartous,  du système mobile de défense côtière « Bastion » qui met en œuvre des missiles anti-navires supersonique SS-N-26 Yakhont, ainsi que le système de surveillance aérien et côtier  Monolit B.

 

Pour Poutine, le retour de la Russie en Méditerranée passe par le renforcement et le développement du partenariat stratégique russo-syrien  de la base de Tartous, unique base navale à l’étranger,  c’est-à-dire par le maintien de ses relations avec le régime Assad. Cela est d’autant plus pressant pour le maitre du Kremlin qu’il a perdu tous les autres soutiens dans la région, dont l’Algérie qui vient de renforcer sa coopération militaire avec les États-Unis dans le cadre de la coopération militaire « Phoenix Express » initiée en 2007. Les marchés de ventes d’armements se sont considérablement réduits  avec l’Iran, l’Égypte, le Yémen, les Émirats arabes unis, la Libye, l’Arabie Saoudite alors que la Russie reste  le deuxième vendeur d’armes dans le monde, derrière les États-Unis. Les « printemps arabes » lui ont été fatals, faisant de la Syrie le plus gros importateur d’armes russes au Proche-Orient dépassant 1,5 milliard de dollars entre 2012 et 2014, sans compter les sommes impayées avant 2005. Ainsi, en perdant Bachar el-Assad, Poutine perdrait son seul allié géopolitique dans la région, et par là même le rang de la Russie dans le mode. Il faut alors s’attendre à un long bras de fer en Syrie.

 

Forces occidentales

 

Les forces navales américaines ont renforcé leur présence en Méditerranée avec l’envoi d’un quatrième navire de guerre, avait annoncé fin aout 2013 le secrétaire d’État à la défense, Chuck Hagel. Croisent donc au large de la Syrie quatre contre-torpilleurs (le Gravely, le Barry, le Mahan et le Rapage), tous équipés de missiles de croisière Tomahawk, ainsi qu’un nombre secret de sous-marins, auxquels il faut ajouter la flottille américaine positionnée en mer Rouge.

 

Pour sa part, dans le cadre de l’exercice « Gabian », la France déploiera onze bâtiments de guerre, dans la semaine du 23 au 29 septembre, dont le navire amiral (BP) le Mistral, et six frégates, dont une antiaérienne, de la flotte de Toulon, ainsi qu’au moins un sous-marin. Pour sa part, le porte-avions Charles-de-Gaulle est tenu à disponibilité.

 

Les forces aériennes sont également mobilisées : Des Rafale d’attaque, à partir du territoire français, et des avions de surveillance et d’écoute Atlantic 2 venant de bases en Afrique et positionnés à Chypre, tout comme des avions-espions américains et britanniques.

 

Ainsi, une politique de la canonnière crédible est-elle déjà prête à prendre le relai de la négociation diplomatique si la Russie de Poutine et son affidé Bachar el Assad persistent à poursuivre leur Guerre froide en Méditerranée.