Tribune
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Publié le 30 Janvier 2013

Manuels Valls dénonce une « certaine impunité » juridique sur le Net

 

Par Marc Knobel

 

À l'occasion d'une conférence internationale à Bruxelles le 30 janvier 2013, prenant l'exemple récent de la France qui a contraint Twitter à dévoiler l'identité des auteurs de tweets racistes (notamment ceux précédés du mot-clé #UnBonJuif), Manuel Valls a insisté pour qu'une action globale soit lancée contre la propagation des idées extrémistes sur Internet. Le ministre de l’Intérieur s'est élevé contre une « certaine impunité » juridique régnant sur Twitter, regrettant et à juste titre et en filigrane les trop grandes largesses accordées par le premier amendement de la Constitution des États-Unis. 

 

« L'Internet ne peut plus être ce lieu privilégié pour l'échange d'informations, de formation et de techniques (...) L'action doit impliquer les hébergeurs et les fournisseurs d'accès », a-t-il ajouté. « La segmentation des régimes juridiques dont se joue Internet procure une certaine impunité », a-t-il déploré. « Nous pouvons légiférer au plan national, voire européen, mais les connexions ne tiennent pas compte des frontières », a poursuivi le ministre, ajoutant que « la France a ainsi contraint la plateforme de micro-blogging Twitter à communiquer les données permettant d'identifier les auteurs de propos racistes et antisémites », en référence à la décision rendue par le TGI de Paris dans l'affaire opposant Twitter à l'UEJF et à J’Accuse.

 

Les conventions internationales et l’Internet

 

Expliquons.

 

C’est plus particulièrement aux États-Unis, où l’on a une conception très large de la liberté d’expression, que l’on voit dans la réglementation des propos racistes une violation du droit constitutionnel à la liberté d’expression. La régulation – même moralement justifiée – est toujours mal vécue et nombre de militants antiracistes eux-mêmes préfèrent lutter par d’autres moyens contre ces idéologies pernicieuses. Les internautes américains partent même du principe que si un discours de haine a heurté, c’est à celui qui est heurté de trouver un meilleur discours. L’accent doit donc être mis sur les méthodes dites « volontaires », comme la responsabilisation individuelle, grâce à l’éducation, et celle des collectivités, qu’elles soient étatiques ou non, par l’élaboration de codes de conduite aux niveaux nationaux ou internationaux. Par contre, aux États-Unis on tolère plus facilement l’existence de sites dénonçant la « menace homosexuelle » ou plus curieusement encore, des sites libertaires qui font l’apologie du terrorisme. Ces sites donnent tous les détails pour acheter des engins explosifs, la liste des composants entrant dans leur fabrication, classés par ordre de puissance, suivent les détonateurs, la préparation et la mise à feu de ces engins. L’Amérique puritaine, en revanche, est indisposée par les clubs ou forums aux intérêts plus charnels.

 

La liberté d’expression est également un droit constitutionnel dans de nombreux pays. Néanmoins les instances judiciaires les plus élevées de nombreux pays européens estiment que les dispositions interdisant l’incitation à la haine raciale et à la diffusion de propos racistes constituent des restrictions raisonnables et nécessaires au droit à la liberté de parole.

 

L’ONU s’inquiète de la résurgence du racisme sur le Net

 

S’inquiétant en 1996 de la résurgence du racisme lié au contexte social et économique, l’Organisation des Nations unies a constaté que cette résurgence coïncidait avec les progrès massifs des techniques de la diffusion de la propagande raciste et xénophobe dans le monde. Elle s’est ainsi interrogée sur le rôle joué par le « réseau des réseaux informatiques ». Cette préoccupation des institutions onusiennes devant l’usage d’Internet comme instrument de propagation de la haine raciale apparaît dans un grand nombre de textes et de travaux préparatoires réalisés en vue de la Conférence mondiale sur le racisme. C’est le cas notamment du rapport de Maurice Glélé-Ahanhanzo, du 15 janvier 1999 ; du rapport du groupe de travail de session à composition non limité chargé d’étudier et de formuler des propositions pour ladite Conférence, du 16 mars ; du document préparé par la Commission des droits de l’homme, en date du 20 avril 1999; du rapport présenté par M. Obka-Onyango, du 22 juin 1999 (E/CN.4/Sub.2/1999/8); ainsi que du document de la Sous-commission de la promotion et protection des droits de l’homme du 13 août 1999.

 

Ces préoccupations ont motivé l’organisation d’un séminaire de l’ONU, en novembre 1997, à Genève, consacré à « l’évaluation du rôle d’Internet et aux moyens de veiller à ce que l’on en fasse un usage responsable à l’égard des dispositions de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discriminations raciales (CIDR) 8. » Accusée parfois d’immobilisme dans d’autres domaines, l’Organisation internationale a réagi avec rapidité à la montée du racisme sur le Net, illustrant par là l’importance qu’elle accorde, depuis sa fondation, à la lutte contre la discrimination raciale.

 

Enfin, lors d'un discours prononcé devant l'Assemblée générale de l'ONU, le 5 novembre 2012, le rapporteur spécial de l'ONU a constaté l'augmentation du racisme sur internet au niveau mondial, avant d'appeler les gouvernements et les entreprises privées à redoubler d'efforts. « Le nombre d'incidents impliquant des violences et des crimes à caractère raciste perpétrés sous l'influence d'une propagande incitant à la haine sur Internet est en hausse, malgré l'adoption de mesures positives », s'inquiète Mutuma Ruteere, qui juge « cruciale la participation des prestataires de services sur Internet et d'autres acteurs pertinents des milieux industriels».

 

La CIDR et la répression pénale contre le racisme sur le Net

 

La Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discriminations raciales (CIDR) prévoit expressément à son article 4 le recours à la répression pénale contre le racisme. Les États-Unis ont accepté d’adhérer récemment à ladite Convention à la condition expresse qu’on l’autorise à formuler une réserve sur cet article. Les États-Unis ont rappelé à cette occasion qu’ils sont attachés à la liberté d’expression, celle-ci étant garantie par le premier amendement de la Constitution américaine. Nombreux sont les États qui regrettent à l’heure actuelle la formulation d’une telle réserve par le pays le plus puissant de la planète.

 

Cette approche a des conséquences directes sur le type de moyens envisagés pour lutter contre les dérives racistes sur Internet. Puisque les États-Unis refusent, au nom de la liberté d’expression, l’immixtion des pouvoirs publics – judiciaires, législatifs ou policiers – très logiquement, telle fut la position défendue par ce pays tout au long du séminaire qui s’est tenu à Genève en novembre 1997.

 

Les restrictions à la liberté d’expression peuvent être considérées comme légitimes pour lutter contre le racisme, non seulement sur la base de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discriminations raciales (articles 4 et 1 notamment) et selon la jurisprudence établie par le CERD mais en vertu de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP)10. Bien plus, concernant l’article 4 de la CIDR, on insiste aujourd’hui sur l’application effective de celui-ci. L’article 4a est en effet particulièrement clair à ce sujet : la diffusion active de propagande raciste est punissable pénalement. Et de rappeler, à propos des libertés en général, que « celles-ci ne pourront en aucun cas s’exercer aux dépens des droits d’autrui reconnus par l’ONU dans l’ensemble de ses instruments internationaux et en particulier au chapitre i de la Charte de l’ONU et à l’article 30 de la Déclaration universelle. » Il ressort ainsi clairement de cette disposition que « la liberté d’expression ne peut être utilisée pour promouvoir le non-respect des droits de l’homme. »

 

Si l’on se réfère à l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, les dispositions existantes s’appliquent aussi aux nouveaux médias. Si le droit à la liberté vaut pour Internet, les restrictions à celle-ci s’appliquent également. Internet n’étant qu’un instrument et non un but en soi, il ne peut être tenu pour affranchi des lois nationales et internationales.

 

Enfin, si l’on évoque les réserves américaines à l’article 4, on peut conclure à l’adresse explicite des États-Unis : « Si ces réserves étaient exposées devant un tribunal, il n’est pas sûr qu’elles seraient maintenues. Les États-Unis – ayant fixé leur propre doctrine relative à la liberté d’expression – croient pouvoir affirmer dorénavant la primauté de leur propre Constitution sur le Droit international... »

 

Manuel Valls a donc parfaitement raison de dénoncer les trop grandes largesses accordées par le premier amendement de la Constitution des États-Unis lorsque l’on parle de ce sujet.

 

Voir à ce sujet : Marc Knobel, L’Internet de la haine. Racistes, antisémites, néonazis, intégristes, islamistes, terroristes et homophobes à l’assaut du Web, Paris, mai 2012, Berg International Éditeurs, 184 pages.