Tribune
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Publié le 8 Février 2012

Quel avenir pour les Juifs tunisiens?

D’une communauté estimée à près de 100 000 personnes en 1956, il ne reste aujourd’hui que 1 500 Juifs en Tunisie, résidant essentiellement à Tunis et à Djerba. L’invitation faite par le nouveau président tunisien aux chefs religieux, reçus successivement le 19 décembre 2011 nous a offert un condensé des tiraillements politiques que connaît actuellement la Tunisie, et en conséquence un prisme intéressant pour penser le devenir des derniers Juifs de ce pays.

Dilemme quant à la place du religieux dans l’Etat, tout d’abord. Au lendemain de la victoire des islamistes d’Ennahda aux premières élections véritablement démocratiques et de la constitution d’une coalition avec deux partis séculiers, il s’agissait de trouver un compromis entre deux volontés en apparence inconciliables : pénétration plus ou moins forte de l’islam dans l’ensemble de la vie publique comme le souhaite les islamistes, ou sécularisation de l’état comme le veulent les autres membres de la coalition.

 

Le choix a été fait de recevoir consécutivement et séparément les chefs des 3 religions, seul scénario qui permettait de préserver l’indétermination entre deux volontés politiques opposées. Que l’on en juge plutôt : n’inviter que le grand rabbin et l’archevêque aurait signifié que l’islam n’avait besoin d’être représenté ce jour là, puisqu’il était déjà partout. Recevoir ensemble les dignitaires des trois religions, aurait adressé le signal d’un état dégagé de toutes considérations religieuses, ce qui ne correspond pas non plus à la réalité politique de la Tunisie d’hier, ni à celle que les Tunisiens veulent construire aujourd’hui. Rappelons par exemple que l’ancienne constitution votée en 1959 mentionne expressément le fait que le Président doit être musulman, et que la mini-constitution votée début décembre 2011 a confirmé ce point.

 

En Tunisie, tous les citoyens sont égaux en droit, mais les musulmans demeureront formellement un peu plus égaux que les autres. Verra-t-on la Tunisie devenir la première véritable démocratie musulmane, comme il existe déjà de nombreuses démocraties chrétiennes ? C’est la première question, cruciale pour les Juifs de ce pays, que cette rencontre a posé, par les modalités même de son organisation.

 

La seconde hésitation porte sur la place que le pouvoir est prêt à octroyer dans les faits aux citoyens juifs au sein de cette Tunisie nouvelle. Elle est illustrée par une déclaration faisant suite à la rencontre entre le Président Marzouki et le grand rabbin Bittan : au ministre israélien Silvan Shalom qui depuis Jérusalem invitait le 6 décembre 2011 les derniers juifs tunisiens à venir s’installer en Israël, le Président Moncef Marzouki, a répondu quelques jours après en invitant l’ensemble des Juifs tunisiens ayant quitté le pays depuis l’indépendance à revenir s’y installer.

 

Ce pied de nez adressé à un responsable politique israélien témoigne de la volonté apparente du chef de l’Etat tunisien de garantir la protection et le bien-être de ces concitoyens juifs. Mais qu’en est-il du gouvernement islamiste? Car si il se déclare lui aussi être prêt sur le principe à protéger tous les tunisiens, il se fait beaucoup plus hésitant dans les faits. A ce jour, Eddahna ne s’en est jamais directement pris aux juifs, mais les dirigeants de ce parti ne semblent pas s’apercevoir qu’ils leur rendent progressivement l’air plus lourd. Ces derniers mois, ils ont été à juste titre inquiétés par les positions du parti désormais au pouvoir. On citera notamment :

 

1/ La position prise par le Président d’Ennahda en faveur de la légalisation du parti salafiste Ettarhir, lors d’une interview sur le plateau d’une chaine privée de la TV tunisienne. Pour rappel, Ettarhir est l’organisateur de la manifestation antisémite du 14 février 2011 devant la synagogue de Tunis durant laquelle des manifestants, déployant bannières du djihad ont hurlé: «Khaybar Khaybar ya yahud, jaysh Muhammad sawfa ya‘ud » « Ô Juifs souvenez-vous de Khaybar, l’armée de Mahomet reviendra ». L’hypothèse de la légalisation future d’un parti ayant proféré des menaces de morts antisémites a de quoi préoccuper sérieusement les juifs tunisiens.

 

2/ La volonté affichée pendant un temps par Ennahda de voir mentionner l’interdiction de toute normalisation avec « l’entité sioniste » dans la prochaine constitution. Même si ce parti semble y avoir finalement renoncé, on ne peut ignorer que toute diabolisation d’Israël aura des répercussions directes sur la sécurité des juifs tunisiens.

 

3/ Encore dernièrement, le gouvernement tunisien envisageait de poursuivre judiciairement, vraisemblablement par rétorsion aux propos tenus par Silvan Shalom, les tunisiens qui se rendrait en Israël, criminalisant ainsi les liens, même familiaux ou spirituelles, que les juifs tunisiens peuvent entretenir à ce pays.

 

Pour la communauté juive tunisienne, les signaux inquiétants s’amoncellent, mais il s’agit à chaque fois d’interrogations, de suggestions, qui n’ont pour l’instant jamais été suivies de décisions concrètes.

 

Il convient donc pour les juifs de Tunisie d’être particulièrement vigilants dans les prochaines semaines : être prêts à l’hypothèse d’un départ, mais faire aussi le crédit à la coalition actuelle de la volonté annoncée - et à ce jour non encore démentie par une quelconque décision - de respecter les juifs en tant que citoyens et de les protéger en tant que communauté.

 

Dès les premières heures, j’ai vibré avec les jeunes tunisiens qui avaient décidé d’en finir avec un pouvoir autoritaire et corrompu. J’ai pensé et continue de croire que mieux valait le désordre ponctuel à l’injustice; il ne faut pas qu’une fois la stabilité retrouvée, la justice progresse pour tous, sauf pour les derniers juifs de Tunisie.