Tribune
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Publié le 26 Août 2013

Turquie : une communauté mal à l’aise

Par Igal Aciman

 

L’antisémitisme est en hausse en Turquie. Si certains Juifs s’en vont, d’autres font le choix de rester. Confrontations d’idées.

 

« En fait, j’ai perdu l’espoir », affirme Raisa Ers, 25 ans, prête à émigrer en Israël. « Je ne me sens pas libre ici. Pas seulement comme juive, mais même comme citoyenne turque. » D’autres membres de la communauté, interrogés au hasard à Istanbul, n’ont pas encore envie de partir, mais prennent soin désormais de ne pas afficher de signes extérieurs de leur identité juive dans la rue. L’antisémitisme, affirment-ils, est en hausse en Turquie.

Dès l’arrivée au pouvoir de l’AKP, un an seulement après sa création, la communauté juive de Turquie s’est méfiée de ce « parti de la justice et du développement », en raison de ses affinités islamistes. Toutefois, les deux grandes réalisations du nouveau gouvernement turc (stabilisation de l’économie et progrès réalisés en 2005 en vue de l’entrée de la Turquie dans la Communauté européenne) en ont poussé certains à réviser leur jugement : aux élections de 2007, 40 % des juifs ont voté pour le parti, soit la même proportion que la population turque.

 

Mais ce soutien s’est amoindri de façon considérable ces 5 dernières années. Avec la censure qui sévit dans les médias et sur le réseau Internet, la communauté voit d’un œil inquiet les libertés civiques se réduire comme peau de chagrin. Sans parler des nombreux différends avec Israël, un instrument populiste dont se sert le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan pour asseoir sa politique intérieure et qui génère des sentiments antisémites au sein de la population.

 

Ainsi Erdogan a-t-il récemment nommé Yigit Bulut, conseiller économique du gouvernement. Cet ancien journaliste, connu pour ses théories de la conspiration, a déclaré à la télévision que des puissances étrangères, dont le ministre israélien des Affaires étrangères et le « lobby des taux d’intérêt », avaient cherché à assassiner à distance le Premier ministre Erdogan au moyen de la télékinésie.

 

L’annonce de sa nomination est arrivée quelques jours après les déclarations du Vice-Premier ministre Besir Atalay accusant la « diaspora juive » d’avoir fomenté les manifestations antigouvernementales, qui ont débuté le 28 mai dernier et réuni dans les rues de l’ensemble du pays quelque 2 millions et demi de manifestants. Peu après, c’était à Ergun Diler, rédacteur en chef du Takvim, journal favorable à l’AKP, de publier un article dans lequel il doutait de la loyauté des minorités de Turquie à leur pays, en insistant sur le cas des juifs. « Il y a une guerre entre musulmans et juifs, et ces derniers n’ont jamais voulu la paix dans la région », écrit-il. Et de conclure : « Ce ne sont pas de vrais Turcs. »

 

Depuis 500 ans

 

Or la présence juive a été continue sur le territoire de l’actuelle Turquie au cours de 2 500 dernières années, c’est-à-dire depuis l’exil de Babylone. La majorité des juifs turcs sont arrivés dans l’Empire ottoman après leur expulsion d’Espagne, en 1492. Durant plus de cinq siècles, ils ont préservé leurs coutumes et leurs traditions musicales, culinaires et artisanales, ainsi que leur langue, le ladino.

 

Selon Naïm Guleryuz, président de la Fondation du cinquième centenaire, qui commémore l’arrivée des juifs d’Espagne en Turquie, les Séfarades constituent 96 % de la communauté juive, les Ashkénazes et les Caraïtes formant les 4 % restants.

 

Les estimations varient, mais on compte environ 17 000 juifs en Turquie. Un chiffre qui s’élevait à 26 000 en 1992 et à 23 000 en 2002, année de l’accession de l’AKP au pouvoir. Beaucoup sont désormais installés à l’étranger, en particulier en Israël, où l’on recense 77 000 juifs d’origine turque. Aujourd’hui, la communauté restée en Turquie se répartit surtout entre Istanbul et Izmir. Ses membres travaillent pour la plupart à leur compte, comme médecins, juristes, ou dans le secteur privé.

 

En Turquie, l’identité juive attire toujours l’attention d’une manière ou d’une autre. L’an dernier, la chaîne de télévision d’Etat TRT a choisi le musicien Can Bonomo, jeune juif d’Izmir, pour représenter la Turquie au concours de l’Eurovision. Une présentatrice d’une autre grande chaîne d’information avait alors suggéré que l’on avait sans doute choisi ce chanteur « parce que la Turquie cherchait à se faire bien voir des lobbys pro-israéliens ».

 

Bonomo a protesté contre cette focalisation des médias sur ses origines. « La musique n’a pas de langage, de religion ni de race », a-t-il déclaré. « Je suis turc et je représente la Turquie. Je vais aller là-bas avec le drapeau turc. Je suis un artiste, un musicien. C’est tout ce que les gens ont besoin de savoir. » Bonomo est arrivé septième sur les 42 pays en compétition.

 

Plus d’espoir

 

Nous avons rencontré cinq membres de la communauté juive de Turquie, qui reflètent bien la diversité des opinions quant à la politique ou à la montée de l’antisémitisme.

 

« Je m’en vais parce que je n’ai plus d’espoir », explique Raisa Ers, jeune femme de 25 ans qui vit à Istanbul. « Ce n’est pas que j’aie peur, mais j’ai cessé de me sentir libre dans mon pays, en tant que juive, et en tant que Turque. » Avec ses yeux bleus et sa peau blanche, ses racines ashkénazes ne sont un mystère pour personne.

 

Après avoir étudié les mathématiques aux États-Unis, Raisa est rentrée en 2011 dans sa ville natale pour travailler. Elle fait à présent ses bagages pour partir en Israël. « Je m’en vais pour une multitude de raisons », dit-elle. « Dont le climat politique. » Elle-même n’a pas pris part aux grandes manifestations, mais les a suivies avec attention. « La réaction du gouvernement m’a démoralisée », soupire-t-elle. « On a tué des gens juste parce qu’ils avaient exprimé leur point de vue ! Je ne pense pas qu’il puisse sortir quelque chose de bien de tout cela. Je n’ai plus d’espoir. Et puis, si j’ai décidé de partir, c’est aussi à cause du système éducatif, auquel je ne fais pas confiance pour élever mes futurs enfants. » Une troisième raison la pousse à faire son aliya : la majorité de ses amis, qui ne sont pas juifs, ont déjà quitté le pays. « Ils vivent désormais à l’étranger, surtout aux États-Unis. Du coup, je n’ai presque plus de vie sociale ici. » Si Raisa déborde d’enthousiasme en songeant à son prochain départ, elle s’inquiète aussi à l’idée qu’elle fera une fois de plus partie d’une minorité dans son nouveau pays. « Je ne sais pas du tout comment on va m’accueillir, moi, une immigrante turque qui a étudié aux États unis… », explique-t-elle.

 

« Je vis en sécurité dans ma bulle et je n’ai pas l’intention de partir »

 

Mais dans la communauté juive d’Istanbul, tout le monde ne partage pas le point de vue de Raisa. Joëlle Dana, 29 ans, travaille dans les relations publiques. Née et élevée à Istanbul, elle a étudié la communication à Milan, exercé quelque temps en Italie avant de revenir en 2009. Elle est fiancée à un médecin, juif turc lui aussi, et n’a aucune intention de repartir.

 

« Je n’ai jamais souffert de l’antisémitisme », affirme-t-elle, « contrairement à certaines personnes de mon entourage. Je suis peut-être naïve, mais je suis heureuse de vivre en sécurité dans ma petite bulle. » Joëlle est consciente que cette bulle pourrait bien éclater un jour, mais elle estime que cela ne l’affecterait pas davantage que ses amis non juifs, qu’elle décrit comme laïcs et éduqués. « Si je m’en vais, ce sera seulement parce qu’on m’y aura forcée », dit-elle. « Mais dans le cas contraire, je compte bien rester ici ! » En matière de politique, Joëlle se félicite des réalisations du gouvernement : « La protection sociale, la santé et les transports publics sont trois domaines dans lesquels il a fait du bon travail », estime-t-elle. Pourtant, elle-même n’a jamais voté AKP en raison de son attachement à la laïcité et aux droits civiques.

 

« Il est sans doute vrai que les juifs sont plus nombreux à quitter le pays aujourd’hui qu’il y a dix ans, mais ceux qui restent veillent davantage à préserver leur culture et leur identité », fait-elle remarquer. Pourtant, elle avoue ne pas divulguer le fait qu’elle est juive : « Ces dernières années, je ne dis pas que je suis juive quand je parle à des personnes que je ne connais pas bien »

 

En hébreu plutôt qu’en turc

 

Gürhan Hudson est moins optimiste que Joëlle. Responsable d’une entreprise de bois, ce jeune homme de 29 ans vient d’émigrer aux États-Unis après avoir épousé une Américaine (et adopté son nom de famille). Originaire de la ville d’Izmir, sur la mer Égée, il est converti au judaïsme et est aujourd’hui juif pratiquant.

 

« L’expérience que j’ai de l’antisémitisme en Turquie va beaucoup plus loin que celle des autres juifs d’Istanbul ou d’Izmir », explique-t-il, « parce que je ne suis pas né d’une famille juive et que je connais parfaitement les gens de ce pays. » Il n’y a pas si longtemps, Gürhan possédait une marbrerie en Turquie. Pour ses affaires, il voyageait beaucoup à travers le pays et rencontrait des clients de toutes ethnies. « Avec mon nom et mes origines, personne ne se doute que je suis juif », explique-t-il. « Alors, on me parle sans filtre. Un jour, par exemple, un commerçant de la ville de Balikesir a remarqué l’étoile de David que je porte à mon cou. Il a d’abord été interloqué, puis m’a demandé si j’étais juif. Je lui ai dit que oui, et il s’est exclamé : “Mais comment se fait-il que vous parliez si bien le turc ?” Et pourtant, c’était quelqu’un d’instruit ! » conclut Gürhan.

 

Il cite par ailleurs un incident rapporté dans le journal de la communauté juive locale, Salom. Un groupe de responsables du parti AKP a installé sur la place centrale de l’île de Büyükada (Prinkipo), face à Istanbul, connue pour attirer les juifs d’Istanbul, surtout l’été, une bannière comportant un message chaleureux appelant à l’unité et à l’amitié. Seul problème : elle était écrite en hébreu ! « Le fait que l’AKP s’adresse à notre communauté en hébreu plutôt qu’en turc traduit bien la perception que l’on a de nous », commente Gürhan.

 

Car la majeure partie des juifs de Turquie ne connaît pas l’hébreu. Pendant des siècles, ils ont parlé le ladino, le français ou le turc à la maison. Aujourd’hui, le turc est la langue maternelle des jeunes générations.

 

Gürhan est convaincu qu’une montée dangereuse de l’antisémitisme est en cours et que de plus en plus de Turcs deviennent antisémites.

 

« Erdogan est un visionnaire ! »

 

À l’autre extrémité du spectre, il y a Alper Yakuppur, le plus enthousiaste de nos interlocuteurs quant au gouvernement actuel. Âgé de 37 ans, originaire de Géorgie et d’Iran, il dirige une prospère entreprise de textile. Il a sa carte du parti AKP depuis plusieurs années déjà et occupe un poste de responsable dans le bureau du parti à Istanbul.

 

Alper déplore les idées reçues dont souffre l’AKP dans les milieux libéraux de la société. Il souligne que toutes les minorités sont représentées au parti, qui compte en outre de nombreuses femmes. Il ne comprend donc par pourquoi sa formation est accusée d’opprimer la gent féminine et de rejeter les groupes aux coutumes différentes.

 

« Ma femme peut porter le genre de jupes qu’elle veut », s’exclame-t-il. « Moi, je peux boire ce que je veux. Et chacun peut pratiquer la religion qu’il choisit ! » Il reconnaît cependant ne pas revendiquer activement son judaïsme et ne se sentir aucune appartenance à la communauté, mis à part ses origines religieuses, même s’il a fait sa bar-mitsva et s’est marié à la synagogue.

 

S’il milite dans le parti, c’est avant tout pour Erdogan. « C’est l’homme d’État le plus visionnaire que la Turquie ait jamais eu de mon vivant ! », commente-t-il. Il estime que le gouvernement d’Erdogan a apporté au pays développement, prestige et nouvelles opportunités commerciales. « Je le sais, parce que je voyage beaucoup et que je peux comparer le niveau de vie que nous avons d’une année à l’autre », affirme-t-il, concédant toutefois qu’il existe des choses discutables en matière de démocratie et de liberté d’expression. Des problèmes qui ne sont cependant pas nouveaux « et se sont d’ailleurs améliorés avec l’AKP ».

 

Alper raconte en outre que certains de ses amis ont soutenu les manifestations antigouvernementales, mais pas lui. Tout comme le Premier ministre, il est convaincu que des éléments extérieurs ont peut-être manipulé la population à leur profit.

 

Pour ce qui est de l’antisémitisme, il affirme qu’en fait, la situation s’est améliorée. Certes, il porte pour sa part un prénom turc et un nom de famille à consonance perse, et il reconnaît que cela le met peut-être à l’abri de ce type de problèmes quotidiens. « Et puis, je ne vais pas non plus crier sur les toits que je suis juif… »

 

Rien d’original

 

Dans un bureau rempli de vieux livres, un homme à la moustache blanche et au sourire modeste nous accueille. Rifat Bali, 65 ans, est un éminent historien, un écrivain et le propriétaire d’une maison d’édition publiant des ouvrages universitaires.

 

Depuis des années, Rifat étudie l’histoire des minorités en Turquie et a publié de nombreux essais et livres spécialisés sur le sujet. Il s’intéresse surtout aux relations entre l’État et les minorités religieuses et écrit également sur les divisions sociales et politiques au sein de ces minorités elles-mêmes.

 

Pour lui, la récente vague d’antisémitisme en Turquie n’a rien d’original et ne doit pas poser d’inquiétudes particulières. « Nous sommes des citoyens modèles », argumente-t-il. « Nous avons toujours travaillé pour faire plaisir au gouvernement en place, quel qu’il soit. L’État n’a donc aucune raison de nous renier. » À l’entendre, l’antisémitisme a toujours dominé l’histoire sociale et politique de la Turquie. À commencer par les pogroms de 1934 à Thrace jusqu’à celui d’Istanbul en 1955, en passant par le refus, en 1942, d’accorder le droit de passage au bateau de réfugiés le Struma (avec pour conséquence la mort de 781 juifs fuyant la Shoah), ou ce qu’on a appelé la « taxe de richesse » imposée aux non-musulmans dans les années 1940.

 

Depuis, les publications antisémites diffamatoires, antérieures et contemporaines à la république actuelle, ont été innombrables. « L’antisémitisme a toujours existé sous une forme ou sous une autre », affirme-t-il. « Ce qui a changé à présent, c’est qu’il y a Internet. Nous avions l’habitude de vivre dans nos bulles urbaines, loin des points d’ébullition de l’antisémitisme. Nous ne nous intéressions pas aux pamphlets antisémites ni aux théories populaires de la conspiration. Mais aujourd’hui, nous avons Internet et les réseaux sociaux. La rhétorique antisémite se propage comme une traînée de poudre et nous sommes obligés de regarder les choses en face, que nous le voulions ou non. Autrefois, qui d’entre nous achetait l’Akit ou le Milli Gazete [deux journaux islamistes] ? Désormais, un ami le poste sur Facebook et, tout à coup, on se met à paniquer ! »

 

Difficile exil

 

Rifat reconnaît néanmoins un léger accroissement des actes de violence contre des juifs ces dix dernières années. En 2003, deux attentats terroristes ont visé des synagogues, faisant 27 morts et 300 blessés. La même année, un dentiste a été assassiné à Istanbul et le meurtrier a invoqué sa haine des juifs à l’appui de son acte.

 

Cependant, Rifat reste convaincu que le gouvernement est loin de soutenir ce genre d’actions de militants islamistes. « Malgré les similarités idéologiques, ce sont deux groupes très différents », explique-t-il. « Notre gouvernement déploie des mesures de sécurité pour nous protéger chaque fois que les menaces contre nous augmentent. » Il souligne aussi que, de tout temps, les minorités ont permis à la Turquie de se revendiquer comme une nation occidentale pluriculturelle, même si l’Histoire a souvent prouvé le contraire. « Les groupes minoritaires ne sont une menace pour personne et les agressions contre leurs membres n’ont jamais aidé aucun gouvernement. »

 

Selon Rifat Bali, les bonnes relations qu’entretenait la communauté juive avec le gouvernement islamiste n’ont commencé à se dégrader qu’en 2008, en raison de la politique anti-israélienne de l’AKP, qui a suscité beaucoup d’antisémitisme. Cependant, l’historien ne voit aucune menace majeure à l’encontre des juifs de Turquie. « Franchement, je ne crois pas que l’AKP soit plus raciste que les autres segments de la société », dit-il. « En Turquie, l’antisémitisme ne se limite pas aux islamistes. Votre génération ne le sait peut-être pas, mais après les guerres de 1967 et 1973, des campagnes terribles ont été menées contre nous. Les médias s’en prenaient à des commerçants en les citant par leur nom, les accusaient d’activités illégales et appelaient au boycott de leurs magasins. Beaucoup de ceux qui menaient campagne ainsi n’étaient pas des islamistes, mais des nationalistes de gauche. » Rifat estime qu’il est très difficile de s’exiler quand on a dépassé 40 ans. « Beaucoup de juifs turcs possèdent leur petit commerce ou une entreprise de moyenne importance. S’ils vont aux États-Unis, ils ne gagneront pas leur vie comme ici. Même chose en Israël, et en plus, il y aura la barrière de la langue… »

 

Rifat Bali a traversé et étudié plusieurs vagues d’antisémitisme. « Chaque fois que l’antisémitisme augmente en Turquie, on voit des juifs prendre peur et s’en aller. C’est sans doute ce qui se produit en ce moment, mais cela passera. J’ai déjà vécu ça au cours de mon existence, et je suis toujours là ! »

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