Tribune
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Publié le 12 Février 2013

Le printemps des oxymores

 

Par Jacques Tarnero

                       

« Jamais la gauche n’est tant elle même que lorsqu’elle parle » : cette fine remarque d’un éditorialiste s’appliquait il y a plus de trente ans au discours de Robert Badinter à la tribune de l’Assemblée nationale, plaidant pour l’abolition de la peine de mort. La parole fiévreuse du Garde des Sceaux disait bien plus que l’énoncé d’un nouveau projet de loi. Sa flamme rhétorique allait au-delà du droit, elle disait une intime conviction philosophique, un nouveau commandement interdisant aux hommes de tuer, au nom de la loi des hommes. La France redécouvrait la force des mots : après le célèbre J’accuse, la parole de justice retrouvait le sens de la formule. En dénonçant l’horreur de l’homme coupé en deux, Badinter avait su donner, par une représentation terrifiante, toute la force répulsive du texte lui donnant droit.

 

Si l’éloquence n’a pas disparu, c’est une autre mécanique langagière qui est désormais à l’œuvre pour dire ou masquer les choses. L’ordre des mots joue aujourd’hui dans un registre symbolique construit par la com. Comme le disait l’un des grands communicants de l’ère mitterrandienne,n’allez pas dire à ma mère que je suis dans la pub, elle croit que je suis pianiste de jazz dans un bordel. La mère de Séguéla aurait-elle eu tort de confondre la pub et un métier de pute ? À la prendre pour une sotte, l’homme de pub n’avait-il pas au contraire perçu la perspicacité de cette honorable dame ? Du temps de la TSF, les paroles fortes avaient le prix de leur rareté. Le 18 juin 1940, l’appel de De Gaulle, pourtant peu  entendu, va donner à ses mots leur puissance prophétique. Il y en a d’autres célèbres, toutes ayant utilisé le micro pour être inscrites dans l’histoire : J’ai fait un rêve de Luther King, Je vous ai compris de De Gaulle à Alger ou Ich bin ein Berliner de Kennedy à Berlin. Ces paroles slogans claquaient au vent comme les drapeaux d’un temps nouveau. C’était avant, avant la télé, avant la pub, avant les images subliminales, avant l’intox généralisée de la guerre justecontre de supposées armes de destruction massive. Un film de fiction de Barry Levinson (1997) a mis en scène la puissance nocive de ces hommes d’influence inventant une guerre dans un coin oublié de l’Europe pour sauver le candidat Président des États-Unis, menacé par un scandale de mœurs. Les choses ont-elles tellement changé à l’époque de l’internet et de l’information en temps réel ? Les mots comme les images disent-ils le vrai ? Rapportent-ils le réel, même si cette réalité est à l’opposé de ce que certains souhaiteraient qu’elle soit ?

 

Écouter les nouvelles ou les lire dans les gazettes devient un régal pour l’esprit : dans le flux ininterrompu des news on entend par exemple que l’État de droit s’installe progressivement en Afghanistan, qu’il y a des talibans modérés, qu’au Mali ce sont des  narco-islamistes  qui imposent la charia alors qu’il y a quelques années les mêmesislamo-progressistes  combattaient les sionisto-chrétiensréacs bien sûr. Allez donc y retrouver votre latin, c’est presque de l’hébreu. Un grand journal du soir a même titré que le leader du Hamas avait tenu à Gaza des propos « empreints de pragmatisme ». Pourquoi ne pas parler d’éthique chez Goldman Sachs tant qu’on y est, et d’une charte humaniste dans la National Rifle Association autant que la charte du Hamas est porteuse de liberté, d’humanité et de fraternité ? À n’en pas douter il sera bientôt question d’énarques militants ayant un souci du bien commun supérieur à leur plan de carrière ou de banquiers citoyensécolos et soucieux de la nature, et de leaders à l’UMP ayant le sens de l’intérêt commun. Les socialistes seront fraternels et puis c’est bien connu : quand les hommes vivront d’amour, il n’y aura plus de frontières.

 

À quoi servent les mots aujourd’hui sinon à exprimer le contraire de ce qu’ils sont censés signifier ? Quand la représentation du réel pâtit du signifiant, c’est l’équilibre précaire du monde qui tremble et le malheur qui s’accroît. Voilà un sombre constat pour une période qui mériterait mieux qu’une obscure clarté. Si le mensonge se pare des habits de la vérité et si le mal se conjugue dans les mots du bien, les esprits déboussolés pourraient être tentés par la pensée magique d’un sauveur suprême. L’histoire fourmille d’exemples de ces moments de confusion où les portes du paradis se sont en fait ouvertes sur l’enfer. La douceur du cannabis, que certains veulent dépénaliser au nom de la liberté, ramollit durablement les cervelles et le  mariage pour tous  qui prétend porter un projet égalitaire va effacer les genres sexués pour ajouter un peu plus de désordre dans une société déjà très perturbée. Il paraît qu’un comité d’éthique avait jadis existé à TF1. Sans doute un Conseil Supérieur de l’Audiovisuel l’avait-il recommandé, à moins qu’une Haute Autorité ou que l’un des divers Observatoires des choses inutiles ait conclu à son nécessaire oubli.

 

Bien sûr, une cellule de crise ou une cellule  d’aide psychologique sont sûrement intervenues préventivement. Autres oxymores dont le ridicule a probablement accéléré la disparition. La France est-elle le pays des Hautes instances, des Comités supérieurs, des Groupes de haut niveau ? À croire que le haut des cieux est aujourd’hui tellement encombré qu’il faudrait redescendre d’un étage pour y voir clair. Il faut dire qu’avec les progrès de la technique permettant désormais la PMA ou la GPA, des traductions et des sous-titres s’imposent. Sur un autre terrain, sablonneux cette fois, les plateaux de télévision sont régulièrement envahis d’experts en choses invisibles – docteurs en services secrets, en géopolitologues sahariens, en spécialistes du terrorisme, en spécialistes de l’islam radical, en familiers de l’action clandestine – qu’on en vient à se demander pourquoi on n’a pas su utiliser préventivement tant de compétences pour faire l’économie de la guerre. Le CNRS fourmille de directeurs de recherche et de laboratoires expérimentés, l’École des Hautes Études colloque à longueur d’année pour ne pas voir ce que tout le monde voit de la misère du monde. À quoi sert cette armée mexicaine ? Un inventaire ne permettrait-il pas quelques économies ? Pourquoi l’exécutif ne tire-t-il pas parti de tant de hautes compétences ?

 

Ce qu’il y a de bien avec tous ces signifiants nouveaux pensés dans les hautes sphères, c’est qu’ils s’évanouissent à la vitesse météorique de leur usage. Sitôt créés les voilà disparus : la COCOE de l’UMP est morte dès qu’elle a dû agir, tant son pouvoir d’arbitrage relevait d’un alibi fictif. Tandis qu’au PS on ricane tout bas, a-t-on déjà oublié les congrès suicidaires entre vieux camarades de gauche ? Il faut bien dire que la palme oxymorante revient à la gauche de la gauche et à ses productions les plus conceptuelles. Les jeunes générations ont oublié les vertus langagières du communisme et les contradictions au sein du peuple qui étaient moins déterminantes que les contradictions principales au sein de la bourgeoisie tandis que la machine idéologique de l’État capitaliste tentait vainement de formater les esprits. Un peu plus tard, les machines désirantes vinrent fissurer cette mécanique, mais l’imaginaire du mot machine venait rappeler la part ouvrière de leurs inventeurs.

 

Interpellés quelque part sur les fondements de leurs engagements, les grands leaders de la génération 68 se mirent à chercher toujours quelque part des voies alternatives. Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, les effets d’annonce inventés par tous les dircoms vont multiplier à l’envi ce qui ne se nomme pas encore éléments de langage, destinés à dire l’essentiel de la pensée politique. Le lacanoprogressisme va passer la main et avec lui les derniers joyaux du charabia radical chic de gauche. Tandis que le verlan des cités s’imposait dans la novlangue djeune pour parler véner tellement les keufs sont chantsmé avec les renois et les reubeus, (mais gentils avec les feujs), même la droite chiraquienne fit le constat de la  fracture sociale  que la nouvelle société  de Chaban-Delmas (c’est qui çuilà ?) avait tenté de construire. Qu’en sera-t-il avec Hollande, le Président normal De quoi demain sera-t-il le nom, pour reprendre la célèbre formule du dernier lider maximo ayant chanté les mérites théoriques et pratiques des Khmers rouges. S’il ne fallait citer qu’une incarnation de nos intimes contradictions ce serait au sein du corps professoral de la rue d’Ulm qu’il faudrait aller la chercher : au sein du temple de la fabrication des élites nationales, le fanatisme conceptuel reste un produit performant, y compris à l’exportation.

 

Un nouveau roman national choral pourra-t-il être inventé ? Cette utopie sera-t-elle de l’ordre du possible, à moins que sur le champ de ruines lexicales qui s’offre aux générations précaires, la précarité ne soit pas seulement limitée au social, mais aussi à l’intérieur des mots qui sont censés la penser autant que donner du sens à l’action ? Et si les mots sont pipés ? Faudra-t-il demander à un technicien de surface de balayer tous les parasites ? Cherchez l’erreur…

 

*Photo : AslanMedia.

 

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