Tribune
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Publié le 3 Avril 2014

Le CRIF face à l’histoire et à l’avenir

Tribune de Michaël de Saint-Chéron, publiée dans le hors série des Études du CRIF anniversaire des 70 ans du CRIF

Le CRIF a publié un recueil de textes en hommage au 70e anniversaire du CRIF, qui a été offert aux invités lors du 29e Dîner de l’institution. Ce recueil est composé de trente articles rédigés par des intellectuels, écrivains, journalistes, sociologues, philosophes... Nous reproduisons ci-après le 19e article de ce recueil : la tribune de Michaël de Saint-Chéron, Philosophe des Religions et Écrivain.

1944-2014, 70 ans ! 70 est le chiffre par excellence des nations dans la liturgie juive de la fête des Souccot (des cabanes), car nous y offrions au temps du Temple le sacrifice de soixante-dix taureaux pour les soixante-dix nations à l’époque de l’antique Israël. Depuis soixante-dix ans, depuis 1944, combien de magnifiques figures de Juives et de Juifs français, voire de Françaises et de Français juifs, la France n’a-t-elle pas portés en son sein – la Nation, la République, mais aussi la langue et la culture autant que la science françaises ? 

L’excellence d’un grand nombre de Juifs, qui ne l’étaient parfois que de très loin, a rencontré depuis soixante-dix ans le génie français, depuis des hommes et des femmes comme Jules Isaac, Darius Milhaud, Albert Cohen, Jacqueline de Romilly, Claude Vigée, André Chouraqui, Vladimir Jankélévitch, Claude Lanzmann… La liste n’a pas de fin. À ceux-là, ajoutons bien sûr ceux qui ont volontairement ou au hasard du destin choisi la France avant ou après la Seconde Guerre mondiale et la Shoah. Je nommerai simplement Benjamin Fondane, Marc Chagall, Emmanuel Levinas, Romain Gary, Paul Celan, Elie Wiesel, parti ensuite pour les États-Unis. Dans le domaine du politique, on peut citer six noms exemplaires : Léon Blum, Georges Mandel, René Cassin, Pierre Mendès France, puis Simone Veil et Robert Badinter, figures du courage, parfois de l’héroïsme.

Parmi celles et ceux que j’ai nommés autant que celles et ceux que je n’ai pas nommés, combien n’ont-ils été à un moment ou à une autre victime de l’antisémitisme, parce qu’ils étaient célèbres, courageux, engagés dans le combat politique, ou plus généralement dans le combat des idées, mais aussi dans le grand combat de l’art, de la littérature, de la philosophie ? Mais avant tout parce qu’ils étaient juifs ? Et pourtant, pas un, pas une, qui n’ai gardé sa confiance dans la France, jusqu’au fond du désespoir, sachant au fond de lui ou d’elle que France et antisémitisme étaient deux mots antinomiques. Que la République ne pouvait pas être antisémite et ne l’était pas, si certains de ses concitoyens pouvaient encore porter au plus intime de leur mental cette tache indélébile, tel un cancer, comme Malraux le soulignait à propos de l’antisémitisme de Céline.

S’il y eut en France, depuis l’affaire Dreyfus, l’horreur de l’antisémitisme jusqu’à son paroxysme dans la France de la Collaboration sous Pétain, il y eut avant tout depuis Rousseau, Diderot et l’abbé Grégoire un esprit d’ouverture, d’hospitalité politique et intellectuelle vis-à-vis des Juifs.

J’aime à rappeler cette parole si noble d’Edmond Fleg, qui fut en son temps « le prophète du judaïsme français », même si rares sont ceux qui le citent encore : « Un éditeur me demandait un jour d’écrire une histoire de l’antisémitisme, je lui ai répondu que je ne l’écrirai certainement pas. Si je faisais un travail de ce genre, ce serait plutôt l’histoire du philosémitisme que j’écrirais, car si nous n’avions pas eu de tout temps des amis plus nombreux que nos ennemis, nous n’existerions plus. Nous avons été continuellement accueillis et sauvés le long de notre histoire et c’est là aussi un de ses aspects essentiels (1). »

Qui nierait la question de l’antisémitisme et peut-être davantage de l’antisionisme – en France ? Mais il ne s’agit pas de la France ni de l’Europe spécifiquement. Non, il ne s’agit pas non plus de l’Occident en général ni du monde arabomusulman. L’antisémitisme et son corollaire l’antisionisme sont des phénomènes universels, mais il est inutile de le rappeler encore et encore. Les deux « ismes » de cet antijudaïsme sont devenus un concept philosophique, une catégorie de l’être, car là où il n’y a pas – où il n’y a jamais eu de Juifs –, il y a des antisémites, comme il y a aussi d’ailleurs un prosémitisme, voire un prosionisme pour des raisons inversement proportionnelles.

Je reprends ma phrase interrompue sur le mot France et son point d’interrogation. Nul ne peut nier aujourd’hui la montée des extrémismes et des mouvements radicaux dans le monde musulman. Mais l’horrible « affaire » touchant Christiane Taubira, ni juive ni musulmane, aura révélé le racisme à l’état pur dans certaines parties de la société française, frère de l’antisémitisme. Le CRIF aura été, par la voix de Marc Knobel, la première instance juive en France à s’indigner de ce déchaînement raciste innommable contre la garde des Sceaux. Yann Moix puis Bernard Henri Lévy notamment firent monter l’indignation non pas uniquement des intellectuels, non !, mais l’indignation de la France qui s’est sentie salie par ces insultes.

Depuis de longues années déjà, le CRIF entretient avec des intellectuels non-juifs un dialogue fructueux : avec les chrétiens, bien sûr, au sein de la Commission pour les relations avec les Églises chrétiennes (CREC), avec les musulmans au sein de celle pour les relations avec l’islam, avec un certain nombre d’intellectuels pour ce qui est de la commission de sciences politiques. Mais la Commission pour les relations avec les organisations syndicales, associatives, ainsi qu’avec les religions dites « non-révélées » au premier rang desquelles le bouddhisme et aussi l’hindouisme ouvre encore plus largement le champ de dialogue du CRIF. Parmi les hautes figures d’intellectuels qui furent de vrais amis du CRIF, je veux rappeler ici Jorge Semprún (19232011), auquel je consacrai un chapitre dans ce numéro des Études du CRIF intitulé Les Écrivains français du XXe siècle et le destin juif (2)… Semprún fut l’invité d’honneur de la Commission des sciences politiques à l’automne 2010.

Je voudrais revenir maintenant sur l’une des périodes qui secoua le plus, dans l’après-guerre, les relations entre les Juifs européens et l’Église catholique, l’affaire du carmel d’Auschwitz et le rôle du CRIF dans le dialogue qui s’instaura alors, de 1986 à 1990, entre les deux communautés. C’était le temps où Théo Klein présidait le CRIF (1983-1989) et Ady Steg l’Alliance israélite universelle.

C’était le temps des cardinaux Decourtray et Lustiger, celui où René-Samuel Sirat était grand rabbin de France. C’était l’époque du père Bernard Dupuy, du père Michel de Goedt, ancien provincial des Carmes ; c’était le temps du cardinal polonais Macharski et du cardinal belge Danneels, de Mgr Muszynsky, Président de la Commission épiscopale polonaise pour le dialogue avec les Juifs ou encore celui de l’éminente personnalité catholique Jerzy Turowicz, ami personnel de Jean-Paul II. Mais Emmanuel Levinas et Elie Wiesel, tout jeune prix Nobel de la paix (1986), s’invitèrent aussi dans le débat. Théo Klein et le cardinal Decourtray présidèrent les conférences de Genève. La voix double et une du CRIF et de l’Alliance israélite durant cette période bouleversée, à travers leur Président respectif, avait acquis une place incomparable dans le dialogue avec l’Église catholique.

Durant ces années, il se passa une chose capitale, bien qu’insuffisamment étudiée, me semble-t-il : le CRIF et l’Alliance, deux instances juives non consistoriales et donc d’obédience laïque, avaient représenté la communauté juive de France et au-delà, d’Europe, puisque Théo Klein présidait aussi alors le Congrès juif européen.

Dans notre monde qui a tant changé depuis dix ans en se radicalisant gravement dans certaines zones géographiques, ne peut-on rêver que le CRIF, avec le Congrès juif européen ou Congrès juif mondial, puisse parler avec et pour l’Europe, pour favoriser dans le rôle qui est le leur, l’édification pacifique d’un État palestinien à côté de l’État d’Israël, comme le Président de la République, François Hollande, vient de l’appeler de ses vœux depuis la tribune de la Knesset ? Ce fut aussi le grand rêve voici quarante ans au moins émis par André Chouraqui, qui l’avait prophétisé, lui qui était tout à la fois poète, traducteur de l’hébreu et de l’arabe, mais aussi maire adjoint de Jérusalem pour la culture et le cultuel sous les mandats de Teddy Kollek. Chouraqui, qui avait été délégué général de l’Alliance israélite, fut par sa triple culture française, hébraïque et arabe autant que par son action, un incomparable ambassadeur de la paix auprès des Arabes israéliens, des chrétiens israéliens et des Palestiniens.

Le rôle du CRIF dans la société française a une importance qui dépasse les frontières politiques de la France, on l’a vu. Non seulement il a atteint une dimension morale bien souvent européenne, mais combien de fois n’avons-nous pas entendu des musulmans de France regretter qu’il n’existât pas un Conseil représentatif des institutions musulmanes de France qui soit totalement indépendant du pouvoir des imams – à l’exemple de notre institution nationale ? Organe majeur des diverses sensibilités juives qui composent encore la première communauté d’Europe à l’exclusion de la Russie, le CRIF a su montrer sa détermination à œuvrer pour défendre les valeurs républicaines, contre l’antisémitisme autant que contre le racisme, comme je l’ai souligné.

Que le 70e anniversaire du CRIF corresponde aussi au 70e anniversaire de la Libération de Paris, où les souvenirs du général Leclerc et du général de Gaulle s’unissent dans notre mémoire nationale, est hautement symbolique. Mais qu’il tombe aussi l’année du centenaire de la Grande Guerre, qui marque celui de la mort – parmi tant d’autres – de Charles Péguy, lie puissamment le CRIF non seulement à l’histoire de la France, mais à celle de l’Europe… Je voudrais conclure avec ces paroles de Péguy écrites en 1910 dans Notre jeunesse , mais qui sont de toutes les époques, de toutes les civilisations, surtout quand celles-ci écrasent la dignité humaine de leurs bottes de sept lieues : une seule injustice, un seul crime, une seule illégalité, surtout si elle est officiellement enregistrée, confirmée, une seule injure à l’humanité, une seule injure à la justice et au droit, surtout si elle est universellement, légalement, nationalement, commodément acceptée, un seul crime rompt et suffit à rompre tout le pacte social, une seule forfaiture, un seul déshonneur suffit à perdre l’honneur, à déshonorer tout un peuple. Nous ne nous placions pas moins qu’au point de vue du Salut Éternel de la France (3).

Cette parole éternelle est en quelque sorte la devise du Conseil représentatif des institutions juives de France.

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