Tribune
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Publié le 8 Janvier 2013

Quand les Juifs se réapproprient leurs textes...

Par Sonia Sarah Lipsyc

 

De la nécessité de la fidélité et de la rupture ?

 

L’étude juive est l’un des commandements centraux de la tradition juive et l’un des secrets de la pérennité d’Israël. Elle s’exprime sous sa version classique par l’étude des textes traditionnels (Torah, Talmud, Midrash, Kabbale, littérature rabbinique diverse). Cet amour de la connaissance, de l’investigation, de la remise en question de l’acquis – du fait de ne pas prendre à la lettre pour ce qu’elle est – se transmet aussi de façon séculaire. On pourrait même supposer que cet atavisme singulier – que l’on pourrait définir comme un atavisme intellectuel à l’origine spirituel - ait permis à Freud de penser … la psychanalyse. 

« Le mode de pensée talmudique ne peut tout de même pas nous avoir subitement quittés », lui écrivait son disciple Karl Abraham, en livrant un exemple de similitude entre la propédeutique talmudique et la pensée freudienne. Et le fait, comme le signifie l’historien Yossef Haim Yeroushalmi que Freud n’ait rien objecté à cette interpellation signifierait probablement qu’il l’ait acceptée [1]. Dans une autre correspondance avec le pasteur Pfister, Freud ajouta : « Pourquoi la psychanalyse n'a-t-elle pas été créée par l'un de tous ces hommes pieux, pourquoi a-t-on attendu que ce fût un juif tout à fait athée? »[2]. Il y avait donc à la fois la reconnaissance d’une transmission, au chemin visible ou invisible, et la nécessité d’une rupture avec elle afin de faire preuve d’inventivité.

 

Mais lorsque l’héritage ne consiste plus qu’en la rupture, de génération en génération, cette modalité confine alors au fil du temps à l’ignorance. Les premiers savaient avec quoi ils rompaient tout en bénéficiant d’une connaissance et d’un art de l’interprétation forgés par l’étude talmudique, les suivants pouvaient encore faire le récit de cette odyssée historique et métaphysique, les derniers ne savent plus que vaguement ou plus du tout de quoi l’on parle… Dans le meilleur des cas, ils sont confrontés à un sentiment de manque qu’ils ne peuvent clairement définir, mais qu’ils savent au moins confusément distinguer. Ce sentiment est comme un fil d’Ariane vers le retour aux sources hébraïques. Quant aux autres…?

 

Entre l’ignorance et le conservatisme

 

Et de fait, étrange et cruel paradoxe qu’une Histoire de l’Éducation mériterait de mettre en valeur, Israël est la fois le pays où il y a le plus de yeshivot (d’écoles talmudiques) au monde, et ce depuis des siècles, et où l’ignorance du judaïsme est patente, selon que l’on appartienne à un milieu religieux ou non.

 

Durant toute leur scolarité dans un milieu laïc, un jeune Israélien aura peut-être étudié la Bible du point de vue historique, linguistique ou poétique, - et encore !-  laissant de côté toute l’accumulation de savoir et d’interrogations « mâchées » par des maitres de siècle en siècle. Mais il ou elle n’aura jamais ouvert un traité talmudique ou n’aura jamais été initié aux arcanes d’un Midrach– ces horizons de la pensée pourtant si essentiels dans l’élaboration d’une identité narrative juive lui seront inconnus –  et il ou elle saura si peu de choses sur la tradition juive. Je me souviens, il y a des années, de mes jeunes cousins qui me voyant allumer les bougies pour l’accueil du shabbat au kibboutz rattaché au Mouvement « Hashomer Atsaïr[3] » où vivait ma tante, se tourner vers elle pour demander si c’était mon anniversaire… Et pourtant, tous ces pionniers laïcs et sionistes ainsi que leurs descendants auront incarné, à juste titre, durant des décades, les valeurs d’équité sociale, de dévouement et de l’amour de la terre d’Israël telles qu’elles se déploient chez les Prophètes.

 

À l’inverse, on peut s’étonner que l’abondance de yeshivot en Israël ait également un effet pervers… Ce lieu où un être humain se construit dans la confrontation des textes, créés dans le monde majoritairement ultra orthodoxe,  des cohortes d’hommes coupés de la vie citoyenne tant du point de vue du travail que de l’armée, entretenus par des dons, vivant indécemment, quelles que soient leurs justifications idéologiques, grâce notamment aux impôts de la société laïque et au travail de leurs épouses sur qui repose cette charge familiale… Les prises de position officielles de ces milieux sur des sujets contemporains comme la démocratie, l’égalité des droits des femmes ou des minorités sexuelles, l’ouverture culturelle sont souvent rétrogrades et intégristes. Aussi a-t-on envie de dire : tout ça pour ça?! Un tel investissement intellectuel, spirituel et d’économie de vie…pour une telle indigence de pensée ! Ces sociétés d’hommes en noir créent peut-être en interne des modes de vie où les valeurs familiales et la solidarité sont exaltées, mais elles vivent de façon repliée, voire sectaire.

 

Nous assistons ainsi à une triste dichotomie dans le monde juif et en particulier au sein de l’État d’Israël. D’un côté, les laïques ont une connaissance très parcellaire voire nulle de l’étude juive (talmudique ou autre), de l’autre, le monde juif orthodoxe, en particulier ultra orthodoxe, est trop souvent coupé des questions contemporaines ou des investigations de la pensée.

 

De la conjugaison des savoirs

 

Bien sûr, il y a toujours eu des personnes voire des institutions pour faire le lien entre ces deux mondes tant d’un point de vue humain que scientifique, artistique ou autre, car loin de s’exclure, ils se nourrissent mutuellement. Les figures importantes du judaïsme depuis les temps talmudiques montrent qu’il est possible et impérieux de conjuguer l’étude talmudique avec les savoirs de ce monde (et une activité professionnelle)… Médecine, astronomie, philosophie, poésie, théâtre ne sont que quelques exemples des disciplines auxquelles les maitres du judaïsme ou des quidams se sont appliqués. Ainsi Mar Samuel (3e siècle), docteur de la loi dans le Talmud, médecin et astronome déclarait au sujet de cette dernière connaissance « que les routes du ciel me sont aussi familières que les rues de Neherdea », la cité où il habitait. Au Moyen- Âge, Maimonide, « l’aigle de la synagogue » comme on le prénomma, était aussi médecin et s’adonnait à la philosophie en particulier celle d’Aristote. Les judaïsmes de l’Âge d’or d’Espagne, de la Renaissance d’Italie ou des Pays-Bas illustrent aussi cette conciliation de l’étude juive avec les créations philosophique, poétique ou théâtrale. Et le rabbin Samson Raphaël Hirsch (1808-1888), chantre d’une orthodoxie moderne, mit en évidence l’adage talmudique « yaffé Torah im derech eretz » dont l’une des traductions pourrait être «  il est bien de conjuguer la Torah avec les disciplines de ce monde ». 

 

L’université Bar Ilan est un exemple institutionnel de cette conciliation entre l’étude juive et les autres savoirs, mais il est insuffisant, car il se déploie dans le cadre universitaire. Et l’on sait que la connaissance et la créativité ne peuvent être réduites au cadre académique.

 

Il existe aussi en Israël des yeshivot esder, des écoles talmudiques où les jeunes hommes se partagent durant cinq ans entre l’étude et leur service militaire.  Ils viennent du milieu orthodoxe sioniste, étudient, apprennent des métiers, s’intègrent dans la vie israélienne. Cependant, ce milieu sioniste orthodoxe peut aussi charrier des points de vue rétrogrades pour certains de ses représentants sur les questions de femmes[4] ou les rapports aux non-juifs et est souvent animé d’une idéologie de droite[5]. Le dévouement et engagement pour le peuple juif de ce courant sioniste orthodoxe n’est pas à remettre en question, mais ses membres ne l’ont-ils pas vécu de façon insulaire ? Ils semblent s’être aperçus et de façon abrupte de tout ce qui les séparait de la société israélienne lors du retrait unilatéral de Gaza en 2005. Un défi de dialogue que cette frange de la société israélienne se doit encore de relever.

 

Les écoles talmudiques pluralistes et laïques

 

Conscient de cette fatale dichotomie, - une ignorance du judaïsme en Israël et une dynamique de la création cognitive gelée dans les écoles talmudiques - à l’initiative des un(es) et des autres, se développent en Israël, depuis maintenant presque vingt ans, des lieux d’études, mixtes, ouverts à tout un chacun(e).

 

Se réapproprier les textes juifs traditionnels comme le Talmud et le Midrash en les inscrivant dans un cursus d’apprentissage, d’une part, et d’autre part, en les étudiant de façon ouverte et pluraliste. Tel est le but de ce qu’on appelle en Israël, « les yeshivot laïques » ou « pluralistes » - un phénomène sociétal qui existe dans l’ensemble du pays, des villes à la campagne comme dans certains « kibboutzim ». Ces écoles talmudiques supérieures réunissent des femmes et des hommes, de plusieurs sensibilités religieuses (orthodoxe, conservative, libéral, etc.) et laïques du judaïsme. Leur but n’est pas de prôner un retour au religieux – ce choix reste personnel –, mais d’intégrer l’étude de «l’armoire ou de la bibliothèque des livres juifs » au cœur de la vie de celles et de ceux qui prennent le temps de se réunir pour conjuguer leur découverte du Talmud ou de la Kabbale aux connaissances de ce monde. Le Talmud aux côtés de la poésie, des sciences humaines ou de l’histoire – que demander de plus?

 

« Elul » où j’ai eu le plaisir d’étudier, il y a une dizaine d’années, est un de ces endroits à Jérusalem. Le thème que nous avions choisi au cours de ces années 90, était « le livre de Ruth ». Nous l’étudions avec ses divers commentaires traditionnels (Talmud, Midrash, Kabbale), mais en faisant référence aussi à des créations plus contemporaines. Au début de la semaine, nous recevions les passages des textes à étudier. Nous étions enhavrouta (compagnonnage d’étude) à deux, trois ou quatre. À la fin de la semaine, au cours d’une grande assemblée générale, chaque groupe partageait le fruit de son étude[e]. Nous recevions régulièrement des conférenciers qui s’exprimaient sous un angle ou un autre sur le thème que nous avions choisi ainsi notre étude bénéficiait d’un prisme de connaissance précieux. De plus, elle était ancrée dans le réel de la vie israélienne. Lorsque j’y étais au cours de cet automne de 1995, il s’agissait de l’assassinat de Rabin  et de ses conséquences pour chacun d’entre nous, de notre vision, de nos attentes de la vie juive en Israël et de nos engagements.

 

Ariel Levinson, est l’un des fondateurs de la “yeshiva laique” créé à Ein Kerem, un village pittoresque à côté de Jérusalem. Elle a pour but de pallier au vide de connaissance  en études juives de la part d’un jeune public et de former de façon plus complète les  futurs leaders intellectuels et sociaux de la société israélienne.

 

À Tel-Aviv, il existe « Alma » fondé par Ruth Calderon, orienté dans un premier temps vers les artistes ou intellectuels de la ville. Mais il y aussi « Bina » où des personnes qui n’ont jamais ouvert un Talmud ou un livre de kabbale alors qu’ils vivent en Israël depuis … leur naissance, prennent plaisir à prendre une ou plusieurs heures par semaine pour venir écouter des cours. Il s’agit là d’un phénomène d’appropriation culturelle d’ordre intellectuel, identitaire, voire spirituel, mais non religieux. 

 

D’autres lieux se développent dans tout le pays où cette jouissance des textes constitutive d’une identité juive est ainsi partagée, comme Kolot, Oranim, ou l’institut Nigon Halev, situé dans le Kibboutz Nahalal dans la vallée de Jezréel.

 

« Talpiot », un lieu d’étude et de réflexion sur la loi juive

 

«Talpiot» à Jérusalem, est l’une de ces nouvelles yeshivot pluralistes et égalitaires. Ses enseignants viennent du monde orthodoxe, « conservative » (l’un des courants non orthodoxes du judaïsme ndr), ou autre. Ils et elles ont été le plus souvent formés à l’Université Hébraïque et sont passés par le Centre de Recherche d’études juives Hartman à Jérusalem. Cette année, le programme de la yeshiva porte sur le statut personnel de la personne comme la conversion, la filiation matrilinéaire et patrilinéaire, et la circoncision. Ils étudient ainsi quelques chapitres du Traité « Yebamot » du Talmud de Babylone et les problématiques de la conversion aujourd’hui en Israël.

 

Mais ce qui distingue Talpiyot des autres yeshivot que nous avons mentionnées et qui toutes mériteraient un récit en soi, c’est que ce lieu d’étude ouvert et mixte interroge particulièrement la loi juive. Cette dernière fait partie inhérente du cursus et de la vie des étudiants.

 

Nous publions dans une prochaine mise en ligne, la traduction d’un texte de l’une des fondatrices de cette académie talmudique, Alieza Salzberg qui est également co-directrice et enseignante à « Talpiot ».

 

Dans ce texte, elle présente différents aspects de ce que doit être une yeshiva (école talmudique), un lieu où l’on prend du recul par rapport à l’accélération de la vie, mais qui arme aussi l’étudiant(e) afin de poursuivre ses réflexions et son engagement dans le monde. Elle insiste sur le fait de ne pas laisser à d’autres, en particulier extrémistes le soin de régler les questions et défis auxquels sont confrontés les Juifs d’aujourd’hui. Pour ce faire, il faut connaitre les textes et travailler. Elle développe ainsi surtout l’idée qu’une yeshiva a toujours été, au fil des siècles même si l’immobilisme et le conservatisme la caractérisent trop souvent aujourd’hui, un lieu de réflexions et de créativité qu’elle compare au procédé « R&D » (Recherche et Développement)[7] que l’on retrouve dans le monde d’internet et des nouvelles technologies. C'est-à-dire un laboratoire où de nouvelles applications à partir d’une sagesse antique doivent constamment être trouvées.

 

Sonia Sarah Lipsyc

 

Texte mis en ligne sur le site « Judaïsmes et Questions de Société »,01.01.2012.

 

Notes :

[1] La citation de Karl Abraham et la réaction de Freud sont mentionnées dans Yosef Haim Yeroushalmi, Le Moïse de Freud, Gallimard, Paris, 1991, p 158.

[2] Lettre à O/Pfister du 9.10.1918 cité par Gérard Haddad, L'Enfant illégitime : Sources talmudiques de la psychanalyse, Hachette Littératures, 1981, p 13.

[3] Littéralement « la jeune garde », mouvement de jeunesse sioniste se situant à l’aile extrême gauche du socialisme. Nombre de kibboutz en Israël se sont revendiqués de cette obédience égalitariste et collectiviste.

[4] Voir par exemple les déclarations du rabbin Aviner dans Sonia Sarah Lipsyc « Il serait impudique pour une femme de se présenter aux élections de la Knesset (assemblée nationale israélienne) », 7.11.12 

[5] Il existe cependant un courant sioniste orthodoxe de gauche représenté autrefois par le groupe Meimad et qu’incarne, aujourd’hui, par exemple, le rabbin Melchior.

[e] J’ai écrit peu après cette étude un texte « Ruth ou le chemin des âmes », manuscrit en attente d’éditeur.

[7] « (…) ensemble des activités entreprises « de façon systématique en vue d’accroître la somme des connaissances, y compris la connaissance de l’homme, de la culture et de la société, ainsi que l’utilisation de cette somme de connaissances pour de nouvelles applications. » Définition établie par l’OCDEManuel de Frascati, édition 2002, p. 34 et p. 87-89, rapporté dans Wikepedia.