Tribune
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Publié le 14 Janvier 2013

Propalestinisme, endoctrinement islamiste et judéophobie en France (Première partie)

 

Par Pierre-André Taguieff

 

En France, aujourd'hui, les juifs ne sont plus, à quelques rares exceptions près, victimes de discrimination à l'emploi, à l'éducation, au logement. Ils ont librement accès aux métiers des médias et de la culture, aux carrières administratives, et ne font plus l'objet de discriminations dans l'accès aux postes de responsabilité politique.

 

Mais ils sont victimes de stigmatisations, de menaces et de violences physiques, provenant de nouveaux milieux sociaux, culturels et politiques qui n'ont plus rien à voir avec ceux qui portaient la vieille extrême droite antijuive. Ils sont aussi, parallèlement, victimes d'une diffamation globale permanente, entretenue par une partie du système médiatique, ralliée au point de vue "antisioniste", et relayant des rumeurs négatives à leur propos. Ce qui les expose à un soupçon permanent, portant sur leur solidarité, perçue comme une complicité criminelle, avec les Israéliens. Aux violences antijuives "d'en bas", attribuables pour l'essentiel à des islamistes radicaux nés en France, s'ajoute la judéophobie culturelle "d'en haut", produite et reproduite par les représentants d'un milieu politico-intellectuel et médiatique "gauchiste" mécaniquement rallié à la cause palestinienne, qui, de leurs postes de pouvoir ou d'influence, contribuent à un endoctrinement judéophobe de masse. Ce gauchisme culturel occupe un espace beaucoup plus vaste que celui du gauchisme politique. Il traverse les frontières entre gauche et extrême gauche, et, sur certains thèmes d'accusation (anti-israélisme, anti-américanisme), imprègne certains secteurs de l'opinion droitière.

 

La haine qui vise les juifs est idéologisée, mais elle n'est pas pour autant explicite. Car elle n'apparaît guère dans l'espace public que sous la forme de déclarations virulentes contre Israël et "le sionisme" ou "les sionistes", catégories d'usage polémiques dont les frontières sont indéfiniment extensibles. Depuis la fin des années 1960, la haine des juifs est en effet portée par ce qu'il est convenu d'appeler l'antisionisme, mélange d'hostilité systématique à l'égard d'Israël, quelle que soit la politique du gouvernement en place, et de compassion exclusive pour les Palestiniens, quoi qu'ils puissent faire. Le propalestinisme inconditionnel est désormais le principal vecteur de la haine des juifs dans le monde. Il fournit en même temps les principaux motifs d'agir contre l'État d'Israël, réduit à une "entité" criminelle, et contre "le sionisme", figure incarnant l'un des grands mythes répulsifs de notre temps. L'islamisation croissante de la "cause palestinienne", cause victimaire universalisée par le jeu de propagandes croisées, lui a conféré en outre le statut symbolique d'un front privilégié du jihad mondial. C'est pourquoi la dernière grande vague judéophobe se caractérise par une forte mobilisation du monde musulman contre Israël et le "sionisme mondial", s'accompagnant, chez les prédicateurs islamistes, d'une vision apocalyptique du combat final contre les juifs. Comme le répète l'article 28 de la Charte du Hamas (août 1988), qui résume en une phrase l'idéologie antijuive du mouvement islamiste: "Israël, parce qu'il est juif et a une population juive, défie l'Islam et les musulmans."

 

Le programme "antisioniste", considéré dans ses formulations radicales, a un objectif explicite qui revient à vouloir "purifier" ou "nettoyer" la Palestine de la "présence sioniste" ou "juive", considérée comme une "invasion" qui souille une terre palestinienne ou arabe (pour les nationalistes) ou une terre d'Islam (pour les islamistes). En témoigne le discours que Khaled Mechaal, chef du bureau politique du Hamas, a prononcé le 8 décembre 2012 à Gaza, à l'occasion de la commémoration des 25 ans d'existence du Hamas. L'appel à la destruction d'Israël est formulé comme un appel à la "libération" de "toute la Palestine":

 

"Libérer la Palestine, TOUTE la Palestine est une obligation, un privilège, un objectif et un but. Il est de la responsabilité du peuple palestinien et de la nation islamique (de libérer la Palestine) (...) Le jihad et la "résistance" armée sont le moyen véritable et exact de cette libération et de la restauration de nos droits (...). Un homme véritable est le produit de la carabine et du missile (...) La Palestine - du fleuve [Jourdain] à la mer [Méditerranée], du nord au sud [c'est-à-dire tout Israël] - est notre terre, notre droit et notre patrie. Il n'y aura pas de reddition, même sur le plus petit morceau de cette terre. La Palestine est et a toujours été arabe et islamique. Depuis toujours la Palestine est nôtre, c'est la terre des Arabes et de l'islam (...). Il n'y a pas d'alternative à un État palestinien libre, avec une véritable souveraineté sur l'ensemble du territoire de la Palestine (2)..."

 

Une telle vision manichéenne du monde exclut toute possibilité de dialogue et de compromis. L'enracinement et l'expansion, dans l'imaginaire du monde musulman, d'un grand récit négatif sur Israël et "le sionisme" constituent l'un des principaux obstacles à l'établissement d'une paix véritable et durable au Proche-Orient. Or, les récents bouleversements qui ont eu lieu dans certains pays du Maghreb et du Machrek ont abouti à la montée en puissance des mouvements islamistes, qu'ils s'agissent des Frères musulmans ou de courants salafistes. En conséquence, l'appel au jihad contre les juifs s'est banalisé, sortant de la relative marginalité où le maintenait son appropriation par Al-Qaida dans les années 1990 et 2000. En Égypte, depuis le 30 juin 2012, le chef de l'État est un Frère musulman, Mohamed Morsi, qui, dans un discours diffusé le 23 septembre 2010 par Al-Quds TV, exposait sans fard sa vision du conflit israélo-palestinien :

 

"Soit [vous acceptez] les sionistes et tout ce qu'ils veulent, soit c'est la guerre. C'est ce que ces occupants de la terre de Palestine connaissent - ces sangsues [suceurs de sang] qui attaquent les Palestiniens, ces fauteurs de trouble, les descendants des singes et des porcs. (...) Nous devons employer toutes les formes de résistance contre eux. (...) Ils ne doivent poser le pied sur aucune terre arabe ou islamique. Ils doivent être chassés de nos pays." Cette vision du combat contre les "sionistes" est partagée par le guide suprême des Frères musulmans, Mohamed Badie, qui appelait le 11 octobre 2012 au jihad pour la libération de Jérusalem: "Le jihad pour recouvrer Al-Qods est un devoir pour tous les musulmans. (...) Les sionistes ne comprennent que la force et ne renonceront à leurs transgressions (...) que par le jihad sacré."

 

Ce qui caractérise la judéophobie dans l'Histoire, c'est d'abord qu'elle est "la haine la plus longue", ensuite qu'elle n'a cessé de prendre des formes nouvelles, de s'adapter à l'esprit du temps, de trouver de nouveaux alibis, d'inventer des justifications inédites. Peu importe aux antijuifs le caractère contradictoire des griefs: les juifs sont en même temps et indifféremment accusés d'être trop « communautaires » ou « identitaires » (trop religieux, « solidaires » entre eux, nationalistes, sionistes, etc.) et trop cosmopolites (nomades, internationalistes, « mondialistes », etc.). Léon Poliakov rappelait que « les juifs ont, de tout temps, stimulé l'imagination des peuples environnants, suscité des mythes, le plus souvent malveillants, une désinformation au sens large du terme », et qu'« aucun autre groupe humain ne fut entouré, tout au long de son histoire, d'un tel tissu de légendes et superstitions ». Les juifs sont perçus par ceux qui les haïssent comme aussi redoutables que vulnérables. Cette perception ambivalente entretient et renforce la haine antijuive. D'où, dans les passages à l'acte aujourd'hui observables, ce mélange de lâcheté (s'attaquer à des passants, à des enfants ou des écoliers sans défense) et de ressentiment (la rage née d'un sentiment d'impuissance devant la satanique surpuissance juive, inévitablement occulte). Dans tous les cas, la défense des Palestiniens érigés en victimes du « sionisme » constitue le noyau idéologique des modes de légitimation des violences antijuives contemporaines, le thème majeur étant celui de la « vengeance des enfants palestiniens assassinés par les sionistes », thème qui réveille la vieille accusation de « meurtre rituel ». Les rassemblements et les marches en faveur de la « cause palestinienne » constituent des rituels qui entretiennent ou intensifient les passions « antisionistes », dont les frontières avec les passions antijuives sont devenues, dans la plupart des situations, indiscernables.

 

Le propalestinisme est assurément le principal vecteur de la nouvelle haine des juifs à laquelle on donne souvent le nom d'« antisionisme ». C'est en ce sens qu'il qu'on peut le considérer comme un propalestinisme instrumental. Mais il est plus qu'un vecteur. Il marque l'entrée dans un nouveau régime de judéophobie, fondé sur l'attribution exclusive aux Palestiniens des traits d'un peuple messianique. Le plus talentueux défenseur inconditionnel des Palestiniens, Jean Genet, a pour ainsi dire vendu la mèche en écrivant sous couvert d'une question rhétorique : « Si elle ne se fut battue contre le peuple qui me paraissait le plus ténébreux, celui dont l'origine se voulait à l'Origine, qui proclamait avoir été et vouloir demeurer l'Origine, le peuple qui se désignait Nuit des Temps, la révolution palestinienne m'eût-elle, avec tant de force, attiré? ». Genet ajoutait qu'à ses yeux « la révolution palestinienne cessait d'être un combat habituel pour une terre volée, elle était une lutte métaphysique ». L'écrivain ne savait pas qu'il retrouvait spontanément un motif de l'antisémitisme nazi, ainsi formulé par Alfred Rosenberg en octobre 1924, dans la postface de son livre sur Les Protocoles des Sages de Sion et la politique mondiale juive (1923): « Dans notre histoire, le juif se dresse comme notre adversaire métaphysique. Malheureusement, nous n'en avons jamais clairement pris conscience. (...) Aujourd'hui, enfin, il semble que l'on perçoive et haïsse le principe éternellement étranger et ennemi qui s'est élevé si haut dans la puissance.»

 

Le « peuple » dont parle l'écrivain propalestinien est bien le peuple juif, érigé en une entité incarnant « le Pouvoir », c'est-à-dire le Mal, dans la perspective de Genet. Les Israéliens disparaissent de l'horizon, comme les « sionistes » mythifiés et diabolisés. Il reste les juifs. Mais les juifs transformés en une entité abstraite et démonisée. L'écrivain engagé affirme clairement qu'il aime les Palestiniens dans l'exacte mesure où ils combattent les juifs, c'est-à-dire le Mal. Les Palestiniens sont ainsi érigés en contre-peuple élu, mais pour devenir eux-mêmes le nouveau peuple élu. Nouvelle grande opération historique de substitution, nouvel acte de violence symbolique dont les juifs sont les victimes. Faut-il préciser qu'aujourd'hui, depuis la fin 2012, les Palestiniens sont le peuple élu par l'ONU, c'est-à-dire par l'opinion internationale hyperdominante? La nouvelle vox dei?

 

Le propalestinisme est devenu l'un des noms possibles de la nouvelle judéophobie. Peut-être le nom qui lui convient le mieux. Aujourd'hui, on ne peut plus être antijuif sans être propalestinien. Mais c'est la réciproque de cette proposition qui fait frémir : car il faut envisager qu'on ne puisse plus être propalestinien sans être antijuif. Et la thèse s'applique également aux Juifs - Israéliens compris - qui ont épousé la cause palestinienne. Au-delà de la vieille haine de soi qu'on trouvait chez les juifs, convertis ou non, devenus des collaborateurs de la cause antijuive -de Nicolas Donin au XIIIe siècle à Jacob Brafman au XIXe ou Arthur Trebitsch au XXe-, on trouve l'entrée en guerre contre soi, incarnée par les militants de la cause antisioniste radicale, séduits par le négationnisme (Noam Chomsky) ou fascinés par l'islamisme palestinien, machine à fabriquer des fanatiques et des « martyrs ». Loin de provoquer dégoût et répulsion, la radicalité exerce une séduction sur de nombreux esprits. Pour les propalestiniens inconditionnels de toutes origines, « le juif » est l'ennemi. Grâce au propalestinisme, la judéophobie est à la portée de tous, « sans distinction d'origine, de race ou de religion », comme dit l'article 2 de la Constitution de la Ve République. Le XXIe siècle commençant a inventé la judéophobie universellement partageable.

 

Notes:

 

(1) Cet article s'inspire, en les actualisant, d'analyses exposées dans deux de mes livres récents : La Nouvelle Propagande antijuive. Du symbole al-Dura aux rumeurs de Gaza, Paris, PUF, 2010 ; Israël et la question juive, St-Victor-de-Mor, Les provinciales, 2011.

(2)Cité in MEMRI, Dépêche française, n° 389, 6 janvier 2013.

 

Références:

 

Robert S. Wistrich, Antisemitism : The Longest Hatred, Londres, Thames Methuen, 1991.

Léon Poliakov, de Moscou à Beyrouth. Essai sur la désinformation, Paris, Calmann-Lévy, 1983, pp. 13, 178.

Pierre-André Taguieff, La Judéophobie des Modernes. Des Lumières au Jihad mondial, Paris, Odile Jacob, 2008, pp. 262-308 ; id., La Nouvelle Propagande antijuive, op. cit., pp. 229-374 ; id., Aux origines du slogan « Sionistes, assassins! ». Le mythe du « meurtre rituel » et le stéréotype du Juif sanguinaire, Paris, Les Études du CRIF, n° 20, mars 2011.

Jean Genet, Un captif amoureux, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1986, p. 239. Voir deux commentaires éclairés et éclairants : Éric Marty, Bref séjour à Jérusalem, Paris, Gallimard, 2003, pp. 155 sq.; Émeric Deutsch, « Les racines du mal : les origines », in La Volonté de comprendre, textes réunis et présentés par Haïm Korsia, Paris, Les Éditions des Rosiers, 2011, pp. 282-286.

Voir Pierre-André Taguieff (dir.), Les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usages d'un faux, Paris, Berg International, 1992, t. II, pp. 614-615.

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