Tribune
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Publié le 25 Juin 2012

Les liaisons dangereuses de nos universités

Par Séta Papaziann (photo) présidente du Collectif VAN [Vigilance Arménienne contre le Négationnisme]

 

Quels sont les garde-fous mis en place pour que l'antisémitisme, le racisme, le négationnisme érigés en dogmes d'Etat dans certains pays, ne s'infiltrent pas dans les institutions de notre République, via des coopérations culturelles et financières ? La question se pose avec acuité aujourd'hui, du fait de nos partenariats avec la Turquie.

Fondée par un accord bilatéral entre la France et la Turquie, l'Université Galatasaray d'Istanbul a fêté ses 20 ans en avril 2012. Elle complète l'enseignement prodigué par le lycée du même nom qui a formé, depuis la création de la République turque, une élite francophone, laïque et kémaliste.

 

La Charte de Galatasaray stipule que son "éthique se fonde sur le seul mérite de l'intelligence, du travail et de l'humanité et bannit les exclusions de toutes natures". Des principes transgressés par le recteur de l'université lui-même. Ethem Tolga se doit pourtant d'être irréprochable face à des étudiants qui représentent l'excellence universitaire française en Turquie (au prix d'une contribution de notre pays de l'ordre d'environ 70M€ en 20 ans [1]).

 

Des gages donnés à un journal raciste et antisémite

 

En avril 2012, le journal islamiste turc Yeni Akit (et ses variantes telles que Haber Vaktim), connu pour ses invectives xénophobes et antisémites qui lui ont valu interdiction de diffusion en Allemagne, fustige l'Université Galatasaray et le professeur Ahmet Insel. Ce dernier -ancien vice-président de Paris 1, maître de conférences d'Economie à Galatasaray et à Paris 1- est accusé de fomenter une « Réunion de rebelles du PKK » (sic) dans les locaux de la faculté [2].

 

Le journaliste décrit Ahmet Insel "comme partisan des thèses défendues par les Arméniens". Et ajoute : "Ahmet Insel, qui avait initié la campagne 'Nous nous excusons auprès des Arméniens' en relation avec le prétendu génocide arménien, a participé hier à la commémoration du 24 avril à Erevan."

 

En Turquie, cataloguer une personnalité de "pro-PKK", "pro-kurde", "pro-arménienne" ou "pro-juive" est un quasi-appel au lynchage: on ne peut sous-estimer le risque d'un passage à l'acte des hommes de main de l'Etat profond turc, comme en 2007 avec l'assassinat du journaliste arménien Hrant Dink [3]. D'autant que le gouvernement AKP renoue depuis 2009 avec les arrestations de masse en vogue à l'époque des militaires et qu'il a justement recours à l'accusation de « terrorisme » pour incarcérer les défenseurs des droits de l'homme soucieux des problèmes kurde et arménien. [4]

 

Qu'est-on en droit d'attendre d'un recteur d'université lorsque son établissement et l'un de ses collègues les plus en vue, sont jetés en pâture au lectorat réputé violent d'un journal intégriste ? 

 

Certainement pas ce qu'Ethem Tolga, interlocuteur privilégié de nos universités, de nos élus et de nos institutions, a cru utile de faire en téléphonant à Yener Dönmez, auteur de l'article.

 

La conversation, enregistrée et publiée dans Yeni Akit [5], est édifiante: loin de s'indigner, le recteur y affirme se désolidariser de la « réunion du PKK », prenant ainsi à son compte l'accusation initiale. Tolga se présente comme un homme pieux, issu d'une famille de Hadji (qui a fait le pèlerinage à La Mecque), proche de l'AKP, et en aucun cas un franc-maçon. "Je ne suis pas bienveillant envers les francs-maçons" précise-t-il, tout en insinuant que Galatasaray - terreau de la laïcité turque - appartient de façon majoritaire à cet univers "critiquable": en Turquie, le terme"franc-maçon" est synonyme de "dönme" (Juifs convertis) et "sionistes". Ambiance...

 

Tolga enfonce le clou : si la rencontre prévue est maintenue, les députés du parti ultra-nationaliste turc MHP, proche des Loups Gris, devraient y être conviés.

 

C'est en connaissance de cause que le recteur de l'université francophone d'Istanbul tient ces propos à une "presse de caniveau" [6] dont il a pu mesurer l'idéologie et la haine visant l'origine ethnique ou religieuse des citoyens de Turquie.

 

En juin 2010, c'est avec des manchettes telles que "Les gendres juifs des généraux" et "Les belles-filles arméniennes des généraux" que le média -alors nommé Vakit - s'en prend aux officiers turcs soupçonnés de comploter contre le parti islamiste au pouvoir (AKP), publiant même la carte d'identité de la fille de l'un d'entre eux, mariée à un "Yahudi" espagnol... En novembre 2011, c'est la professeure Büsra Ersanlı qui se voit reprocher son amour pour les juifs [7], son mariage avec un "docteur juif en Théorie de l'économie à l'université Boğaziçi" et le fait d'avoir "co-fondé la Helsinki Citizens Assembly" qui a "des liens étroits avec George Soros, le spéculateur d'origine juive". Toutes preuves, selon Yeni Akit, du lien entre le supposé "soutien au PKK" de cette universitaire incarcérée pour "terrorisme et son entourage juif."

 

La France et le prix du silence

 

La complaisance d'Ethem Tolga, recteur de Galatasaray, qui estime judicieux de donner des gages à un journal fondamentaliste, raciste et antisémite, constitue un grave manquement aux valeurs universelles défendues par la France. Elle éclabousse tous ceux qui ont tissé des liens avec lui.

 

Au premier rang de ses partenaires se trouvent Alain Juppé - qui a pris en octobre 2010 la présidence du Haut comité de parrainage de l'Etablissement intégré Galatasaray - ainsi que l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne qui chapeaute le Consortium des 48 établissements d'enseignement supérieur français soutenant l'université turque dans "la réalisation de ses objectifs". Mais quid des objectifs réels ?

 

C'est à la demande d'Ethem Tolga que Jean-Claude Colliard, président de Paris 1 jusqu'à récemment, s'est démené afin de bloquer début 2012, la loi française pénalisant la négation du génocide arménien. Le président de la Sorbonne s'est même vanté d'avoir enrôlé à cette fin un groupe de constitutionnalistes de Paris 1: en a-t-il fait autant pour obtenir la libération desétudiants de Galatasaray, emprisonnés arbitrairement en Turquie ?

 

Les relations troubles du recteur turc avec un journal anti-juif auront peut-être le mérite d'interpeller son autre grand ami, l'ex-Garde des Sceaux et ancien professeur à Paris 1, M. Robert Badinter, pourfendeur véhément des lois visant à pénaliser la négation du génocide arménien. Le 11 mars 2011, M. Badinter était nommé par Ethem Tolga Docteur Honoris Causa en Droit de l'Université Galatasaray, tandis que le recteur était, lui, élevé par l'Ambassadeur de France en Turquie au grade de Chevalier dans l'Ordre National de la Légion d'Honneur... [8].

 

Le soutien de personnalités françaises a été apprécié à sa juste valeur par Ankara et ses émissaires : au lendemain de l'invalidation de la loi Boyer par le Conseil constitutionnel, c'est sur la chaîne turque 24 proche de l'AKP, qu'Ethem Tolga leur a rendu un vibrant hommage [9].

 

D'après Gazeteciler, Tolga a été informé - par qui et au nom de quoi ? - du verdict de nos Sages plusieurs heures avant la déclaration officielle en France. Le recteur de Galatasaray aurait souligné : « L'information est venue de l'intérieur. Le débat est clos. Ce sera rendu public dans deux ou trois heures mais le travail est terminé. » La presse turque confirme qu'il a été l'un des plus combatifs contre les Arméniens". Au moins, les choses sont claires : la défense, en France, de la "liberté d'expression" et de la "liberté pour l'histoire", a été mise au service d'un Etat négationniste et de ses affidés. Glorieux combat en vérité ?

 

L'économie turque repose notoirement sur la spoliation des populations chrétiennes assassinées en 1915. Et c'est en fait au nom des échanges fructueux - menés avec une Turquie qui a transformé cette captation d'héritage en business étatique - que l'histoire falsifiée du génocide arménien est autorisée sur notre sol. Admirable éthique.

 

Nos universités doivent-elles être les caisses de résonnance "d'idéaux" négationnistes ?

 

Est-ce le rôle du président d'une université française, de nos intellectuels, de nos hommes politiques, de faire du lobbying [10] afin, qu'en France, la possibilité de "contester outrageusement les génocides reconnus par la loi" fasse partie des droits humains fondamentaux? Les Conventions qui lient nos universités à des établissements étrangers prévoient-elles ce type d'activisme?

 

Tout comme le racisme ou l'antisémitisme (omniprésent en Turquie où Mein Kampf est un best-seller), la négation d'un génocide - « le double-meurtre » comme l'a qualifiée Elie Wiesel - doit être considéré comme un délit, et non une opinion : c'est la position soutenue, en Turquie même, par des défenseurs des droits de l'homme, y compris depuis leur cellule comme c'est le cas de l'éditeur turc Ragıp Zarakolu. C'est à Silivri qu'il sera jugé ce 2 juillet 2012 à l'instar de la professeure Büsra Ersanlı : selon l'IPI, la Turquie - qui défend la "liberté d'expression" en France - est la plus grande prison d'opinion du monde devant la Chine et l'Iran [11].

 

A l'heure où - au prix de leur liberté, voire de leur vie - de courageux intellectuels turcs et kurdes tentent de faire bouger les lignes en Turquie, nos universités, nos institutions peuvent-elles se transformer en courroies de transmission de la politique de l'Etat turc et faciliter, en France, la diffusion d'une historiographie officielle et négationniste ?

 

Notes :

[1] En 2003, le site du Sénat indiquait : « En dix ans, la France a consacré environ 35 millions d'euros à la coopération avec l'université de Galatasaray. » Soit, sans doute, au bas mot 70M€ pour 20 ans d'existence. C. LA COOPÉRATION UNIVERSITAIRE ET DE RECHERCHE, UN PARTENARIAT PROMETTEUR

[2] Lire la traduction N°1 du dossier préparé par le Collectif VAN : « Réunion de rebelles du PKK » (Yeni Akit).

[3] Il y a quelques années, Vakit avait déjà désigné à la vindicte nationaliste, le journaliste d'origine arménienne Hrant Dink qui dirigeait Agos, hebdomadaire arménien en langue turque. Mission accomplie : H. Dink a été assassiné le 19 janvier 2007 à Istanbul, de trois balles dans la tête, tirées par derrière. Son jeune assassin est considéré comme un héros par toute une partie de la population.

[4] En Turquie, de nombreux intellectuels et universitaires sont incarcérés en prison de haute sécurité pour « terrorisme » : un important procès doit se tenir le 2 juillet 2012 à Silivri, non loin d'Istanbul. 

Plus d'informations ICI.

[5] Lire la traduction N°2 du dossier préparé par le Collectif VAN. A noter : Ethem Tolga n'a pas démenti à ce jour les propos que le journal Yeni Akit lui prête.

[6] Lire la traduction N°3 du dossier préparé par le Collectif VAN : « Journalisme de caniveau et liberté académique » (par Ahmet Insel dans Radikal).

[7] Traduction en anglais sur le site de GIT.

[8] Discours de Bernard Emié, Ambassadeur de France en Turquie (2007-2011), lors de la remise à Ethem Tolga des insignes de Chevalier dans l'Ordre National de la Légion d'Honneur : « Je tenais, avant de quitter votre pays, à vous remettre personnellement les insignes de Chevalier dans l'Ordre National de la Légion d'Honneur, à vous dont la République a choisi d'honorer le parcours personnel et professionnel exemplaire. (...) La Légion d'Honneur a été créée par décret du 19 mai 1802 de Napoléon Bonaparte, alors Premier Consul, pour récompenser les mérites exceptionnels de celui qui la reçoit. Il s'agit de la plus haute distinction française, qui récompense des femmes et des hommes, en France et dans le monde, pour leur courage ou leur action en faveur des idéaux de la Nation et des valeurs que nous pensons universelles, dans le respect de la diversité des cultures. »

[9] Interview du 29 février 2012, sur la chaîne turque 24, pro-AKP, d'Ethem Tolga, recteur de l'Université de Galatasaray. Le recteur de Galatasaray cite une par une les actions menées et les personnes contactées pour faire obstacle à la loi. Il parle de Robert Badinter, d'Alain Juppé, d'Esther Benbassa, du président de la Sorbonne, du consortium français qui subventionne les recherches à Galatasaray. Voici la traduction de ce que M. Tolga dit dans la vidéo à propos de celui qui était encore président de Paris 1, Jean-Claude Colliard : « ... Puis j'ai écrit une lettre au président de l'Université de la Sorbonne Jean-Claude Colliard. C'est une personne très influente dans la sphère des 40 universités françaises qui forment un consortium de soutien à l'Université de Galatasaray. Le président de ce consortium est en même temps le président de la Sorbonne. D'abord, j'ai contacté verbalement Jean-Claude Colliard, nous sommes tombés d'accord. Nous avons envoyé le Sénat de Galatasaray, constitué de 14 professeurs. Nous avons dit que cette loi est en contradiction avec le droit universel et la constitution française... Nous nous sommes mis d'accord. Jean Claude Colliard a envoyé notre point de vue aux 40 universités françaises et une importante dynamique a été créée dans les milieux intellectuels et académiques. En plus, six éminents professeurs de Droit de la Sorbonne ont préparé un rapport, dont Colliard m'a envoyé une copie. Ce rapport a été envoyé au Conseil Constitutionnel... Ceci est très important car ce rapport était un soutien important aux interventions politiques (en notre faveur). Je pense que le résultat de ces soutiens (politiques et juridiques) a été très important. »

[10] L'Institut du Bosphore, au sein duquel siègent de nombreux politiques français de droite comme de gauche, a également été très actif dans le lobbying contre la loi pénalisant la négation du génocide arménien.

[11] 26 septembre 2011, communiqué de l'Institut international de la presse (IPI) : "IPI in July highlighted a report that found that Turkey has the highest number of journalists in prison in the world, surpassing Iran and China."

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