Tribune
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Publié le 18 Février 2013

Paradoxes

 

Par Anne Sinclair

 

L'actualité va si vite, que ses bizarreries ne nous étonnent même plus.

 

Et pourtant, cette semaine, les paradoxes ont été nombreux, qui furent chacun, source d'étonnement:

 

Premier paradoxe: Benoît XVI devient une star emblématique à la minute précise où il décide de quitter la scène.

 

Que ce soit ce pape, finalement assez méconnu, et ayant suscité tant de réserves après son élection, qui n'accède à la sympathie mondiale que par son geste d'abandon, est inédit. Que ce soit ce même pape, considéré comme un conservateur -ou comme disent les Italiens un "théo-conservateur"- qui inaugure ou presque un acte d'une modernité sans égale, transformer son statut sacralisé en une fonction "normale", est imprévu. Que ce soit un théologien, assez sûr de lui pour considérer que le chemin de croix porté par la vie et la mort de Jean-Paul II n'était pas forcément la marque qui convenait aujourd'hui au sacerdoce papal, est audacieux.

 

Le pape n'a plus besoin de souffrir pour autrui à la face du monde, mais il doit comme tout autre dirigeant titulaire d'un mandat ou d'une charge, être à même de l'exercer, et non "dans l'incapacité d'administrer son ministère" comme il l'a dit lui-même. Comme tout autre dirigeant, disais-je? Mais vous en connaissez beaucoup des Empereurs à la retraite, des Cincinnatus retrouvant leur charrue? Benoît XVI plus hardi que Georges Pompidou ou François Mitterrand, cela n'allait pas de soi.

 

Deuxième bizarrerie étrange qui met mal à l'aise: l'un des hommes qui a impressionné ces dernières années, un athlète hors norme au nom de légionnaire romain, a tué sa compagne un soir de Saint-Valentin.

 

Oscar Pistorius, amputé des deux jambes, champion mondial paralympique, mais courant avec ses collègues valides et ayant remporté la deuxième place au 4x400 mètres en 2011, a été inculpé d'homicide volontaire comme un vulgaire malfrat. Pourtant, cet homme aux lames de carbone en guise de jambes -on l'avait surnommé Blade Runner- était programmé pour faire rêver les foules devant tant de ténacité et d'héroïsme. N'est-ce pas là aussi la plus cinglante des invraisemblances?

 

Troisième singularité: le Conseil National de l'Ordre des Médecins, organe généralement plutôt conformiste, a brisé le plus fort des tabous.

 

Celui qu'on présente toujours comme très conservateur s'est prononcé cette semaine pour une "aide à mourir sous forme d'une sédation terminale" pour ceux qui, lucides, et entourés d'un collège de médecins, souffrent le martyre et appellent la mort de leurs vœux. On avait tellement identifié les médecins à un serment d'Hippocrate pas toujours bien compris, que leur hardiesse surprend, et prend à contre-pied les traditionalistes intransigeants.

 

Quatrième paradoxe, hélas, devenu familier: Renault a engrangé un bénéfice net de 1,7 milliard d'euros, mais va supprimer 7500 emplois en France.

 

Vous avez dit paradoxe? Non pour ceux, qui, considèrent, comme Carlos Ghosn le dit dans une interview au Monde "qu'il faut que l'entreprise anticipe les difficultés". Mais oui pour ceux qui pensent que cette phrase banalise finalement tout plan social et qui ont du mal à accepter que les bénéfices industriels passent par des sacrifices humains.

 

Sacrifice humain, justement. Cinquième scandale de la semaine. Quoi de plus douloureux, de plus révoltant que ce désespoir qui a poussé un homme de 41 ans à s'immoler par le feu devant l'agence de Pôle Emploi de Nantes? De quelle détresse, de quel désarroi provoqués par la crise et le chômage faut-il être atteint pour sacrifier sa vie par un acte aussi déchirant et symbolique?

 

Comment ne pas être saisi là aussi par le paradoxe d'une France plus protectrice des droits sociaux que beaucoup d'autres pays, mais qui voit se développer une souffrance dans l'entreprise souvent plus oppressante que dans d'autres pays frappés par la crise. Si bien que les tourments sur le lieu de travail et le déchirement devant les bureaux qui en incarnent l'absence, se rejoignent dans un pathétique désespoir à la française...

 

Sixième contradiction. Des droits identiques pour les couples homosexuels et hétérosexuels ont été consacrés par les travaux de l'Assemblée, en attendant les amendements du Sénat.

 

Sans revenir sur le fond du débat, largement évoqué ici comme ailleurs, il faut noter la stupeur de pays comparables à nous (je pense à l'Espagne pourtant très catholique) de nous voir nous déchirer, alors qu'ils ont entériné le mariage entre couples du même sexe, avant nous, et sans discordes aussi visibles.

 

Cette fois, ce sont les opinions étrangères amies qui ont souligné l'apparent paradoxe d'une France qui fut souvent en avance d'une loi, d'un droit et qui aujourd'hui se braque, se crispe, se fige dans une crainte du changement qui ne lui ressemble pas. Certes, n'oublions pas que la France n'a pas toujours été à l'avant-garde, car elle a autorisé le vote des femmes plus de vingt ans après les États-Unis ou la Grande-Bretagne, et fut le dernier pays d'Europe Occidentale et de la Communauté européenne à avoir procédé à des exécutions capitales avant l'abolition de 1981.

 

Mais il est vrai que quelque chose se raidit chez nous, comme une peur panique devant l'évolution du monde et des idées. Une frayeur dont beaucoup craignent qu'elle soit une exception française, à l'envers.

 

Le dernier paradoxe que j'aimerais souligner ne consiste pas à opposer le souci à la une de tous les journaux pour une nourriture saine, et les fameuses lasagnes qu'on croyait de bœuf et qui étaient, en fait, de cheval. C'est, loin d'être un paradoxe, une évidence de plus des dérapages de l'agro alimentaire obsédé par la diminution de ses coûts.

 

Non, la dernière surprise apparente de la semaine est celle qui affleurait dans le discours sur l'État de l'Union de Barack Obama, cet exercice annuel et obligé des présidents des États-Unis.

 

Inhabituellement ferme et vigoureux, le Président américain réélu a dressé une liste impressionnante de ce qui restait à faire: une refonte fiscale, un relèvement du salaire fédéral minimum, une réforme de l'immigration, un contrôle effectif des armes à feu, ou la lutte contre le changement climatique. Il disait "yes we can", qui était un engagement, quand il visait le pouvoir et dit aujourd'hui "let's get it done", c'est-à-dire faisons-le, qui n'est plus qu'un encouragement, une fois qu'il y est. Le Prince peut tout promettre, mais tient difficilement. En revanche, une fois libéré de tout mandat, il peut agir alors que son pouvoir va se réduire de mois en mois quand chacun pensera à la prochaine élection qui se fera sans lui.

 

Moralité: si vous voulez gouverner, ne soyez jamais candidat! Mais ce n'est même plus un paradoxe. C'est l'évidence de la réalité.

 

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