Tribune
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Publié le 24 Mai 2013

Le rôle capital de Jean Moulin

 

Par Jacques de Saint Victor

 

Plusieurs livres reviennent sur la période complexe de la Résistance. L'historien Jean-Pierre Azéma les décrypte. Entretien avec ce professeur émérite des universités, historien éminent de la Résistance, biographe de Jean Moulin.

 

Le Figaro littéraire.- Le 27 mai, ce sera le soixante-dixième anniversaire de la première réunion, sous la houlette de Jean Moulin, du Conseil national de la Résistance. Pourquoi est-ce selon vous une étape décisive dans la Résistance?

 

Jean-Pierre Azéma. - C'est la première réunion, dans toute l'Europe occupée, de représentants de mouvements de résistance (ils sont dix), de partis politiques (ils sont six, la Fédération républicaine, l'Alliance démocratique, la Démocratie chrétienne, le Parti radical, le Parti socialiste et le Parti communiste français) et de deux centrales syndicales ouvrières, la CGT et la CFTC. Présidée par Jean Moulin, elle vota une motion qui affirmait qu'il revenait au général de Gaulle de présider le gouvernement provisoire qui se mettrait en place à Alger et accordait au général Giraud le commandement des forces militaires. De Gaulle pourra, quelques semaines plus tard, tirer de cette reconnaissance sa primauté politique. Cela dit, ce qu'on doit retenir c'est que, représentatif de presque tous les partis politiques, et d'une bonne part des mouvements de résistance, ce qui allait devenir le CNR créait une fédération des forces de la Résistance intérieure qui devait empêcher son éclatement. De Gaulle écrira plus tard «sans le CNR, il n'y aurait pas eu une Résistance, il y aurait des résistances». Ajoutons que cette réunion, qui réalisait précocement une unification politique, allait éviter des dérives qui auraient pu mener à la guerre civile, comme ce qui s'est produit dans d'autres pays, notamment dans les Balkans.

 

Pourquoi était-ce si important à cette époque de montrer aux Alliés que de Gaulle  avait l'appui non seulement  de mouvements de résistance, mais aussi de partis traditionnels?

 

Il faut revenir un peu en arrière: après le débarquement des Anglo-Saxons en Afrique du Nord en novembre 1942, la légitimité de la France libre et de son chef était disputée par le général Giraud que soutenait Roosevelt. Le président américain se méfiait de Charles de Gaulle qu'il tenait pour un nationaliste incontrôlable, voire pour un dictateur en puissance. De Gaulle estima alors qu'il devrait avoir la caution non plus seulement des responsables des mouvements de résistance, parfaitement inconnus des responsables anglo-saxons, mais encore de représentants des partis politiques qui avaient pignon sur rue en 1939, et qui - c'était important aux yeux des Anglo-Saxons - avaient été alors légitimés par des élections.

 

Mais les mouvements  de résistance, eux, s'opposaient  au retour des anciens partis?

 

La plupart d'entre eux, en effet, tenaient la classe parlementaire comme responsable de la déroute militaire et politique de 1940. Il était à leurs yeux inconcevable de permettre à ces hommes, qu'ils jugeaient déconsidérés aux yeux de tous les Français - ou presque -, de se refaire sur le dos de la Résistance une virginité politique.

 

Est-ce que ne jouait pas  dans ce rejet l'hostilité  envers le Parti communiste?

 

Pas exactement. Disons plutôt que les rivaux directs des communistes, les militants du Parti socialiste clandestin, s'inquiétaient des progrès du PCF, qui parvenait à faire oublier, par leur engagement dans la lutte, la page du pacte germano- soviétique. Et, en particulier, suivant en cela la nouvelle ligne lancée par Moscou, de procéder du moins dans l'Europe de l'Ouest à une sorte de «compromis historique» avec la bourgeoisie «patriote», et notamment avec les gaullistes. Et voilà qu'en janvier 1943, un des membres du comité central, Fernand Grenier, débarquait à Londres pour apporter le soutien du PCF à De Gaulle, qui l'accepta. Les socialistes en appelèrent alors à la réunion d'un comité regroupant toutes les forces de la Résistance, faute de quoi ils réuniraient un conseil ouvert à toutes les formations qui entendaient se battre contre l'occupant. Devant le danger de voir s'ériger une instance résistante rivale, Moulin et de Gaulle se décidèrent en février 1943 à préparer en urgence la réunion d'un Conseil de la Résistance qui serait présidé par Moulin, et où figureraient les représentants des principales formations politiques.

 

Comment expliquer la confiance que le général de Gaulle avait dans Jean Moulin? Les deux hommes étaient-ils proches?

 

Non. Pas vraiment. Outre une différence d'âge, les deux hommes n'avaient pas la même culture politique. L'un avait été nourri de la lecture d'auteurs nationalistes, alors que le second s'était engagé dans le Front populaire. Mais l'un comme l'autre étaient partis du même postulat: la guerre n'était pas finie, la lutte devait être menée contre l'ennemi extérieur, et non, comme l'affirmait Vichy, contre de prétendus ennemis intérieurs. En outre, tous deux avaient été des serviteurs de l'État, l'un officier d'active, l'autre préfet.

 

Moulin est allé en octobre 1941  à Londres rencontrer de Gaulle. Pourquoi?

 

Moulin a été marqué par la défaite de la République espagnole, due selon lui au manque de soutiens extérieurs. Il estima en 1941 que, sans aide, la Résistance intérieure serait asphyxiée. Il rencontra des responsables anglais, puis de Gaulle, dont il estima qu'il pouvait le suivre. Le chef de la France libre fit de Moulin son délégué en zone Sud avec pour mission (c'est la «mission Rex») de fédérer les mouvements de résistance sous son obédience.

 

En juin 1943, Moulin est arrêté  par la Gestapo à Caluire,  et de nombreux livres, comme celui très récent de Jacques Gelin (Gallimard), s'interrogent sur cette arrestation. Trahison, complot?

 

Pour ma part, j'estime qu'il y a un traître, un coupable et un responsable. Le traître est un certain Multon, devenu un indicateur de l'occupant et qui livra nombre de ses camarades. Il y a un coupable, René Hardy, qui, tenu ou non par Klaus Barbie, a permis à la Gestapo d'investir à Caluire la maison du docteur Dugoujon où devait se réunir avec Moulin des chefs de la Résistance. Un responsable, enfin, Pierre de Bénouville, qui, sans tenir compte du fait que Hardy venait d'être arrêté, puis relâché par la Gestapo, l'envoya à cette réunion à laquelle il n'avait pas été convoqué. Pourquoi? On aurait tort, selon moi, d'y voir un complot monté contre Moulin, parce que celui-ci aurait été communiste. Il s'agit plus simplement de la conséquence désastreuse d'une manœuvre interne: l'objet de la réunion était de désigner un nouveau chef pour diriger l'Armée secrète ; or le mouvement Combat, dont Bénouville était un dirigeant, attachait un grand prix à cette nomination ; il envoya Hardy, même suspect, à la réunion (à laquelle il se trouvait qu'il ne pouvait aller lui-même) parce qu'il l'estimait capable de tenir tête à Moulin qui avait son propre candidat.

 

La personnalité de Moulin a suscité beaucoup d'hostilité chez certains résistants. Était-il hautain?

 

Non, pas hautain, l'homme était courtois et attentionné. Dans le service, il était intransigeant, y compris sur les questions de sécurité, et ses adversaires ont pu prendre son intransigeance pour de l'autoritarisme.

 

Quels étaient ses liens avec les communistes?

 

Frenay l'a décrit après-guerre comme «crypto-communiste». C'est une fable sans le moindre fondement. Moulin s'est toujours défié des communistes. Mais Frenay, frustré de n'avoir pas trouvé un poste politique à sa mesure, fit porter la responsabilité de ce qu'il tenait pour l'échec des mouvements de résistance à Moulin qui, en créant le CNR, avait permis la progression du PCF. Sur cette question, je renvoie le lecteur au dernier ouvrage de son homme de confiance, Daniel Cordier, Alias Caracalla.

 

Alain Minc vient de publier un livre évoquant les carrières respectives de Jean Moulin et de René Bousquet, deux jeunes préfets radicaux dont les parcours ont été diamétralement opposés. Qu'en pensez-vous?

 

Permettez-moi de m'en tenir à une évidence: le destin de Moulin n'a pas été lié à des rencontres, qui n'auraient pas été celles que fit Bousquet, mais il a été le résultat de choix, comme celui qu'il a fait très tôt, dès 1940, en résistant à des exigences allemandes indignes au point de vouloir sacrifier sa vie. Je n'ai rien à dire de formules particulièrement inappropriées, comme lorsqu'il évoque «les entrechats du dandy» Jean Moulin, alors en poste à Chambéry. Je considère que c'est de «l'histoire à l'estomac».

 

Derniers ouvrages parus de Jean-Pierre Azéma: «Vichy-Paris, les collaborations, histoire et mémoires», André  Versailles Éditeur, 248 p, 19 € et «L'Occupation expliquée  à mon petit-fils», Seuil, 122 p., 8 €.

 

«L'affaire Jean Moulin. Trahison ou complot?» De Jacques Gelin, Gallimard, 608 p., 24,90 €.

 

«Jean Moulin, artiste, préfet, résistant», de Christine Levisse-Touzé et Dominique Veillon, Tallandier-Ministère de la Défense-DMPA, 192 p., 31,90 €.

 

«Jean Moulin. Profession? Artiste peintre», Éditions de Paris/Max Chaleil, 94 p., 24 €. Près de 100 illustrations sur les 600 réalisées par Jean Moulin sont réunies dans ce livre paru en 2010 dont le titre fait allusion à la réponse que le résistant fit à Barbie qui l'interrogeait sur ses activités.

 

«L'autre Jean Moulin: l'homme derrière le héros», de Thomas Rabino, Perrin, 257 p., 21 €.

 

«L'Homme aux deux visages, Jean Moulin, René Bousquet: itinéraires croisés», de Alain Minc, Grasset, 187 p., 17 €.