Tribune
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Publié le 24 Octobre 2014

Au nom de la foi

Par Frédéric Joignot, publié dans le Monde le 23 octobre 2014

Depuis juillet, la liste des massacres, des viols, des exécutions sommaires, des tortures, des brutalités associées à l’imposition de la charia (mains coupées, flagellations publiques) que commettent les combattants du groupe armé État islamique (EI), que ce soit à Tikrit, à Rakka, à Mossoul, ne cesse de s’allonger. Ses partisans tournent et diffusent eux-mêmes les vidéos de leurs exactions : égorgements, crucifixions, têtes plantées sur des grilles, balles dans la tête, charniers.

Sur certains de ces films, on voit de jeunes hommes frapper, humilier et tuer des civils par dizaines, à l’arme blanche ou d’une rafale de mitraillette. Sans hésiter, avec détermination. Ces photos de meurtriers de masse en rappellent d’autres, de terrible mémoire et de tous les temps : celles de la Shoah, celles du génocide des Tutsi au Rwanda, et tant d’images de guerres civiles, de guerres de religion où des tueurs dressés devant des fosses achèvent en souriant une victime désarmée – non coupable, non combattante.

La « sympathie » abrogée

Comment des hommes en arrivent-ils à tuer des vieillards, à enlever des enfants, à torturer des gens qui parfois sont d’anciens voisins ? À quoi pensent-ils à cet instant ? Où est passée leur humanité ? Qu’en disent les historiens, les psychosociologues, les théoriciens des idéologies, les philosophes et les anthropologues qui travaillent sur ces questions de la barbarie, du meurtre de masse et du passage à l’acte ?

L’éclipse de la compassion serait la cause première. Le philosophe Marc Crépon, auteur d’un essai sur Le Consentement meurtrier (Cerf, 2012), avance qu’« il n’y a pas de guerre, pas de génocide, pas d’abandon de populations entières à leur errance entre des frontières meurtrières qui ne soit possible sans une “suspension” de la relation à la mort d’autrui, un déni des gestes de secours, des paroles de réconfort, du partage qu’elle appelle ». Pour décapiter au couteau des hommes attachés, pour violer des femmes, il faut que soit étouffé le savoir que chaque humain possède sur la souffrance de l’autre, sur sa fragilité et sa mortalité. Et la première explication à cette « suspension » est autant psychologique qu’idéologique : seule une force supérieure, et donc un Dieu, pourrait l’autoriser.

« Se convertir, fuir ou périr »

Des hommes, de tout temps, se sont autorisés à massacrer en prétendant brandir le glaive de Dieu. C’est un constat historique effrayant. C’est aussi l’argument des partisans de Daesh. Ils se proclament en guerre sainte. Ils vont imposer, disent-ils, entre la Syrie et le Kurdistan irakien, un califat régi par la loi islamique sunnite. « Je promets à Dieu, qui est le seul Dieu, que j’imposerai la charia par les armes », expliquait, fin août, Abou Mosa, 30 ans, représentant de Daesh, dans un reportage vidéo du groupe américain de médias Vice News. Dieu, poursuivait-il, veut que les membres de Daesh chassent et tuent les yézidis, les Turkmènes, les shabaks, mènent la guerre aux chiites, chassent les Chrétiens d’Orient ancrés sur cette terre depuis deux millénaires, « parce que ce sont des infidèles, des apostats, des ennemis de Dieu, de la religion et de l’humanité ». Ils doivent « se convertir, ou fuir, ou périr ». Pour eux, l’interdit de meurtre est levé. Alors, Daesh tue sans états d’âme, en masse. La « sympathie » de chaque homme pour la souffrance des autres hommes, révélée par un des pères des Lumières, Adam Smith, comme un élément constitutif de la nature humaine, est abrogée.

Depuis la découverte des « neurones miroirs » ou « neurones de l’empathie » par l’équipe du biologiste Giacomo Rizzolatti en 1996, nous savons que cette compassion est sans doute universelle. Grâce à leurs effets en retour, chaque homme ressent les émotions des autres « comme si » elles étaient siennes, au niveau d’un « vécu », sans même raisonner – avec empathie. Ces recherches permettent de mieux comprendre les sentiments de pitié, la culpabilité et la moralité.

Les guerres de religion se ressemblent dans l’horreur

Comment un dieu, l’être moral suprême, peut-il alors pousser un homme à en massacrer d’autres ? Auteur, avec Anthony Rowley, de Tuez-les tous ! La guerre de religion à travers l’histoire. VIIe-XXIe siècle (Perrin, 2006), l’historien israélien Élie Barnavi rappelle que « la religion ajoute à la guerre une dimension unique, qui la rend particulièrement féroce et inexpiable : la conviction des hommes qu’ils obéissent à une volonté qui les dépasse et qui fait de leur cause un droit absolu ». Quand elle est pensée comme « la seule vraie foi », la religion transforme l’innocent d’une autre Eglise (ou l’athée) en « infidèle » ou en « érétique », et le tueur en soldat de Dieu.

Élie Barnavi explique ce terrible tour de passe-passe : « Le guerrier de Dieu se bat pour faire advenir la loi divine, telle qu’elle a été formulée une fois pour toutes dans un Livre saint. Dans cette optique, l’infidèle est un obstacle qui se dresse sur le chemin du salut de tous, à éliminer de toute urgence, et sans pitié. »

Une « tentative de génocide »

Un autre historien des guerres de religion, Denis Crouzet, avance que les comportements meurtriers de Daesh rappellent d’effroyables « actions de sanctification » lors du massacre de la Saint-Barthélemy (1572). Les guerres de religion, note-t-il, se ressemblent dans l’horreur. Il remarque, par exemple, une même confusion entre l’état de soldat et celui de croyant en armes : « Les armées de croisés du XVIe siècle étaient faiblement professionnalisées du fait des recrues, qui étaient plutôt des militants de la foi. Quand elles prenaient une ville, l’esprit de croisade reprenait le dessus avec l’appel au meurtre des “impurs” et des “démons”. » De même, Daesh est composé d’anciens soldats de l’armée de Saddam Hussein, de sunnites radicaux et de militants du djihad venus de plusieurs pays. Cet été, dans la province de Ninive, quand ils ont exécuté en masse des yézidis – une communauté kurdophone estimée à500 000 personnes en Irak –, ils ont affirmé que ceux-ci étaient des « adorateurs de Satan ». L’ONU a estimé, mardi 21 octobre, que ce crime pourrait constituer une « tentative de génocide ».

Denis Crouzet signale d’autres similitudes : « Pour fanatiser les soldats croyants, il faut des chefs religieux charismatiques et des prédicateurs appelant à la croisade. À Paris, en 1552, le prédicateur François le Picart affirmait que les signes avant-coureurs du retour du Christ sur terre se manifestaient par l’athéisme, l’hérésie et l’Antéchrist se faisant adorer comme Dieu. » Pendant la Saint-Barthélemy, le prêtre Artus Désiré avance que « le pardon est un péché » et qu’il n’est plus temps de tergiverser avec le mal : 3 000 huguenots sont massacrés.

Pareillement, dans le califat autoproclamé par Daesh, le « calife » Abou Bakr Al-Baghdadi se présente comme un sayyed, un descendant du prophète. Il se fait appeler « commandeur des croyants » et délivre chaque semaine un prêche appelant au djihad, après avoir prié en public. Ses déclarations, à la fois mystiques et autoritaires – « Obéissez-moi de la même façon que vous obéissez à Dieu en vous » (à Mossoul, le 9 juin) –, sont reprises par les imams dans les mosquées et par les camions de propagande.

Des Saint-Barthélemy Musulmanes

Un autre comportement meurtrier inhérent aux guerres de religion, explique Denis Crouzet, est de sanctifier l’espace avec l’exhibition des corps meurtris des infidèles. Lors de la Saint-Barthélemy, « on traçait dans la ville des parcours sanglants pour montrer à Dieu qu’une ville lui revient. Les cadavres des huguenots, parfois des voisins, sont transportés dans les rues, mutilés. Il s’agit pour les violents, soldats et civils unis, de resacraliser Paris, d’exprimer à travers les corps démantelés l’adhésion à la justice eschatologique de Dieu ». Les partisans de Daesh se sont fait une spécialité de ces mises en scène macabres, prétendument purificatrices, tout en dynamitant les autres lieux de cultes.

Nous assisterions ainsi, dans cette région du monde, à des Saint-Barthélemy Musulmanes, des dizaines de milliers d’hommes se déclarant des soldats de Dieu pour tuer en masse d’autres croyants, souvent musulmans eux aussi, comme les chiites, majoritaires en Irak. Malek Chebel, spécialiste de l’islam, rappelle que, jusqu’à ces dernières années, « de nombreux chiites et sunnites faisaient ensemble le pèlerinage de La Mecque et vivaient côte à côte dans l’Irak de Saddam ». Cependant, ajoute-t-il, « il vaut mieux aujourd’hui ne pas être chiite dans tel quartier d’une ville d’Irak, et sunnite dans tel autre, car, alors, il faut s’attendre à un double massacre à base religieuse ».

Crimes de masse

Dieu n’est pas toujours indispensable pour expliquer ces crimes de masse : d’autres analyses, militaires, psychosociologiques, politiques, nous éclairent. Au-delà d’une guerre sainte, c’est une guerre classique qui se déroule actuellement en Irak et en Syrie, et ces hommes qui tuent sans trembler ressemblent à tous les soldats du monde : ils exécutent un ennemi, ils obéissent à Daesh, un groupe armé décidé, avec son commandement, sa stratégie.

Élie Barnavi, ancien soldat de l’armée israélienne, Tsahal, rappelle dans ses Dix thèses sur la guerre (Flammarion, 144 p., 12 euros) que la « psychologie du soldat » consiste en « un englobement immédiat et sans restriction des individualités » par une autorité supérieure : il obéit. Et toute guerre, précise l’historien, « porte en elle, à des degrés divers, une certaine “barbarisation” des comportements humains ». C’est cette barbarie, stade extrême de la guerre, que nous voyons à l’œuvre aujourd’hui.

Mais si toute guerre est barbare, rappelle Barnavi, elle n’est pas totalement impunie. Depuis l’émergence du droit international humanitaire né avec le tribunal de Nuremberg (1945-1946), réaffirmé après les guerres dans l’ex-Yougoslavie (1991-2001), puis le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994, tout conflit meurtrier doit respecter les lois de la guerre : « Traiter correctement les prisonniers, distinguer entre combattants et population civile, protéger celle-ci des affres du conflit, interdire les armes de destruction massive et, en dernier ressort, juger dans des tribunaux spéciaux les principaux auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité », détaille Élie Barnavi. Or, Daesh ne respecte pas les règles internationales. D’après les rapports d’Amnesty International et de Human Rights Watch, l’organisation tue les non-combattants, pille les civils, enlève des femmes… Lire la suite.

À lire :

« Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion », de Denis Crouzet ( Champ Vallon, 2005).

« La Peur des barbares. Au-delà du choc des civilisations », de Tzvetan Todorov (Robert Laffont, 2008).

« Le sec et l’humide », de Jonathan Littell (Gallimard, 2008).