Tribune
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Publié le 24 Janvier 2013

Non, la Libye n'est pas responsable du Mali

 

Par Bernard-Henri Lévy

 

Ce sont les Le Pen qui ont donné le ton. Mais c'est toute une partie de la classe politique, des commentateurs plus ou moins patentés, de faux experts, des stratèges en chambre, qui leur ont, comme souvent, emboîté le pas. Le Mali serait la conséquence de la Libye. C'est en mettant fin à la dictature de Kadhafi que l'on aurait ouvert la boîte de Pandore en Afrique.

 

En sorte que Sarkozy, Hillary, Cameron, quelques autres, seraient directement ou indirectement responsables de la montée de l'islamisme au Sahel, de l'effondrement des États faillis de la sous-région, des dizaines de victimes de la tuerie du site gazier d'In Amenas en Algérie - encore un peu et, quand viendra l'heure de crier à l'enlisement de la guerre au Mali, c'est toujours à eux qu'on l'imputera...

 

L'argument, normalement, devrait être traité par le mépris.

 

Mais les esprits s'échauffant, et chacun y allant de son couplet sur la "grande déstabilisation" libyenne, il faut mettre les points sur les i.

 

1. Aqmi, que l'on sache, n'est pas née de la dernière pluie de la guerre à Benghazi. Elle apparaît il y a six ans, issue du Groupe salafiste pour la prédication et le combat, lui-même issu d'une dissidence du GIA algérien. Elle revendique, dès cette époque, quantité d'attentats suicides, de prises d'otages lucratives et barbares, d'attaques d'aéroports ou d'ambassades. Et Mokhtar Belmokhtar lui-même, grand organisateur de l'opération d'In Amenas et citoyen algérien comme, d'ailleurs, nombre de ses lieutenants, est un vieux de la vieille du terrorisme et n'a rien à voir, rien, avec la Libye.

 

2. Kadhafi, contrairement à ce qu'il tenta de faire croire dans les dernières semaines de son règne ubuesque, n'a jamais été un rempart contre l'islamisme. Il en jouait. Il s'en servait. Soufflant le chaud et le froid, alternant les bains de sang et les libérations spectaculaires sur fond de pardon surjoué, il jetait les djihadistes sur le marché de la terreur comme font certaines banques survendant, pour la faire chuter, leurs stocks de telle ou telle devise. Ainsi firent les Assad en Syrie. Ainsi ont longtemps fait - et font peut-être encore - les apprentis sorciers de l'État policier algérien. La manoeuvre consistant aussi, en même temps que l'on étouffe toute velléité d'opposition normale, à faire apparaître l'islamisme comme seule alternative au régime.

 

3. La jeune démocratie libyenne, loin d'avoir renforcé cet islamisme, l'a affaibli. Qu'elle soit elle-même encore fragile, qu'elle peine à se doter d'une police et d'une armée dignes de ce nom, qu'elle n'ait pas toujours le pouvoir de désarmer les milices, c'est vrai. Mais non moins vrai est le fait que les premières élections libres qu'a connues le pays en quarante-deux ans ont vu, en juillet 2012, les islamistes battus à plate couture. Et non moins vrai, encore, que lesdites élections ont porté au pouvoir un homme, Ali Zeidan, dont la vie entière est un plaidoyer pour les droits de l'homme, contre le fanatisme, pour le rapprochement avec l'Occident. Je connais Zeidan. Je l'ai côtoyé, quotidiennement, pendant les huit mois de la guerre de Libye. L'islamisme radical - c'est un fait - a, dans cette région du monde, peu d'adversaires aussi résolus que lui.

 

4. Qu'il reste néanmoins, dans le pays, des islamistes qui attendent l'heure de la revanche, c'est clair. Mais, là aussi, il faut être précis. Et être précis, c'est prendre acte de deux autres faits. Quand certains de ces islamistes assassinent Christopher Stevens à Benghazi, ce sont des dizaines de milliers de citoyennes et de citoyens qui descendent dans la rue pour réclamer justice et porter le deuil de leur "frère ambassadeur". Et, par ailleurs, aucune situation ne ressemblant à aucune autre, il se trouve que ces islamistes libyens, en majorité, ont la particularité d'avoir toujours été des islamistes "nationaux", centrés sur le djihad local et peu portés sur le djihad mondial et son grand jeu. La différence est mince ? Bien sûr. Mais, pour le Mali, cela change tout. Et l'on fait tout simplement fausse route quand on s'obstine à suivre une hypothétique "piste libyenne" pour expliquer l'abcès de fixation sahélien de la nouvelle Al-Qaeda.

 

5. Quant aux armes enfin, quant à ces AK 104 et autres roquettes F5 que l'un prétend avoir vus, quant aux gilets pare-balles "jaunes tachetés de marron" dont une "source anonyme" confie qu'ils "ressemblent" à ceux "livrés par le Qatar et la France" aux combattants de Misrata, ce ne sont, pour le moment, que des rumeurs. Et, face à ces rumeurs, il y a une autre évidence encore - ou plutôt deux. Ce sont les mercenaires de Kadhafi, pas les chebabs de Misrata, qui servent de supplétifs aux chefs algériens, mauritaniens, maliens, d'Aqmi. Et les armes qu'ils opposent aux soldats français de l'opération Serval viennent moins des maigres stocks que les seconds ont enterrés dans leurs jardins que des gigantesques arsenaux officiels que les premiers ont pillés avant de faire retraite et de repasser la frontière vers Gao et Tombouctou. Raccourci pour raccourci, ne serait-il pas, à tout prendre, plus exact de voir dans cette affaire malienne la dernière perle lâchée par l'huître kadhafiste que le premier effet pervers de la libération de la Libye ?

 

Mais il est vrai qu'il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.

 

Il y a tant d'"amis de l'Afrique" qu'arrangeait bien l'idée d'une terre immobile, figée dans ses rythmes éternels, quasi sortie de l'Histoire.

 

Or elle bouge, l'Afrique. Elle bouge pour le meilleur et aussi, hélas, pour le pire. Et, comme toujours quand on ne comprend plus, on ressort le vieil attirail des idées simples et des causalités diaboliques. La Libye a bon dos.

Bernard-Henri Lévy

 Bernard-Henri Lévy est de tous les combats pour la dignité...