Tribune
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Publié le 23 Juillet 2013

Topiques draïennes

Par Michaël de Saint-Cheron

 

Il faut avoir une certaine audace pour publier sous coffret une sorte de « Pentateuque » moderne. Wagner s’était arrêté à la Tétralogie mais voici que Raphaël Draï publie d’un coup, d’un seul, un coffret magnifique intitulé Topiques sinaïtiques (1) en cinq volumes. Cette Somme théologique si l’on peut dire, confond par son ambition quelque peu totalisante bien que d’une Totalité excluante, ein ausschliessendes All et non pas umschliessendes All, « un Tout englobant », pour reprendre l’expression de Franz Rosenzweig dans L’Etoile de la Rédemption. Elle est l’œuvre d’une vie, d’une vie de penseur à la fois juriste, politologue, juif savant, talmudiste… 

Raphaël Draï est un penseur de l’Ouvert, d’un judaïsme généreux qui se veut bénédiction pour les nations et non d’un judéocentrisme trop fort pour avoir une visée universelle. Une somme de 1 700 pages mérite du respect. Nous  comprenons que l’axe du Sinaï joue ici le rôle cardinal. Les connaisseurs de cet éminent intellectuel ont souvenir de ses puissants ouvrages des années 1990 autour de sa trilogie La Communication prophétique(2) qui s’achevait avec L’économie chabbatique. La grave question du travail y était posée sous de multiples aspects, notamment « comme apprentissage du temps, de ses scansions ». Il nous rappelait aussi entre autres vérités absolues que « le marché pur n’existe pas plus que la raison pure. »

 

Aujourd’hui, nous voudrions juste introduire – si le mot convient – l’opus magum du penseur, en prenant en compte sa dialectique, sa philosophie, ses problématiques ouvertes sur et par la Torah, l’Alliance du Sinaï. L’ambition noble qui habite l’auteur est de même nature sans doute que celle qui anima Shmouel Trigano dans son Judaïsme et l’esprit du monde(3). Nos deux penseurs juifs ont choisi d’ouvrir ou d’inscrire chacun à sa manière le judaïsme, la Torah, l’Alliance du Sinaï dans la pensée contemporaine. Il y va d’une ambition que nous pourrions nommer « totalisante » avec les réserves d’usage lorsqu’on fait appel à un concept justement mis en pièces par deux des plus puissants philosophes du XXe siècle, de surcroît juifs, Franz Rosenzweig et plus encore Emmanuel Levinas.

 

Topiques sinaïtiques  paraît de façon signifiante cinquante (ou 50 qui nous parle davantage) ans après Difficile liberté, qui ferait l’impression de livre étique à côté de cette somme impressionnante qui nous arrive d’un seul bloc.

Contrairement à d’autres penseurs juifs d’aujourd’hui, Draï, pour être l’un des plus éminents, n’en est pas pour autant oublieux du maître d’hier si actuel, et lui rend un hommage appuyé sous forme d’un chapitre dédié (« Esprit prophétique et amour du prochain ») au volume III violence humaine et transcendance de l’amour, comme d’autres le sont à Neher, Benjamin Gross parmi d’autres…

 

On connaît l’intérêt prononcé de Raphaël Draï pour la psychanalyse qui consacre un important chapitre  à la question du rapport loi sinaïtique contre loi psychanalytique. Si au lieu de n’y voir qu’un rapport loi contre loi nous y voyions au contraire un rapport de deux écoles, de deux ordres qui ont des connivences, des connections, des interférences, des liens intrinsèques… Posons avec R. Draï, la question : « Freud a-t-il inventé le savoir psychanalytique, au sens générique, ou bien l’a-t-il (re)découvert à son tour » ? « Le ça est plus ancien que le moi » dit Freud. La Torah depuis le Pentateuque jusqu’aux Prophètes et au Cantique des cantiques n’a cessé de rappeler le poids de l’inconscient comme du monde onirique dans la compréhension des événements bibliques.

 

Adam (ou Ish, l’homme ) dormait et rêvait déjà sans doute, lorsque Dieu lui ôta une côte pour la transformer en Isha, son double féminin, sa femme, qui sera nommée Eva. Puissance de l’inconscient que ce récit archétypal sans fin !

La Torah déborde de rêves,  puis le Talmud, la littérature midrachique avant la Cabbale initiée par Isaac Louria. Ni Freud, ni Jung ni sans doute Lacan, ni aujourd’hui Raphaël Draï n’en ont douté. On lit non sans intérêt la note de Draï à propos du préfixe grec méta (t. III, p. 73) qui indique non pas un dépassement, un au-delà, mais un « parmi », d’où « une fonction de réunion et de lien ». Si cette acception est à prendre au sérieux, elle n’ôte toutefois pas non plus à la métapsychanalyse (et si le terme n’existe pas pourquoi ne pas l’inventer mais cela a été fait !) comme au métaphysique, la notion d’au-delà ou, au sens premier aristotélicien, « après les choses de la nature ».

 

R. Draï a de magnifiques pages sur le rapport entre le commandement de l’amour du prochain (qui se commande, car l’amour se commande bien diront d’une même voix Rosenzweig puis Levinas dans un discours qui use du paradoxe mais qui part aussi du Cantique des cantiques, où l’aimée commande à celui qu’elle aime de l’aimer en retour et vice-versa) et la psychanalyse freudienne, « l’Eros qui lie face à Thanatos qui délie » (id., p. 80). Dans un mouvement absolument opposé, on peut affirmer que l’Eros délie face à Thanatos qui lie.  Antigone !  

   

On pourra s’intéresser aux analyses sur le pur et l’impur, le rêve ou son pôle opposé l’oubli. Raphaël Draï parle ici de la notion d’impurification (id, 85). Il montre par quel biais la liturgie sinaïtique puis le Talmud ne font pas « l’impasse sur l’inconscient » ni « n’en refoule[nt] les manifestations » (id.). Bien au contraire. Ce faisant, il analyse avec pertinence autant que profondeur et hauteur notre rapport ancestral à l’inconscient, qui « a préexisté à la psychanalyse freudienne et […] lui survivrait sans doute mais, à nouveau, de manière ensauvagée. […] Parler de redécouverte à propos de la psychanalyse ne la relativise ni ne la diminue en rien. Il s’agit, au contraire, de souligner à la fois l’extraordinaire longue durée dans laquelle s’inscrit la question de l’inconscient (…) et les non moins extraordinaires patience et passion humaines requises pour en déceler les énigmes » (id. 87-88).

 

Resituer l’inconscient qu’il soit biblique d’avant le Sinaï ou après lui, dans son rapport au rêve, à l’inconscient freudien, au pur et à l’impur, à l’oubli comme au souvenir, pose une dialectique autant qu’une aperception philosophique capitale, d’où une conceptualisation de l’inconscient, qui fait place à sa dé-conceptualisation principielle. Les analyses proposées ici avec une puissante maîtrise des nombreux sujets discutés, conduisent l’auteur à aborder à travers la métaphore, la transgression, ou encore l’herméneutique, l’indissociabilité ou l’inséquabilité  du divin et du social. Cette alliance hautement concrète, incarnée dans la chair et les actes des lieu-tenants du divin, de l’alliance sinaïtique, mais au-delà, de l’alliance de l’homme avec le divin, peut trouver dans une certaine mystique, en particulier la Cabbale ou le hassidisme, un passage, une voie non plus vers le sacré mais vers le saint, dans un sens élaboré déjà par R. Shmuel (Talmud de Babylone, Sanhédrine) pour qui « la vie spirituelle comme telle, reste inséparable de la solidarité économique avec autrui(4)».

 

Il n’y a pas de messianisme uniquement mystique, tellurique, entéléchique, qui n’ait d’abord son fondement dans la socialité, le politique, la concrétude du Vivant. L’humanité en est certes à des années lumières. Comme disait Kafka, plus nous montons, plus le but s’éloigne de nous. Mais à ne pas monter nous ne serions plus dignes du nom d’humain. Dans son Nefesh Ha’haïm, L’Âme de la vie, rabbi Haïm de Volozhyne a pu écrire cette parole incandescente, qui fascina Levinas : « Que nul en Israël ne dise : que suis-je ? Que puis-je accomplir par mes humbles actes dans les mondes(5)»

 

Disons encore un mot du volume V de ces Topiques sinaïtiques, intitulé les Juifs et leurs prochains. Si Grecs, chrétiens et musulmans se trouvent en bonne place au fil de plusieurs chapitres, on sera sensible au chapitre sur l’islam « Isaac, Ichmaël et Mahomet » où R. Draï montre les similitudes musulmanes et chrétiennes quant au refus d’Israël, car l’un et l’autre, de manière fort différente, se sont toujours crus le nouvel Israël, le verus Israël, déshéritant par là Israël de son élection, de sa légitimité après Jésus et Mahomet.

Un « dialogue digne de ce nom exige la parité des partenaires qui s’y exposent et non pas que l’un bénéficie d’un statut de dominant et privilégié et l’autre d’un statut servile et aléatoire » (229). Voilà qui est écrit et vise le statut de dhimmi, qui signifie certes « protégé » mais veut plutôt dire « toléré », avant de l’être de moins en moins puis plus du tout, sauf dans quelques pays rares comme le Maroc ou la Tunisie.

C’est aussi la chapitre « Bouddha et Israël » qui aura retenu toute mon attention. J’ai été particulièrement intéressé au fait que R. Draï nous propose sa réflexion sur la question qui concerne les liens possibles entre les deux spiritualités alors que la seconde est ouvertement un agnosticisme affirmé. On connaît les Jubud (les bouddho-juifs), mouvement ou école qui parut aux Etats-Unis dans les années 1960 environ. J’ai tenté ailleurs de montrer qu’en vérité judaïsme et bouddhisme n’avaient que peu à se dire sur le fond de leur philosophie ou métaphysique religieuse, sauf sans doute dans le domaine ésotérique, mais qu’en revanche judaïsme et hindouisme – pour être ce que j’ai appelé les deux « religions-mères de l’humanité » – avaient beaucoup plus en commun qu’on ne croit(6). On doit être reconnaissant à R. Draï d’avoir abordé cette approche : « Thora et Dharma », à la fois sensible et percutante.

 

Être porteur de l’Alliance sinaïtique à l’heure de la mondialisation n ‘est pas garant, loin de là, d’une liberté plus facile, au contraire, la liberté de rester juif et responsable de cette alliance demande plus d’efforts que jamais.

 

Depuis le Sinaï jusqu’à Auschwitz-Birkenau, les Juifs en leur qualité de témoins vivants de la Torah et du Talmud, ont dû affronter, comme le dit Raphaël Draï, parmi les premiers et le plus longtemps « l’Alliance à l’épreuve de l’inhumain ».

 

Voilà une œuvre qui mérite le titre de Somme.

 

Notes :

1.  Editions Hermann avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, coffret de 5 volumes – 15 x 21 cm – 98 €.

2.  Fayard, 1996-1998.

3.  Grasset/Fondation pour la Mémoire de la Shoah, 1044 pages,  2011.

4.  Cf. Emmanuel Levinas, Difficile liberté, biblio essais, Livre de Poche, LGF, p. 100.

5.  Traduction de l’hébreu par Benjamin Gross, Lagrasse, verdier, 1986, p. 11.

6.  Cf. mon Gandhi. L’antibiographie d’une grande âme, Hermann, 2011.

 

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