Tribune
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Publié le 11 Avril 2014

Le CRIF, une histoire française, une histoire juive

Tribune de Jacques Tarnero, publiée dans le hors série des Études du  CRIF anniversaire des 70 ans du  CRIF

Le   CRIF a publié un recueil de textes en hommage au 70e anniversaire du  CRIF, qui a été offert aux invités lors du 29e Dîner de l’institution. Ce recueil est composé de trente articles rédigés par des intellectuels, écrivains, journalistes, sociologues, philosophes... Nous reproduisons ci-après le 28e article de ce recueil : la tribune de Jacques Tarnero, essayiste et documentariste.

Deux Juifs pour trois synagogues. » Le talent des blagues juives consiste toujours à tourner en dérision ce qui relève du monde réel. Que des Juifs se rassemblent dans une même organisation ressemble à une gageure.  

CRIF : ces quatre initiales imposent un démenti à la caricature. Né dans la nuit de l’Occupation, le  CRIF a réuni les Juifs afin de combattre l’ennemi nazi et ses collaborateurs. Peut-être est-ce l’adversité qui a favorisé l’unité. Depuis soixante-dix ans, cette organisation est restée fidèle à ses idéaux fondateurs : lutter contre l’inhumanité au nom des valeurs juives, lutter pour la liberté au nom des valeurs inspirées par le judaïsme, lutter pour la République au nom des principes universels que cette dernière avait voulu appliquer pour ses citoyens juifs. C’est bien cette affiliation triple qui a toujours inspiré la pensée et l’action du  CRIF.

Le  CRIF, né en 1944, est issu du Comité général de défense juive, créé dans la clandestinité dès juillet 1943 dans la France occupée. Sa première mission est alors le sauvetage des Juifs réfugiés en France, gravement menacés par l’occupation nazie. Cette structure rassemblait la plupart des mouvements juifs de l’époque, à la fois non religieux (communistes, bundistes et sionistes), et le Consistoire israélite de France, instance religieuse historique officielle du judaïsme français. Ils rédigent une charte commune, qui sera le programme politique juif français pour l’après-guerre. Dès sa forme initiale, ce texte vise à unifier l’ensemble de la communauté juive de France et à la reconstruire. Dirigé par Léon Meiss, le premier groupe réunit des personnalités telles que Léo Glasser, Joseph Fisher, Chil Najman, Nahum Herman, Zvi Levin, Michel Topiol, Joseph Frydman, F. Schrager, Henri Adam, Claude Kelman, Adam Rayski. Faut-il rappeler que la plupart des résistants gaullistes qui collaborent sur place au débarquement allié le 8 novembre 1942 à Alger sont des Juifs d’Algérie! Faut-il rappeler ceux de l’Affiche rouge! Heures de gloire au plus sombre de la nuit. Faut-il rappeler ces mots du général de Gaulle, qui déclarait, à Londres, n’être « entouré que de Juifs et de Bretons !» Ce furent de grands Français et de grands Juifs, ceux qui tombèrent sous les balles de la Milice ou de la Gestapo : Marc Bloch, Victor Basch et tant d’autres qui criaient la France en s’abattant !

À la Libération, la communauté juive est exsangue. Le retour des survivants de ce qui ne se nomme pas encore la shoah, se fait dans le silence. Comme dans la pièce de théâtre de Grunberg, L’Atelier, du malheur, on ne parle pas. Décimée, blessée, profondément meurtrie par la politique de Vichy, la société juive s’identifie alors à ceux qui ont combattu le nazisme. Sans le courage anonyme de ces milliers de Justes qui ont sauvé des Juifs, leur sort aurait pu être une tragédie bien pire. Dans les années d’après-guerre, être communiste ou gaulliste était bien l’autre manière républicaine d’être juif en France. Un immense espoir naît avec le petit État d’Israël qui, en 1948, prétend apporter une solution nationale pour ce peuple d’errance, ces populations dispersées du reste, c’est bien à Paris que fut inventée l’idée sioniste, quand Théodore Hertzl, alors témoin de l’antisémitisme antidreyfusard, conçut que la seule solution pour les Juifs était d’inventer l’État juif. La IVème République est tout entière derrière le jeune État juif.

Que de temps a passé depuis ces années de larmes et d’espoir ! L’histoire juive en France déroule un fil invisible, celui d’une passion constante, apparente ou enfouie. Cette relation faite de paradoxes ou d’incompréhensions, de « je t’aime moi non plus » qui en disent long sur la relation complexe de la France au fait juif. Quand on ne retient des mots du général de Gaulle, en novembre 1967, que ceux de « peuple d’élite sur de lui-même et dominateur », on peut effectivement penser avec Raymond Aron que le temps du soupçon a remplacé celui de la symbiose. Mais c’est aussi refuser de voir l’hommage paradoxal que de Gaulle, homme de son temps, rend au peuple juif et à son histoire. C’est ainsi : ce que la France estime relever de la défense de ses intérêts ne coïncide pas toujours avec ce qu’Israël estime relever de la défense de ses intérêts. Au gré des multiples guerres qu’Israël a dû mener, des logiques, des intérêts différents ont pu apparaître entre cet État et la France, mais le pacte républicain qui lie les Juifs de France à la République française est bien trop fort pour être mis en cause, car ce pacte puise ses racines dans l’histoire de France, et ceci bien avant la République qui a émancipé les Juifs. De Rachi de Troyes au capitaine Dreyfus, c’est l’histoire de France qui défile. Et loin de concrétiser toujours le fameux dicton « Heureux comme Dieu en France », c’est bien en France que le fait d’être juif confère un statut de pleine liberté et de plein épanouissement.

Dix Présidents se sont succédé à la tête du  CRIF : Léon Meiss (1944-1950), Vidal Modiano (1950-1969), Ady Steg (1970-1974), Jean Rosenthal (1974-1976), Alain de Rothschild (1976-1982), Théo Klein (1983-1989), Jean Kahn (1989-1995), Henri Hajdenberg (1995-2001), Roger Cukierman (2001-2007), Richard Prasquier (20072013) et Roger Cukierman, qui préside à nouveau le  CRIF depuis 2013. Voilà donc soixante-dix ans que l’histoire du  CRIF accompagne celle de la République. Des périodes fastes ont alterné avec des périodes plus sombres. Voilà soixante-dix ans que le  CRIF accompagne celle d’Israël. Né dans la plus grande des catastrophes produites par des hommes, le monde juif s’estimait désormais protégé par l’histoire de ce qu’il avait eu à subir. Débarrassé des deux grands totalitarismes meurtriers du XXe siècle, le monde juif pouvait estimer qu’il avait aussi droit à sa renaissance nationale sur la terre de ses origines. Cependant, l’histoire sait aussi développer d’insupportables ruses. La haine des Juifs a muté. Voilà que la haine d’Israël est devenue la communion d’une partie de l’humanité. Ce dernier avatar parvient même à se draper dans les oripeaux du progrès et de la justice pour dire son funeste projet. Voilà que d’abominables crimes ont été commis en France en 2006 et 2012, motivés par la haine pathologique des Juifs. Ces clichés, ces stéréotypes qui jadis accablaient les Juifs pour leur puissance occulte connaissent un nouveau succès pour accabler Israël, comme si cette maladie de l’âme était incurable. Le moment présent est désormais celui d’un immense péril, car il est celui où des armes apocalyptiques sont sur le point d’être possédées par des États ou des idéologies qui ont fait de la destruction d’Israël la matrice de leur pensée.

Cet anniversaire ne saurait être une commémoration qui ne parle pas d’avenir, s’il ne disait pas cette inquiétude renouvelée apprise par l’histoire. Les Juifs semblent avoir un rôle bien particulier dans l’histoire humaine : celui de veilleurs, celui de diseurs d’alerte. Le  CRIF l’énonce aujourd’hui clairement : ce qui menace les Juifs en France, menace la France. Ce qui menace Israël menace la paix du monde. C’est bien nourri du récit découvert dans les Manuscrits de la Mer Morte, qui raconte la victoire des fils de la lumière sur les fils de l’ombre , que les Juifs de France disent leur foi dans l’avenir. À la vie ! Lehaïm !